Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/09

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Lécrivain et Briard (p. 46-49).
Quatrième partie, chapitre IX


CHAPITRE IX

FIN DU RÉCIT DE MILADY SIDNEY


« Je crois enfin voir naître une occasion ; j’en profite : j’ose me plaindre. Le sangfroid de milord à m’écouter me rend plus hardie… C’est avec éloquence et presque avec fierté que je conclus par la demande de quelque réparation d’une insulte si soutenue dont l’effet a flétri le reste de mes beaux jours. « Madame, répond enfin milord avec une flegmatique dignité dont en pareil cas peu d’hommes sont capables, c’est à regret que je vais me justifier. Si je vous blesse profondément, ne vous en prenez qu’à vous-même. Cette fameuse nuit après laquelle je vins me plaindre de votre fils, vous l’aviez passée en partie dans les bras d’un valet, et sans une circonstance de pur hasard, c’est avec votre fils lui-même que vous eussiez consommé mon déshonneur. L’enfant qui résulte d’une faiblesse dont l’ivresse, autre crime, ne peut servir à vous justifier, cet enfant, j’en ai soin depuis qu’il est au monde. Le docteur n’a rien fait que par mon ordre… Ne vous troublez point, Zéïla ; vous ne devez pas vous croire en ce moment-ci plus malheureuse… Depuis longtemps mon cœur vous a tout pardonné. Vous fûtes plus inconsidérée que coupable, ou plutôt vous ne fûtes que l’aveugle instrument du Destin, qui m’accable pour l’expiation de mes propres fautes. C’était une chimérique arrogance de ma part que de penser à être heureux par la fidélité d’une épouse dont le premier mari tomba sous mes coups, et par l’amitié d’un jeune fou qui par moi fut privé de son père. Vous-même vous étiez apparemment condamnée aussi à ne pouvoir être heureuse par le meurtrier de M. de Kerlandec. Mais la vengeance du ciel a ses bornes, ou nous ne serions ici-bas que les jouets d’une capricieuse et barbare divinité. Je me plais à penser que la tâche de notre malheur est achevée, et que nous pouvons encore nous aider mutuellement à faire naître l’un pour l’autre quelques jours sereins. »

« Je fis alors un mouvement pour me jeter à ses pieds ; il ne le souffrit point. « Écoutez-moi, Zéïla, dit-il en me baisant au front pour la première fois depuis ma funeste aventure, jamais je ne fus assez vil pour ajouter à votre malheur par quelque humiliant reproche. Vous avez arraché malgré moi des secrets que je me proposais de vous laisser ignorer à jamais ; croyez cependant que le même instant qui vous les a révélés va les replonger dans l’oubli. Méprisez-moi si de la vie je profère une seule parole qui puisse réveiller vos douleurs. Jugez si je vous aime encore, au choix que je fais de vous pour me rendre un important service ! — De moi ! milord ; je serais assez fortunée… — Ose m’appeler ton… ami… Soyons amis, Zéïla ; c’est ce que nous pouvons être encore… » Tant de générosité pénétra mon âme ; je fondis en larmes sur une de ses mains… Il daigna porter une des miennes à sa bouche. « Partez, dit-il ; dès que vous arriverez à Paris, mon notaire viendra vous remettre un papier où sont contenues des instructions pour ce que j’ose exiger de votre intelligence et de votre sagesse… Si je vous rends aujourd’hui ma confiance à propos d’une négociation au succès de laquelle j’attache en grande partie le bonheur du reste de mes jours, jugez à quel point je suis persuadé du désir sincère que vous devez avoir vous-même de jouir désormais avec moi d’une existence plus douce !… »

« Il me quitta brusquement pour m’épargner un de ces instants où jamais l’âme des femmes sensibles ne s’exalte qu’aux dépens de leurs trop faibles organes. Ma femme de chambre, qu’il fit entrer à l’instant, eut quelque peine à prévenir un évanouissement dont j’étais menacée. Miss Charlotte était arrivée depuis une heures. Sidney (on ne savait encore pour quelle raison) s’était privé du plaisir de l’embrasser ; sans se montrer, il s’était contenté de la voir devenue grande et belle comme un ange. Elle m’était confiée ; nous allions voyager ensemble. La voiture attendait ; nous partons sous l’escorte de l’intrépide et fidèle Patrick.

« Enfin je te revois, ma tendre amie. Pendant un moment que je t’ai laissée seule, j’ai entretenu l’homme d’affaires dont mon époux m’avait parlé. J’ai parcouru à la hâte mes instructions : elles regardent presqu’en entier miss Charlotte ; il est question de la marier, à la suite de différentes démarches, avec un Anglais qui doit être maintenant malade à Paris, et qui se nomme sir Georges Brown. »