Monrose ou le Libertin par fatalité/I/28

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Lécrivain et Briard (p. 139-143).
Première partie, chapitre XXVIII.


CHAPITRE XXVIII

PAS DE CLERC. LEÇON POUR LA JEUNESSE


« Il est inutile, ma chère Félicia, de vous filer cette situation : aucun art ne la rendrait intéressante, aucune excuse ne suffirait à me justifier. Sachez seulement que le destin m’avait fait tomber dans un guet-apens détestable. Cette Flakbach avait de plus loin un impudent projet ; mais comme ni le plus léger propos, ni la moindre liberté de ma part ne pouvait amener quelque chose d’analogue à ses vues, il ne restait à la dévergondée que la ressource du début actif le plus démasqué. Nous n’étions pas encore au Pont-Royal, que déjà cette Putiphar prenait sur moi sa revanche des sottises qu’apparemment Saint-Lubin lui avait faites.

« À ton âge, beau chevalier, disait-elle, et quand on n’est pas encore bien au fait des usages de cet heureux pays, ce qui t’arrive a de quoi surprendre, j’en conviens ; mais au mien, par contre, on fait argent de tout ; on craint de s’avouer à soi-même que peut-être on n’inspire plus rien ; sur ce pied, dans un tête-à-tête de voiture, ne fût-ce qu’avec un cavalier infiniment au-dessous de tes agréments, j’aime bien mieux me donner le ridicule d’une fille, que de m’exposer à l’affront d’un insultant respect… — Cependant, madame, vous étiez furieuse contre l’abbé, qui n’avait pas été respectueux sans doute ? — C’est bien différent : nous étions trois ; et le garnement mettait, comme à dessein, si peu d’adresse à ses manières… que d’ailleurs il eût pu rendre agréables… Suffit : je ne sais comment cet honnête docteur ne s’apercevait pas… Mais revenons à nous… Je disais que, de peur de n’être point attaquée, j’attaque volontiers la première. D’honneur ! c’est moins la chose elle-même qui m’intéresse, que le plaisir de m’assurer que j’y suis toujours bonne. J’aime à mettre les gens dans l’état heureux où te voilà. Quand c’est à si peu de frais, ce succès me rend toute fière ; il m’assure du charme qu’ont encore des appas moins effacés par les ans, que peut-être fatigués de leurs innombrables triomphes. Il est vrai que jusqu’à présent aucune escarmouche, dans le genre de celle-ci, n’a manqué de tourner du moins à ma gloire, quand je n’ai pas voulu que ce fût, comme à présent, à mon bonheur ! » À ces mots, l’enragée s’enlace autour de moi, m’attire, me soulève et, d’un pied, fait tomber le coussin sur lequel je venais d’être assis… — Voilà, m’écriai-je, une coquine d’un genre bien étonnant. Ce ne peut-être que la femme à laquelle j’avais pensé d’abord. Son âge ? — Vingt-huit ans avoué, c’est-à-dire une dizaine de plus. — Sa figure ? — Encore assez piquante, mais sucée, et toute d’art. — De la tournure pourtant ? — C’est là son principal agrément. — De grands airs, n’est-ce pas ? — Vous y voilà. Le port et les manières d’une sultane de tragédie. — Vous y voilà vous-même ; car… croyez-vous peut-être avoir fait le caprice d’une femme de qualité ? — Pour cela du moins, j’en suis certain : c’est le seul beau côté de ma pitoyable aventure. — Je vais, mon cher, vous ôter cette futile consolation. Votre conquête s’est nommée, pendant plus de vingt ans, la B… Après avoir infatigablement brillé sur les tréteaux de toutes les provinces, ayant dévalisé, chemin faisant, je ne sais combien de barbons enthousiastes du cothurne, cette illustre se trouvait enfin à la tête d’un assez solide revenu de vingt-cinq à trente mille livres. La longue habitude d’être princesse quelques heures par jour, l’ayant mise tout de bon dans le goût des grandeurs, il lui prit un beau matin fantaisie d’épouser certain vieux sardanapale de baron, qui, n’ayant plus un écu, prostituait depuis quelques années, sur le pavé de Strasbourg, un nom qu’on dit honnête, et de ces décorations dont l’Allemagne est volontiers prodigue. Ainsi métamorphosée, et le vil baron duement confiné dans un coin de l’Alsace, sous peine de n’être point payé des quartiers d’une pension modique, prix de son déshonneur, madame la baronne vint s’établir à Paris, où, par bonheur, elle était peu connue. Bientôt on la vit partout, faisant sonner très-haut son titre et son rauque nom, qui m’était toujours échappé, mais que vous m’avez enfin rappelé à force de le redire. N’est-ce pas qu’à table vous aviez vu cette fanfaronne étaler fastueusement une grosse boîte d’or dont le dessus offrait un large portrait ? — Je vis la boîte, et j’y admirai son excellence le haut et puissant baron, bardé de ses cordons comme le vénérable d’une loge. Mais comment soupçonner son épouse de ne pas le valoir au moins pour la qualité ! Son air de cour ! le respect du plénipotentiaire et presque du grand-chanoine pour elle ! — Oui : du premier, par bassesse ; et du second, par esprit de corps ; car, au rebours du Français, l’Allemand affecte toujours d’honorer beaucoup chez autrui l’attribut dont il peut lui-même tirer quelque orgueil. Un noble allemand, en prononçant le nom d’un égal par la naissance, ne pense point à l’individu qui a pu s’avilir, mais à la famille qui est considérée, et ce préjugé vaut bien sans doute la philosophique méchanceté dont chez nous on se pique en pareil cas… Un mot encore au sujet de votre altière conquête : vous daignâtes l’avoir ? — Eh mais… quel moyen de m’en dispenser ! — Non ! dis-je en me levant furieuse, votre sale roman ne peut plus être écouté ! Si quelque mendiante couverte de haillons vous demandait la passade au lieu d’aumône, je vous vois homme à la servir sur une borne en plein jour. — Que je suis malheureux ! Daignez m’écouter, de grâce !… »