Aller au contenu

Monologues en prose/Une Tache

La bibliothèque libre.
Poèmes mobiles ; MonologuesLéon Vanier, éditeur des Modernes (p. 65-67).


UNE TACHE !

À M. Truffier.


Vous savez… je me marie !… (Il déploie un journal et montre du doigt la dernière page…)

Demoiselle jolie, honorable, vingt-deux ans, deux cent mille francs…, tache.

Ah ! par exemple, il y a une tache.

Je vous assure que quand j’ai vu ce mot tache, ça m’a refroidi !

Il y a tant de sortes de taches. Je me disais : Est-ce une tache de vin, une tache d’huile ou une tache de famille ?

Dans le doute je ne m’abstiens pas, moi, j’ai passé par-dessus la tache… et j’ai demandé la demoiselle honorable, jolie, vingt-deux ans, deux cent mille francs !

Quant à la tache, ma belle-mère m’a confié la chose dans le tuyau de l’oreille.

Il n’y a que moi qui suis dans le secret ; la pauvre enfant elle-même ne connaît pas toute l’étendue de son malheur : elle n’a jamais vu sa tache ! Vous allez savoir pourquoi.

Au fait, je puis bien vous le dire, cela n’a rien de déshonorant : il s’agit tout simplement d’une brûlure !

Figurez-vous que ma fiancée… Yolande… elle s’appelle Yolande de Cœur-Volant ; quel joli nom ! ça vous met l’eau à la bouche… (Il envoie un baiser en l’air.) Yolande !… Figurez-vous que ma fiancée… eh bien, le jour de son baptême elle est tombée assise dans la poêle à frire !

Horrible, n’est-ce pas ?

Le baron son père était comme fou : il lui en est resté un tic ! (Geste.)

La baronne sa mère s’arrachait les cheveux : elle est chauve depuis cette époque !

C’est que ce n’était pas une brûlure ordinaire ; vous allez voir :

La poêle à frire, ainsi que tout le reste du mobilier, était marquée aux armes des Cœur-Volant : eh bien, depuis son accident, ma fiancée porte, sur son verso, d’argent aux trois cœurs ailés de gueules avec cette devise : Sursum corda !

Horrible, n’est-ce pas ?

On a tout fait pour faire disparaître cette tache.

Pourtant, la peau ça repousse à tout âge.

Eh bien, ça n’a pas repoussé ! ça se voit plus que jamais. (C’est ma belle-mère qui le dit ; moi je n’ai pas vu !…)

Et savez-vous pourquoi ça se voit plus fort que jamais. Je me l’explique très bien : il paraît qu’au-dessous de l’écusson, à droite de l’exergue, on lit cette date : 1652.

Seize cent cinquante-deux ! Comment voulez-vous qu’on guérisse une brûlure aussi ancienne ?

Voilà donc ma pauvre fiancée défigurée pour toujours !

Horrible, n’est-ce pas ?

Surtout n’en parlez à personne, ne dites pas qu’elle a une tache, cela me couvrirait de ridicule ; vous savez, on se figure tout de suite des tas de choses… il y en a bien qui n’en auraient pas voulu, allez !

Moi, c’est justement à cause de la tache que j’épouse.

J’aime les antiquailles !

Et puis, ce qui me console, c’est que si ma femme s’égare, je ne serai pas embarrassé pour la retrouver : j’ai son signalement !