Monrose ou le Libertin par fatalité/III/07

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Lécrivain et Briard (p. 35-40).
Troisième partie, chapitre VII


CHAPITRE VII

DÉVELOPPEMENTS NÉCESSAIRES ET QUI N’ARRÊTENT
POINT LA MARCHE DE NOTRE HISTOIRE


Cet arrangement qui s’était fait en plein air entre Angélique et Valsin, m’alarma fort, quand ces deux amants-impromptu vinrent presque en même temps m’en faire confidence. La marquise aimait par malheur : le seul défaut qu’elle eût apporté de province, était cette maudite susceptibilité de s’enfiévrer de tendresse. Dès les premiers jours, la sensible marquise avait distingué et désiré mon cher neveu ; mais comme je ne suis nullement l’historienne des amours à soupirs, je n’ai rien dit au lecteur des agitations, d’abord réprimées, bientôt surprises par moi, presque aussitôt avouées, qui avaient fait le tourment de madame d’Aiglemont depuis que j’avais le bonheur de la posséder. C’était surtout afin d’assouplir sa passion, afin de désunir son cœur et ses sens, que je l’avais enveloppée de mes lacets féminins et mise en tiers dans nos saphiques jouissances. J’avais également fait mystère à Monrose d’un sentiment qui, s’il l’avait pu soupçonner, aurait infailliblement monté sa tête ; d’où mille extravagances plus que probables entre un ardent agresseur et une femme timorée que les efforts de la séduction auraient sans cesse avertie d’être sévèrement sur ses gardes. Heureusement le hasard avait fait passer un difficile nœud. Il devenait égal désormais que la marquise continuât de brûler ou se refroidît, qu’elle captivât Monrose ou qu’elle désespérât enfin de fixer ce volage : tous les dangers de l’amour sont passés dès l’instant de la jouissance ; elle est comme l’éruption de la petite-vérole : il ne s’agit plus que de savoir ensuite s’il n’y paraîtra pas, ou si l’on conservera des marques de ravage de l’affreuse maladie. Je conjurai l’aimable marquise de s’en rapporter absolument à moi du soin de la traiter jusqu’à la fin des grands accidents de sa situation critique. Je n’étais point un médecin austère : le régime était surtout ce dont je voulus pleinement la dissuader. « Usez cet amour, lui dis-je, de peur qu’il ne vous use ; éprouvez, enchaînez votre jeune amant à force de le rendre heureux : s’il vous est réellement dévoué, vos bontés multipliées vous l’attacheront davantage, sinon… vous aurez fait un joli rêve, sauf à vous rendormir pour recommencer à rêver. Ainsi va la vie ! » À bon compte, je fis présent à la nouvelle initiée, d’une clef de certain labyrinthe enchanté[1], dont on se souvient sans doute, afin qu’elle pût y roucouler tout à son aise et sans péril avec son heureux tourtereau. À la vérité, d’Aiglemont m’avait dit autrefois les choses les plus raisonnables au sujet de cet infaillible impôt qu’on nomme cocuage ; mais combien les plus beaux discoureurs sur la théorie, manquent de philosophie et deviennent inconséquents, lorsque la pratique les met à l’épreuve !

Ainsi donc, va me dire quelque lecteur, le même jour avait couché deux nouveaux noms sur ce fameux registre qui doit bien en être… pour Paris seul, à son cinq ou six cent millième volume ? — Point du tout : Garancey avait de beaucoup le pas sur d’Aiglemont dans le grand ordre. Madame de Garancey, déjà veuve de deux maris, esprit fort, femme à conceptions romanesques et dramatiques, n’avait, en se mariant, apporté à son troisième époux qu’une survivance de cocu : n’avait-elle pas dû le mettre en dignité le plus tôt possible ! Voici comment pensait, et même tout haut quand on voulais cette singulière dame : « Je me suis mariée pour être heureuse, » dit-elle, peu de jours après l’aventure des bosquets, à Garancey, qui lui remontrait doucement qu’elle s’affichait un peu trop avec notre prélat, lui-même fort enthousiasmé d’elle. « Des remontrances me contrarieraient et ne me corrigeraient de rien : bien loin de là ; je vous ai volontiers engagé ma main et ma fortune ; mais je me suis réservé ma liberté. Vous êtes un homme charmant ; si j’en étais à me remarier, car le mariage est un vernis de société fort convenable, c’est encore vous, vous seul que je prendrais ; mais comme je trouve très-bon que vous ayez ici depuis l’aimable Félicia jusqu’à la moindre de ses femmes de chambre, laissez-moi vivre comme bon me semblera : je vous promets seulement de ne point vous associer des gens dont vous puissiez rougir. C’est cela seul qu’une femme doit à elle-même d’abord et puis à son mari… Voulez-vous une tasse de thé ? » La dame étant de cette humeur, on ne trouvera pas étrange qu’elle eût fait, à la suite des Fausses infidélités, une infidélité très-réelle en faveur du prélat. Il y avait d’ailleurs une porte continuellement ouverte pour arriver à la faveur de madame de Garancey : on ne pouvait louer un peu vivement quelque beauté de ses productions, sans qu’aussitôt les plus douces amitiés fussent la récompense de l’éloge. Monrose le premier avait découvert, sans y songer, ce défaut de la cuirasse : d’Aiglemont, averti, fut curieux de faire la même expérience ; elle lui réussit à merveille.

Quant à monseigneur, c’était tout de bon qu’il se cramponnait à madame de Garancey ; tous les rapports imaginables les destinaient l’un à l’autre : il était fou de vers, de pièces. Sur le retour, il aimait, en homme d’esprit et de sens, les femmes qui ne sont plus tant courues, qui sont instruites, et avec lesquelles on peut causer. Un très-jeune homme ne risque rien à porter aussi son encens aux pieds des femmes surannées : l’insatiable faim du bel âge donne la solution de ces goûts disproportionnés. Mais l’homme dont l’été finit, ne peut continuer de courir après des printanières sans se couvrir de ridicule.

Quant à moi, j’étais enchantée de voir s’émousser ainsi, par de vifs et prompts frottements, les diverses aspérités des préjugés et des liaisons récentes. Toutes choses, à mon sens, commençaient à se passer fort bien : je dirigeais dans sa nouvelle carrière la trembleuse d’Aiglemont, qui se mettait à m’aimer de toute son âme, et plus sans doute que ne l’aurait souhaité mon cher neveu, s’il avait su tous les détails de notre intimité secrète. J’estimais la noble franchise de madame de Garancey, qui me témoignait clairement, sans m’en parler jamais, combien elle me savait gré d’aider son époux à supporter ses inévitables disgrâces. En un mot, m’attendant à chaque instant à voir ce pauvre d’Aiglemont venir aussi me confier ses peines, j’interrogeais mon cœur et je me trouvais toute prête à répandre sur les blessures de mon ancien ami le plaisir, ce baume souverain dont il me connaissait prodigue.


  1. Voyez Mes Fredaines, troisième partie, chapitre XVII, page 73.