Monrose ou le Libertin par fatalité/III/36

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Lécrivain et Briard (p. 214-220).
Troisième partie, chapitre XXXVI


CHAPITRE XXXVI

QUI CONTIENT BEAUCOUP DE CHOSES
AUXQUELLES ON NE S’ATTEND PAS


Monrose voulut bien prêter son Lebrun, qui eut en un tour de main réparé le désordre de la coiffure et de l’habillement du trop fêté Caffardière. Je fis aussi déchiffonner la dame ; après quoi, pour faire ma paix particulière avec ces époux, et pour qu’ils ne crussent pas que je pouvais avoir été du complot de les mystifier, je leur donnai le plaisir de l’Opéra dans ma petite loge. Il y eut, dans les corridors, plusieurs personnes de ma connaissance qui rirent beaucoup en me voyant passer au poing de l’hétérogène Caffardière. Monrose, menant en silence madame la présidente, ne fut pas moins étonnant, plaint et tant soit peu moqué par des amis qu’il affectait de ne pas connaître, de peur d’éclater avec eux. N’importe, nous nous tirâmes bravement d’affaire, et laissâmes, le soir, mes protégés parfaitement contents de leur journée.

Dès le lendemain, Caffardot me gratifia d’un gros cahier qui devait être l’histoire de son procès et l’instruction pour le conseil ; mais, pour qu’on pût comprendre quelque chose à ce galimatias, je le fis réduire en vingt lignes par un homme du métier. Ensuite je prescrivis une marche, et mis les intéressés en avant, me réservant de n’agir qu’au moment convenable. En attendant, je lâchai quelques billets. Bref, on était disposé favorablement quand je me montrai ; le procès fut gagné sans qu’il y eût une voix d’égarée.

Pour lors rien n’aurait empêché les fortunés plaideurs de repartir tout de suite pour la province, mais ils avaient à jouir du plaisir de voir la cousine Adélaïde céder enfin, telle qu’elle était, aux soins constants de M. de Blandin, et devenir à son tour madame la présidente. L’inconcevable Adélaïde mettait à faire fortune autant de mauvaise grâce, elle déplorait autant le sacrifice de sa chère liberté, que l’aurait pu faire une vierge brûlante forcée par des parents tyranniques à prononcer des vœux dans un cloître. Madame de Folaise, toujours bonne, en dépit de mille défauts, donna généreusement cinq cents louis à sa chère compagne au moment de la séparation. Lecteur, il n’y a plus d’Adélaïde : c’est maintenant madame la présidente de Blandin. Oublions, avec son nom de fille, ses lubriques déportements, et si elle devient honnête femme, commençons à l’estimer. Mais qu’en pensez-vous ? Qui a bu boira, dit-on. Je doute fort que madame de Blandin fasse mentir le proverbe véridique.

Il faut savoir, dans l’occasion, tirer de ses amis le meilleur parti possible. J’avais parfaitement saisi qu’il fallait un époux à madame Popinel. Mais était-il bien nécessaire que ce fût un colonel, un homme de qualité ? Point du tout. Que cet époux fût aussi beau que Monrose, presque aussi bon comptable en fait de redevances conjugales, et qui, par goût comme par état, fût plus sédentaire, moins volage, plus facile à garder auprès de soi, et j’imaginai que madame de Folaise, pour se raccommoder, entrerait volontiers dans mes vues, et déterminerait son amie en faveur de mon protégé. Ne devinez-vous pas, lecteur, que c’est le cher Saint-Amand que je destine à l’opulente madame Popinel ?

Glissons sur le détail de la négociation ; en une heure Saint-Amand plut ; en quatre jours madame Popinel fut décidée ; le cinquième elle fit une répétition, et le solitaire fut le doux gage du serment que la pièce serait tout de bon représentée. Saint-Amand n’avait pas été alors résolu dans toute cette affaire ; mais j’avais exigé qu’il m’obéît. Un seul obstacle s’était montré. Six cent mille livres ! voilà beaucoup de bien pour un roturier ; il y a sans doute de quoi se procurer, à la foire des maris, quelque chose de mieux ? L’obstacle est levé sans difficulté. Le père de Saint-Amand est un homme de beaucoup de talent et d’un vrai mérite. Je mets les Garancey, les d’Aiglemont et leur oncle en campagne : on obtient pour Saint-Amand père le cordon Saint-Michel. C’est pour le coup que la tête tourne à l’ex-payeuse des rentes. On lui a facilement persuadé que son futur est devenu si noble, que ses enfants pourront entrer à Malte. Il tarde déjà à la future madame de Saint-Amand d’accoucher (en dépit de ses quarante-six ans) pour voir ses hoirs, qui seront des garçons à coup sûr, croître et se préparer à batailler un jour contre les infidèles. Bref, voilà mon jeune ami à la charge de cultiver, comme il pourra, d’antiques et flasques appas, admis à la jouissance de deux cent mille écus, dont il est probable qu’un jour il aura la propriété tout entière. On doit à Sylvina la justice de convenir qu’elle avait mis à cette négociation toute la chaleur et l’adresse imaginables. Saint-Amand n’a jamais voulu ni avouer qu’elle eût exigé un pot-de-vin… non pas en argent, — fi donc ! la baronne avait l’âme trop élevée ! — mais en bonnes fortunes peut-être… là, dans ce petit appartement des coussins qu’on sait. Moins discrète, madame de Folaise me dit un jour confidentiellement qu’elle craignait bien que ce mariage ne la mît quelque jour en froid avec son amie, attendu qu’il était difficile d’avoir goûté du nouvel époux sans mourir d’envie de le lui dérober parfois… Elle en avait donc goûté, l’avide matrone ? Grand bien lui fasse !

Le directeur-général Moisimont, enfin à peu près rétabli, put prendre part aux jouissances qu’occasionnaient les deux mariages. Il reparut alors sur la scène, montrant partout une maigreur, une pâleur, une faiblesse qui criaient encore vengeance contre les mânes de l’efflanquée Flakbach. — Contre ses mânes, dites-vous ? — Hélas ! oui, lecteur ; cette illustre, mille fois poignardée sur les planches, un million de fois perforée du kandjiar du dieu des jardins, cette Goliath[1] du théâtre et du boudoir avait succombé sous un seul coup de la vaillante Mimi, que, sous l’aspect de son ambition, de son goût pour l’intrigue et de sa luxure, on peut bien un peu comparer à David. L’art d’Esculape avait échoué tout net contre le vice invétéré de l’ex-Melpomène ; la gangrène lui fit passer le Styx. Les honneurs dont elle jouit ici-bas furent ceux des obsèques d’une très-haute et très-puissante baronne, et d’être immortalisée, en cette qualité, par les registres de Saint-Roch.

Que d’événements ! N’y voyons-nous pas, à découvert, l’œil et le doigt de la Providence ? Ne sont-ce pas autant de leçons pour notre héros, à qui pas une circonstance de ces étranges aventures ne peut être indifférente ? Il est, sans avoir pu le prévoir, le pivot tour à tour heureux ou fatal de tant d’intérêts divers. Sans lui, rien ne serait arrivé de tout ce qu’on vient de lire. Cependant le sort semble le laisser personnellement en repos depuis un certain temps ; mais des chances singulières l’attendent à quelques pas ; il n’est point au bout de ses travaux, et ce que nous avons encore à dire à son sujet, n’est pas la moins intéressante partie de son orageuse histoire.


FIN DE LA TROISIÈME PARTIE
  1. Nous savons bien que Goliath n’avait pas l’honneur d’être femme ; mais point de comparaison qui ne cloche : vous le savez aussi.