Monrose ou le Libertin par fatalité/I/27

La bibliothèque libre.
Lécrivain et Briard (p. 133-138).
Première partie, chapitre XXVII.


CHAPITRE XXVII

LA ROSE A DES ÉPINES


« Saint-Lubin venait d’avoir l’aveugle ou clairvoyant bonheur de se donner un tout petit brelan de huit, auquel deux brelans supérieurs s’étaient imprudemment attaqués, ne pouvant guères prévoir que le premier fût carré. Le coup, qui se trouva très-fort, ainsi gagné et payé, le prudent Saint-Lubin plia bagage, cédant sa place à madame de Moisimont. Celle-ci n’aimait apparemment pas à demeurer oisive ; car, dès sa rentrée dans le salon, elle avait marqué la plus vive impatience de tenir des cartes.

« D’Aspergue devenait vacant : l’occasion était belle pour madame de Floricourt. À l’affût, et se composant trop bien pour qu’on pût la soupçonner le moins du monde d’être au fait du réel de la consultation, elle engagea sur-le-champ à dîner pour le même jour le dépositaire unique de ce grand secret qui piquait, notre curiosité. « Elle voulait, disait-elle à d’Aspergue, le prier d’une commission de quelque détail dont il était impossible de lui parler devant tant de monde et si tard. » Mons d’Aspergue, qui, malgré sa tiédeur naturelle, n’est pas plus qu’un autre exempt de fatuité, se sentit vivement chatouillé par cette invitation, d’un heureux présage pour certain amour intermittent, dont une ou deux fois par mois il pétillait quelque faible étincelle en l’honneur de madame de Floricourt, bien éloignée au surplus d’y prendre garde avec intérêt. L’invité, dans un de ses moments de rare chaleur, répondit que bien qu’il eût formé le projet de dîner à l’autre extrémité de Paris, chez des gens qui l’attendaient de jour en jour depuis une semaine, il différerait encore de remplir ce devoir, puisqu’il allait être assez heureux pour se voir employé par la personne de l’univers qu’il respectait le plus et qu’il était le plus jaloux de servir. Son enthousiasme alla même jusqu’à baiser le gant de la belle dame, avec assez de mouvement pour qu’on pût s’en apercevoir.

« Assurée de son homme, madame de Floricourt venait pour me retenir aussi, mais la divine Belmont l’avait déjà prévenue. «  Chevalier, m’avait dit celle-ci, je ne vous propose pas de vous dérober à tous les yeux, et d’aller attendre dans l’une de nos cellules que tous ces gens-là, dont je commence à m’ennuyer fort, aient fait retraite. Nous nous séparerons bravement à la face de l’univers, mais demain, ou plutôt aujourd’hui, car nous y sommes, vous dînerez ici ; nous vous mènerons aux Français, après quoi, revenant enfermer avec nous l’Amour, le Mystère et le Plaisir, nous mettrons la dernière main à l’œuvre délicieuse de notre indissoluble union ! » Que n’étions-nous encore au boudoir fortuné ! La magique Belmont s’y serait bien vite convaincue qu’un délai de vingt heures était un siècle pour des désirs aussi vifs que ceux qu’elle venait de rallumer… L’approche de Floricourt pouvait seule en briser le foyer, le faisant diverger en partie sur elle-même… Mais ce qui surtout eut bientôt fait de calmer la tempête de mes sens, ce fut l’impatience de se retirer que vint à marquer madame de Flakbach et la prière qu’elle me fit de la ramener moi-même, ajoutant tout bas que pour un empire elle ne risquerait pas de faire, tête-à-tête avec cet égypan de Saint-Lubin, le trajet de la barrière Blanche à la Montagne Sainte-Geneviève !…

« Miséricorde ! mes pauvres chevaux, qui n’étaient pas rentrés depuis cinq heures du soir ! las ! affamés ! Quel crime avaient-ils commis pour que cette antique bégueule les condamnât à faire ainsi, par un temps détestable, une grande lieue de plus ! Et je voyais, pour que j’enrageasse mieux, ce damné de Saint-Lubin, souriant derrière la noble haquenée, avec l’air de me complimenter ironiquement : alors je ne connaissais point encore ces défaites de roués, au moyen desquelles on peut avoir l’impertinence d’éluder une reconduite peu désirable. Personne ne venait à mon secours, pas même l’amoureux Moisimont, qui, ce me semble, aurait bien dû se ménager la jouissance de posséder sa dulcinée sur ses genoux dans le fameux remise, en cinquième ; mais le sort ordonnait ainsi de ma disgrâce. Je m’armai de courage et la bouillotte durant encore, je partis, me chargeant de la fatale madame de Flakbach… Vous souriez ? — C’est que tout à l’heure il va se trouver que je connais encore cette femme-là ! Continuez cependant : la suite m’apprendra si j’ai deviné juste.

« Nous allions, et mettant à profit la levée de bouclier que cette pointilleuse femme avait trouvé bon de faire sur le remuant Saint-Lubin, je me gardais bien de bouger, ni de mêler nos jambes. Troussé sous moi comme une volaille rôtie, je cheminais tristement, sans donner à madame la baronne le plus petit sujet de plaintes. « Mon Dieu, monsieur le chevalier, me dit-elle, mettez-vous plus à votre aise : étendez-vous. » En même temps, pour m’en démontrer la facilité, la voilà qui s’écarte et se trousse assez haut pour qu’à la faveur du flambeau d’une voiture qui croise la nôtre, je puisse voir les deux tiers des plus maigres échasses. « Assurément, poursuit-elle, ce n’est pas l’entremêlement, comporté par le vis-à-vis, qui m’a choquée, ce soir, de la part de ce polisson d’abbé, mais c’est… je ne sais quel ton, qu’à propos de la même nécessité… des gens comme vous, par exemple, sont incapables de se permettre avec une femme de ma sorte… Point de façons ; allongez-vous, mon fils… Ne craignez pas de m’incommoder… Votre chapeau vous embarrasse : je veux le prendre sur mes genoux ; donnez… — Madame, je ne souffrirai pas… — Donnez, vous dis-je ! » Et de me disputer mon pauvre chapeau, si frais, si bien retapé, dont elle joue à martyriser la plume ! Il vaut mieux le lui abandonner, céder à tout, glisser enfin tout de leur long mes jambes, qui se trouvent aussitôt embrassées et presque blessées par les os des siennes. C’était, hélas ! tout ce que je pouvais faire naturellement pour obéir au commandement de m’allonger… Mais à peine à la place du Carrousel, il me fallut pressentir quelque chose de pire encore, dont me menaçait notre funeste tête-à-tête. »