Monrose ou le Libertin par fatalité/III/08

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Lécrivain et Briard (p. 41-45).
Troisième partie, chapitre VIII


CHAPITRE VIII

SINGULIER ENTRETIEN. COMMENT IL EST
INTERROMPU


Je mourais d’envie de savoir comment l’aimable prélat, ayant un engagement en bonne forme avec madame de Belmont, avait pu dérober à son devoir, à ses jouissances, tout le loisir dont il voulait bien disposer en ma faveur. « La prudence, répondit-il, et le besoin de quelque repos m’ont fait sortir de Paris : l’amitié m’a conduit dans cet asile où me retient l’enchantement de Félicia, qu’on ne peut plus quitter dès qu’on s’est approché d’elle. — Mon cher oncle (je le nommais souvent ainsi à cause des anciens rapports), voilà ce qui est bien honnête. Cependant, cette fois, je ne me suis pas fort aperçue de vous avoir enchanté. Permettez que je fasse honneur du charme à la véritable magicienne, à madame de Garancey, et que je lui aie l’obligation tout entière d’une complaisance de votre part qui nous est à tous fort précieuse. » Il crut trouver dans ce que je venais de dire moins un compliment qu’un cartel… et voulut… mais je m’opposai tout de bon à ses galantes entreprises. « Parlons plutôt raison, lui dis-je, et jugez un procès qui reste en suspens entre Monrose et moi sur le compte de votre beauté parisienne. Est-ce du bien ou du mal qu’on doit penser de madame de Belmont ? — Du bien, ma chère nièce. On n’est pas plus aimable, ni d’un commerce plus intéressant, plus franc, plus sûr, au salon comme au boudoir. Il ne manque à cette femme que du temps, pour qu’on oublie totalement quelques malheureuses circonstances qui n’ont jamais compromis son cœur, mais que la méchanceté, la jalousie, la rage de médire ont exagérées indignement. Il manque à madame de Belmont de la fortune, pour que son âme expansive, généreuse, pût se développer dans toute sa perfection, il lui manque surtout une tranquillité d’esprit dont elle était enfin sur le point de jouir, quand, pour son supplice, le diable a ramené en Europe un odieux garnement qu’un jour elle eut le malheur d’épouser. Cet homme, sans aucun droit qui puisse fonder la moindre prétention, sans autre but que celui de nuire et de signaler sa présence à Paris, a déjà tenté mille moyens pour gêner, vexer, escroquer son épouse. C’est en grande partie la crainte de me trouver compromis tôt ou tard dans leurs démêlés, qui m’a décidé à m’absenter pour quelque temps. Mais je n’abandonne ni ne prétends négliger une femme vraiment intéressante qui, dans ce moment surtout, a besoin d’amis véritables. Je lui suis tendrement attaché : sans doute elle m’a traité trop bien quand, non contente de se donner, elle m’a fait prendre encore son inséparable amie : ce n’est plus à mon âge, ma chère Félicia, qu’il est prudent de se surcharger de bonheur ; mais du moins ai-je délivré l’aimable Floricourt de certain banquier, grossier tyran, qui croyait que cinquante louis par mois pouvaient assez payer le droit de ne pas laisser à sa maîtresse un seul de ses goûts, de ses plaisirs, une seule de ses habitudes et presque de ses idées ! Heureux d’avoir pu donner à madame de Belmont une nouvelle preuve de mon attachement en obligeant son amie, c’est à moi de me soustraire au danger de la trop vive reconnaissance de deux femmes dont les sens sont approvisionnés de manière à seconder à l’infini les mouvements de leur délicatesse. Je veux les accoutumer à penser que je ne suis point homme à leur vendre si cher de médiocres bienfaits dont elles-mêmes ont voulu resserrer les bornes… — J’ai perdu, ripostai-je, et ces détails justifient, contre mon ancienne opinion, le cher Monrose, qui leur a fait si vivement sa cour. — Elles l’aiment encore, et le regrettent ; souvent elles m’ont parlé de lui, et ce n’a jamais été sans faire son éloge ; mais elles le plaignent de s’être jeté… »

Cette conversation fut interrompue par une singulière et bien funeste nouvelle. Monrose, qui l’avant-veille avait disparu vers le soir, après avoir fait dire qu’il serait de retour pour la répétition de la première comédie publique, Monrose arrivait de Paris blessé, et dans le cas de fuir ou de se cacher avec un soin extrême : il venait de se battre et de tuer son homme !

Jugez, cher lecteur, de l’effroi, de la consternation, des pleurs, des cris, de la confusion générale que causa le fatal événement. Songez que, de huit femmes, maîtresses ou soubrettes, que vous savez réunies chez moi, la seule Aglaé n’avait point reçu dans ses bras l’adorable mortel. Aglaé pourtant ne se montra pas la moins sensible au malheur du banal Adonis, lorsqu’il fut amené, faible, défait, parmi les huit Vénus. Mais, que dis-je, huit ! Il y eut une de nous qui ne parut point ; que j’avais eu l’heureuse présence d’esprit de soustraire, d’enfermer ; qui, par les violentes expressions de sa douleur, se fût perdue en trahissant une première faiblesse aux yeux d’un époux dont on n’était pas assez sûr. Quelle funeste maladie que cette fièvre d’amour ! Dans quel affreux état un seul mot n’avait-il pas jeté l’Angélique des bosquets, la charmante marquise d’Aiglemont !