Monrose ou le Libertin par fatalité/III/35

La bibliothèque libre.
Lécrivain et Briard (p. 206-213).
Troisième partie, chapitre XXXV


CHAPITRE XXXV

RECONNAISSANCE ENTRE D’AIGLEMONT
ET LES ÉPOUX CAFFARDOT


Les provinciaux ne savent jamais s’en aller à propos. Ma curiosité pleinement satisfaite, j’aurais bien désiré que mes visiteurs me rendissent enfin la liberté ; mais s’ils se fussent piqués de plus d’usage, j’aurais perdu une scène bien amusante que le hasard me destinait. Par malice, je leur laissais l’embarras de relever une conversation tout à fait tombée. Pour lors, avec tout le zèle d’un nouveau serviteur qui se pique de bien faire les choses, un de mes gens ouvrit avec fracas et, criant à nous rendre sourds, annonça monsieur le marquis d’Aiglemont. Pendant un moment, l’étonné marquis ne sut avec quels hétéroclites personnages il me surprenait. Voyant qu’il ne les reconnaissait point, je les nommai. Son parti fut pris tout de suite. Il se souvint très-bien qu’on l’avait en horreur dans la maison du président lors de notre départ : n’importe, il lui semblait plaisant de se conduire comme s’il était encore l’intime ami de cette famille ; le voilà donc qui, les bras ouverts, va se jeter théâtralement dans ceux de madame de la Caffardière, et l’embrasse avec transport. Elle se tord le cou pour que cet excès de tendresse n’ait aucun effet qui puisse donner de l’ombrage à son époux, et peut-être la rendre elle-même suspecte d’y prendre du plaisir. Cependant le marquis sait comment il convient d’embrasser une femme dont le visage est habillé. Mais c’est cinq ou six fois qu’avec mille petits mots, dont seule je sentais l’ironie, il baise, à la jugulaire, l’ancienne Chloé. D’Aiglemont ne la quitte que pour fondre sur l’époux, qu’il n’étreint pas avec moins de convulsions, au grand détriment de la perruque poudrée à blanc, et qui, dans un instant, a fait part d’un tiers de sa poudre au frais habit noir endossé pour la première fois. Elle s’est même un peu déplacée, le marquis s’étant exprès accroché à la flottante crinière pendant sa pétulante embrassade. « Qu’on a de plaisir à revoir ainsi ses vrais amis, disait-il d’un ton de comédie. J’ai bien une apparence de quelques petits torts avec vous, mes fidèles, mais… j’étais un peu jeune là-bas, quand nous fîmes connaissance, et puis la malheureuse infirmité que j’avais alors… cette habitude de courir la nuit en dormant, quand on avait oublié de m’enfermer… Oui, j’aurai toute la vie sur le cœur la catastrophe que mes délits nocturnes, quoique bien innocents, attirèrent sur vous, mon brave Caffardot. (Les époux tressaillirent.) Mais j’espère que vous ne m’en voulez plus, mon cher ? Ah ! si l’on avait eu le temps de m’expliquer tout ce que j’avais pu faire, je me serais bien gardé de me mêler de ce maudit quiproquo lorsque je ne dormais plus, ou j’aurais, en vérité, demandé la préférence au cher président pour ces malheureux coups de bâton que seul j’avais mérités. Mais n’est-ce pas, mon cher Caffardot, que vous n’avez plus de rancune ? ou plutôt que vous avez l’esprit trop bien fait pour en avoir eu jamais ! Vous aurez judicieusement senti qu’un fou de somnambule ne peut être coupable de rien envers un loyal gentilhomme tel que vous. Je vous admirais vraiment ! On ne se tire pas d’une mauvaise aventure avec tout ce que vous montrâtes, dans la vôtre, de prudence et de fermeté[1] ! »

Cette tirade, ou quelque chose de fort approchant, fut si rapide, qu’aucun des époux n’avait pu placer une parole. D’ailleurs, qu’auraient-ils dit ? D’Aiglemont, attentif à leurs moindres mines, dès qu’il voyait la teinte brune se renforcer trop, avait grand soin de leur sourire, de les caresser de ses regards, et de leur serrer la main avec infiniment de pathétique. « N’est-ce pas, ma chère Éléonore, que votre mari fut généreux ? Qu’après avoir fait tout ce qu’il devait à vos nobles sentiments, il n’a jamais eu, depuis, la cruauté de vous reprocher, comme une erreur, la violence que vous essuyâtes de la part d’un maudit coureur de nuit dans le délire du somnambulisme ! »

Madame de la Caffardière perdait la tramontane, Caffardot faisait les mêmes gros yeux que le jour de notre arrivée chez le président, à l’occasion des premiers mots que le chevalier avait eu l’honneur d’adresser à Éléonore. Ce moment-ci n’était guères moins critique. Il apprenait enfin, ce pauvre mari, la seule chose qu’il ignorât encore concernant cette fameuse nuit de la culotte. Caffardot savait très-bien que c’était avec Thérèse qu’il avait couché, et que ce qu’il avait alors attrapé, venait d’elle. Il savait encore qu’à travers tout le mic-mac, sa future avait couché avec quelqu’un aussi, puisque sept mois et quatorze jours après le sacrement, elle avait fait ses petits.

Ses petits ! bon Dieu ! quelle expression ! Un moment, ami lecteur ; il est bon de vous dire que, dès cette première couche, après le mariage, madame Caffardot était accouchée de deux enfants à la fois, et que depuis elle avait eu trois fois de suite le même privilége. Quelle fécondité ! De mauvais plaisants ne manquaient jamais, vers la fin de ses grossesses, de passer à sa porte et de s’informer, avec l’air d’un grand intérêt, si madame avait fait ses petits ! C’est en songeant à cette espièglerie que j’ai laissé courir ma plume, qui a tracé un mot peut-être impropre, mais que ce n’est pourtant pas la peine de raturer.

M. de la Caffardière, dis-je, apprenait alors qu’il y avait alliance entre d’Aiglemont et lui par sa femme. Mais cela était si vieux, on lui faisait tant d’amitié, d’Aiglemont parlait de cette aventure avec tant de candeur, qu’enfin les époux, graduellement rassurés, finirent par lui sourire, et le comblèrent d’éloges. Éléonore observait qu’il avait infiniment gagné quant à la figure, et qu’au moral il justifiait bien l’adage qui dit que les années perfectionnent l’amabilité du Français.

« — Et c’est pour un procès, mes amis, que vous êtes ici ? Bénis soient vos adversaires qui me procurent l’ineffable plaisir de vous revoir ! Mais (redoublant d’embrassades) nous le gagnerons, ce beau procès ; nous verrons un peu si le conseil ne déchiffrera pas, dans ces traits-là, tout le bon droit qui peut avoir échappé à vos imbéciles juges de province. Madame de la Caffardière n’aura qu’à se montrer ; oui, je vois d’avance, tout entier dans ses beaux yeux, l’arrêt favorable… Mais n’admirez-vous pas, comtesse, à quel point le mariage est le fard des brunes ? Ne remarquez-vous pas que les enfants ont effacé de cette teinte… Excusez ma franchise, chère présidente. C’était alors votre unique défaut : vous étiez un peu tirant sur le basané ! Maintenant vous êtes vraiment superbe. Et le cher mari donc, comme il a profité ! Mais c’est qu’il est méconnaissable ! Quand je me rappelle sa figure d’alors !… Un grand bêta, sans aplomb, dégingandé, le corps en avant comme cela… les pieds en dedans, marchant comme un oison… Là ! n’est-ce pas, comtesse ?… Et puis mis… à faire mourir de rire… Mais aujourd’hui… c’est inconcevable ; cela tient du prodige ! Droit comme un cierge, bridé, portant majestueusement son bois, les reins cambrés, l’air important, recueilli, profond… d’un président enfin, mis comme un homme du grand monde… Que nos aimables du parlement voient notre ami Caffardot maintenant, ils crèveront de jalousie. Attendez, mon cher, votre perruque a tant soit peu tourné… que j’aie l’honneur… » Zeste ! il a décoiffé d’un tour de main le confiant Caffardière, et voilà mon benêt, bouche béante, qui montre son chef pelé, si ridicule que sa femme elle-même ne peut s’empêcher d’éclater de rire avec moi. Mais au lieu de remettre aussitôt la perruque au pauvre président, déjà mon extravagant l’a mise légèrement pardessus sa jolie figure, et fait mine de s’extasier devant un miroir. « Voyez comme cela me va bien, mesdames ; je suis fou de ces cheveux longs ; c’est cela qui donne un air si noble, si imposant. Mon seul regret, dans mon état, est de ne pouvoir étaler ainsi ma chevelure ; c’est désolant !… Ah çà ! maman Caffardot, je suis votre mari maintenant ; vous ne pouvez vous dispenser de m’embrasser comme tel et de tout votre cœur… » Il s’efforce, elle résiste, le tout en riant ; Caffardot seul, promenant ses mains sur sa calotte de papier brouillard, ne rit que du bout des lèvres. À travers les mouvements très-vifs qu’on se donne, la perruque tombe en arrière. Au même instant l’embrasseur se trouve avoir le plus naturellement du monde un pied dessus, et s’y tient ferme comme s’il avait pris racine. En vain, tandis qu’on baise et rebaise sa femme, le pauvre Caffardot, à genoux comme un maréchal qui s’apprête à poser un fer, essaie de soulever ce pied funeste.

Et voici, pour ajouter à la singularité du coup de théâtre, mon neveu qui survient. Il n’a jamais vu monsieur ni madame de la Caffardière ; l’originalité du fait, la burlesque figure du décoiffé président, sa posture, ses efforts… c’en est trop, à l’âge de Monrose, pour qu’il puisse garder son sérieux ; il éclate, il m’entraîne, et perdant l’équilibre à force de rire, nous tombons, en nous tordant, sur un canapé.


  1. On ne peut entendre ce persifflage sans avoir présent le chapitre XIII de la seconde partie de Mes Fredaines.