Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/08

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Lécrivain et Briard (p. 40-45).
Quatrième partie, chapitre VIII


CHAPITRE VIII

LA PLUS DIFFICILE DES CONFIDENCES
DE MILADY


C’est moi, cher lecteur, qui vous parle en ce moment. Je ne sais si ma sœur croyait en avoir dit assez pour que je fusse au fait, mais voyant qu’elle se taisait, je lui fis observer qu’il m’était impossible encore de me définir sa position, et de fermer le cercle de mes conjectures. Comment Monrose avait-il mis le désordre et le déshonneur dans la maison de milord ? Pourquoi ce départ subit ? l’expulsion de Sara ? l’exil de Charlotte ? Que veut dire enfin, contre Zéïla, cette accusation vague, affront sanglant, si milady est sans reproche ; trait de faiblesse, si tout de bon elle est coupable ? Pressée sur tous ces points, voici ce que, franche à contre-cœur, ma pauvre sœur ajouta :

« J’avoue que la nuit même qui avait précédé cette fatale visite de mon époux, j’avais commis une faute insigne.

« Nous étions tous, depuis quelques jours, à cette jolie campagne de lord Kinston où, dans le bon temps, j’allais volontiers avec toi chercher le repos si nécessaire aux individus que n’amuse pas le tracas de Londres. Toute notre maison, et bien entendu mon fils, quoiqu’il n’aimât point Kinston, était aussi du voyage.

« Dès le lendemain de notre arrivée dans cet agréable lieu, mistress Brumoore m’avait confié que le capricieux Kinston venait de lui faire des propositions fort séduisantes, et que moitié tempérament, moitié spéculation, elle était bien tentée d’y être favorable. Je vis clairement que Sara ne demandait qu’à se voir encouragée ; mon aveugle amitié l’emporta sur une délicatesse… que, hélas ! à la vérité, je ne connaissais plus, quoique encore exempte alors du crime d’une complète infidélité. Bref, je fus indulgente, et tout de suite l’adroite Sara partit de là pour avoir l’air de ne se décider que d’après mon conseil obligeant. Deux jours après, à titre de confidente d’une passion dont on pouvait, disait-on, me parler encore sans me faire rougir, — mais on mentait sans doute, — je fus en tiers d’une petite collation bachique où les prétendus amants avaient arrêté de me prier d’un important service. Il s’agissait de figurer pour cette seule nuit, en façon de Sara, dans la chambre et le lit de celle-ci, miss Charlotte, qui couchait dans un cabinet à côté, dont la porte demeurait ouverte, ne devant pas, en cas de réveil, s’apercevoir de l’absence de sa duègne. Cet arrangement devait coûter d’autant moins à ma complaisance, que moi-même j’avais ma chambre vis-à-vis, et un peu séparée de celle où couchait Sidney. Il faut confesser à ma honte que, facile lorsque dans mon intempérance, alors habituelle, je commençais à m’envaporer, je le fus surtout cette fois : or, je soupçonne qu’on usa de quelque drogue pour hâter mon ivresse et provoquer un dur sommeil.

« Depuis le moment où je pus tout promettre à mon insidieuse amie, le reste se confondit pour moi dans le chaos de l’abrutissement. Je ne me suis depuis souvenue de rien, sinon que dans le lit de mistress Brumoore, où je passai cette fameuse nuit, j’avais eu quelques instants de bonne fortune bien doux, mais si vagues, qu’à mon réveil j’étais convaincue de n’avoir fait qu’un songe lascif. Tandis que j’en méditais avec délices les extatiques voluptés, milord était venu m’écraser de sa foudroyante mercuriale. Ce qui, pour le coup, n’était point un songe, c’est que deux heures après la funeste visite de mon époux, il fallut reprendre avec lui tête à tête le chemin de Londres, où je ne revis en effet ni mon fils, ni miss Charlotte, ni la soi-disant amante de Kinston. Dès ce jour, Sidney me montra toute la sécheresse d’un homme, à la vérité, maître de lui-même, et qui ne s’abaisse point à de vils reproches, mais dont les bons sentiments paraissent aliénés pour la vie.

« Nouveau malheur : bientôt quelque chose de fort régulier chez moi me manque ; le mois suivant un doute se confirme ; le troisième mois il n’y a plus de moyen de douter. Mes formes changent à vue d’œil… — Mon beau-frère, interrompis-je avec effroi, n’avait aucune part ?… — Aucune. — Ah ! malheureuse ! que vas-tu devenir ? »

« Un médecin appelé, mais qui m’a fait avertir de ne point me troubler à sa vue, déclare tout haut, devant plusieurs témoins, que je suis atteinte d’hydropisie, et me dit tout bas, hélas ! sans rien m’apprendre, que je fais un enfant. Depuis cette époque, l’obligeant esculape me voit chaque jour, s’applique à gagner mon amitié : sa conduite l’en rendait bien digne ! Aux approches du terme fatal, il me prévient que ma délivrance sera déguisée sous la forme d’une opération devenue indispensable, et à laquelle dès lors je dois feindre d’avoir bien de la peine à me résigner ; au surplus, il s’engage par serment à sauver toutes les apparences, et à prendre tous les soins qui doivent assurer ma vie, celle de ma progéniture et mon honneur. Toutes les horreurs de ma cruelle situation me sont ainsi sauvées. Je mets heureusement au monde, dans le plus grand secret, le fruit honteux de mon inexplicable égarement. Le docteur, qui me paraissait à cette époque le plus heureux des mortels, reçoit ma fille au nombre de ses enfants ; il la fait nourrir, élever comme telle. Notre amitié pouvait comporter et rendre vraisemblable pour moi cette vertueuse conduite ; mes légitimes bienfaits m’acquittent, mais ne peuvent exprimer assez bien, à mon gré, l’infinité de ma reconnaissance. Il m’aide à me persuader que milord ignore, qu’il ignorera toujours l’existence de cet enfant du crime, dont pour moi-même le père est un inconnu.

« Plusieurs années se passent ; mon sort ne change point. Si, de la part de mon époux, je n’eus à subir aucun mauvais procédé, du moins me laisse-t-il le supplice de sa complète indifférence et d’un genre de vie monotone qui me fixe d’instant en instant sur le déchirant souvenir de ma honte.

« Mais le temps, qui triomphe tôt ou tard des plus profondes impressions, vient insensiblement à bout de me remettre bien avec moi-même. Sidney, près de qui de fréquentes rechutes me mettent dans le cas de déployer les plus tendres soins, y est du moins sensible ; je lui suis nécessaire ; il me traite un peu mieux, sans s’en apercevoir. Mais les moindres nuances de sa conduite sont par moi si bien observées ! Un sourire, un mot d’amitié sont pour mon cœur de si balsamiques consolations ! Cependant, il ne m’est pas moins impossible encore de recouvrer une ombre de part à sa confiance ; chaque retour de sa santé n’a jamais préparé celui de sa familiarité conjugale. À la longue, je m’oublie, je m’apprivoise avec l’idée de trop de dureté de la part de mon époux ; j’ai le front d’accuser d’injustice, dans le fond de mon cœur, celui que je ne puis dissimuler d’avoir mortellement offensé ; persuadée qu’il l’ignore, j’ose trouver mauvais qu’il se conduise à peu près… comme il serait excusable s’il était instruit. »