Monologues en prose/Le Crabe

La bibliothèque libre.
Poèmes mobiles ; MonologuesLéon Vanier, éditeur des Modernes (p. 59-63).


LE CRABE


À Coquelin aîné.


Déshonoré, Fier-à-Bras, déshonoré !… il est arrivé second !

Qui s’en serait douté ?

Une bête sur laquelle je fondais toutes mes espérances !

Ah ! mon père m’avait bien dit :

« Octave, ne tripote jamais dans les courses, et, surtout, ne fais pas courir ! »

J’ai voulu, comme tant d’autres, avoir mon écurie, mon nom dans les feuilles du sport, un pseudonyme comme tous les grands sportsmen !…

Vous avez sans doute entendu parler du baron Panais et Cie.

Baron Panais, c’est moi.

Et Cie, c’est encore moi.

Une innovation !

Tout se fait par compagnies maintenant.

Et je fais courir… pas des chevaux !

Ça coûte trop cher, les chevaux !

Et puis, il y a le jockey, l’entraîneur, les palefreniers, le foin, l’avoine, le vétérinaire… ça ne finit plus !

Je fais courir… des crabes !

Mon écurie, c’est Fier-à-Bras, par Redguntlet, et Pichenette !

Un pur sang !

Ce n’est pas le tout de faire courir !

Il faut encore savoir choisir son crabe.

Il y a crabe et crabe ! Tous les crabes ne sont pas taillés pour la course !

On parle beaucoup du crabe de la Méditerranée, Carabus Mediterraneus.

Pas mauvais, mais un peu nerveux. Il gesticule trop en marchant !

Et puis ça ne mange que des choses à l’ail !

Il y a aussi le crabe américain, Carabus Americanus.

Pas mauvais encore ; mais il y a mieux !

Par exemple, le crabe de Jersey.

Les Anglais le préfèrent !

Mais tout cela ça ne vaut pas le crabe des côtes de Normandie, Carabus Major !

Parlez-moi du Carabus Major !

Fier-à-Bras est un Carabus Major !

Mais ce n’est pas le tout d’avoir un crabe.

Il faut encore savoir l’entraîner !

Il y a deux méthodes d’entraînement pour les crabes :

La méthode anglaise et la méthode française.

C’est cette dernière que j’emploie.

Tous les matins je conduis mon crabe sur la plage.

Je place devant lui, à vingt-cinq pas, un rat mort ou un foie de veau un peu avancé.

Le crabe fait d’abord toutes sortes de zigzags.

Je le saisis, et je le remets là !

Il rezigzague.

Je le ressaisis et je le remets encore là !

Et je continue jusqu’à ce qu’il ait la ligne droite bien dans l’œil.

Avec un peu de patience, on y arrive.

Quand un crabe doit courir, il faut toujours avoir soin de lui graisser les jointures avec une goutte d’huile.

Mais ce n’est pas tout de graisser les jointures !

Il faut encore savoir choisir son huile.

Toutes les huiles ne sont pas bonnes pour graisser les jointures d’un crabe.

Dans le Midi, on se sert d’huile d’olive.

Ça, c’est bon pour le Carabus Mediterraneus.

Mais ça ne vaut rien pour le Carabus Major !

On peut également employer l’huile de lin ; mais ça sèche un peu vite !

Il y a aussi l’huile de pied de bœuf.

Trop fluide, l’huile de pied de bœuf !

Par exemple il faut se méfier de l’huile à brûler.

C’est trop gras ! Ça fait du cambouis !

Et puis, si par malheur l’animal s’approchait d’une allumette enflammée !…

Pour moi, j’emploie tout simplement l’huile de ricin.

Pour donner des jambes, il n’y a que ça !…

Et dire que j’avais si bien entraîné Fier-à-Bras !

Je l’avais si bien graissé !

Pensez donc ! il s’agissait de courir le grand prix de la plage.

Et il y avait des concurrents redoutables :

Escogriffe, Antinoüs, Rob-Roy, Ravageur à lord Cabbage.

Othello… pas fort, Othello… rien qu’en soufflant dessus… pfff !…

Il y avait plus de deux mille personnes sur la plage !

Heureusement que la municipalité avait prêté un gendarme pour maintenir l’ordre.

Une tête qui ne m’allait pas… ce gendarme ! J’avais le pressentiment qu’il me porterait malheur !

Il y avait aussi des bookmakers qui donnaient la cote.

Entre nous, il faut le dire, il y avait un tuyau…

Fier-à-Bras était d’abord à 5.

Mais le tuyau a crevé, et après cela on ne le donnait plus qu’à 2.

Un peu avant la course, j’ai pris à part Fier-à-Bras, et je lui ai adressé quelques bonnes paroles :

« Allons, mon vieux, du nerf ! Montre-toi digne de tes ancêtres, et souviens-toi que tu portes dans tes pattes la gloire de ta patrie et la gloire de ton maître !… »

Beaucoup de monde aussi dans le ring !

On admire Fier-à-Bras.

On discute ses performances.

Enfin on fait sortir les crabes de leurs boxes.

Pour les reconnaître, on leur a collé sur le dos des pains à cacheter de différentes couleurs.

Le starter lève sa canne :

Fier-à-Bras s’élance le premier, au milieu d’un tonnerre d’applaudissements !…

Tout à coup on me dit : « Eh, baron, vous ne voyez pas, votre crabe… Il oblique à droite ! »

Miséricorde ! il oblique à droite… il agite ses pattes en humant l’air… il va se précipiter dans les jambes du gendarme…

(Un mauvais côté de l’entraînement à la française.)

Il a bien essayé de se rattraper !

Vains efforts !

Ravageur est arrivé premier d’une demi-carapace !

Qu’est-ce que je vais faire de Fier-à-Bras, maintenant ?

Un animal déshonoré !

Ma foi, je vais le commander pour mon déjeuner !

Pauvre Fier-à-Bras !