Monrose ou le Libertin par fatalité/Texte entier/Deuxième partie

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Lécrivain et Briard (p. 1-235).
Deuxième partie


DEUXIÈME PARTIE




CHAPITRE PREMIER

QUI RAMÈNE SUR LA SCÈNE UN ANCIEN AMI


Dès que Monrose eut commencé de me faire part de ses aventures parisiennes, je formai le dessein de les recueillir. À des notes exactes de tout ce que pouvaient m’apprendre ou ses récits, ou mes propres observations, j’ajoutais les idées qui me passaient par la tête, afin de les retrouver lorsque je rédigerais. C’est ainsi qu’à l’occasion de la première rentrée du héros dans mes bonnes grâces, en sept temps, j’avais eu la folie de jeter sur le papier une réflexion qui rappelle d’Aiglemont[1], et conçue dès lors presque dans les mêmes termes.

Le marquis d’Aiglemont n’était plus à Paris que par moments depuis son mariage. Fait colonel en second à cette époque, ayant plus d’espérances que de fortune, aimé et retenu dans la famille de sa femme, insensiblement il s’était soumis au régime sage d’un propriétaire qui sent la nécessité d’augmenter ses revenus au moyen d’une louable économie : la vie douce d’un parent aimable que fixent mille rapports, mille soins de l’amitié, l’avait délivré de ces idées tumultueuses dont, après avoir quitté Paris, un jeune homme ardent est pour l’ordinaire obsédé longtemps, lorsqu’il y a fait, comme d’Aiglemont, ce qu’en style mondain on nomme jouir de la vie.

Mais mon ancien ami venait d’obtenir un régiment, et, presque en même temps, son épouse héritait de la plus grande partie des biens qu’elle avait eu l’espoir de réunir. La marquise souhaitait de vivre à Paris : d’Aiglemont, le meilleur mari de la terre, pouvait d’autant moins lui refuser ce contentement, qu’elle avait toujours été soumise elle-même aux moindres volontés de son époux, et s’était conduite de manière à présager qu’on pouvait la transplanter à Paris sans péril : je parle du péril de quelque dérangement de réputation ou de fortune, car sur tout le reste, d’Aiglemont prétendait être, ainsi qu’un jour il me l’avait promis[2], le moins soucieux et le plus traitable des hommes.

Lorsqu’il vint me donner chez moi la surprise de ces agréables nouvelles, il me trouva fort occupée des préparatifs de mon nouveau travail. Le recueil des notes que j’épluchais était ouvert justement à l’endroit où j’ai déjà dit que je parlais de lui.

« Oh ! oh ! dit-il, ayant involontairement jeté les yeux sur cet article, vous écrivez encore ?… et j’ai l’avantage de figurer dans vos commentaires ! » J’eus la malice de lui laisser lire toute la tirade. « Fort bien ! je fus donc[3] une brillante étoile… mais j’ai dû pâlir devant le soleil ! La figure est radieuse ! Il paraît, ma chère comtesse, que cette fois vous allez adopter le genre sublime ? — Marquis, ripostai-je un peu piquée à mon tour, vous seriez-vous gâté en province ou dans vos garnisons, et donneriez-vous maintenant dans le persifflage des aimables du temps qui court ! — Chut ! chut ! se hâta-t-il de répliquer avec son joli sourire qui m’apaisa, ne cassons point les vitres. Je ne viens ici ni pour être injurié, ni pour injurier personne. Moi, persiffler ma meilleure amie et l’excellent enfant que vous savez m’avoir toujours été cher ! Je le boude cependant d’être venu si près de moi lors de son voyage en Bretagne et de ne m’avoir pas procuré le plaisir de l’embrasser. — Bon ! le fripon n’est pas sorti de Paris. J’étais sa dupe, et ce que je vous mandai de cette course était une fausse nouvelle… Mais le voici. »

C’était apparemment un jour de grands projets pour monsieur mon neveu : il était coiffé, paré, fini comme un bijou. L’extrême noblesse de sa physionomie pouvait seule le garantir du ridicule de représenter un jeune premier dans quelque pièce à grande tenue. À travers les témoignages d’amitié, bien naturels, dont le marquis combla notre ami, je ne laissai pas de démêler une légère nuance de jalousie : « Ma foi ! dit le voyageur se retournant vers moi, vous n’avez rien avancé de trop : c’est un soleil ! » Toujours infiniment aimable, le marquis se donna gaiement carrière sur le chapitre des succès que l’Adonis ne pouvait manquer d’avoir dans la joyeuse société. Ces facéties amenèrent enfin une réflexion badine sur l’état de guerre perpétuelle où sont forcés de vivre les pauvres maris avec certains conquérants. « Il existe, dit le marquis, une mienne épouse à qui j’ai bien cordialement promis de lui faire connaître, à mes risques et périls, tous mes amis aimables, mais, s’il vous est possible,


« Ménagez moi, seigneur, dans vos vastes desseins[4]. »


D’Aiglemont parlait-il en l’air, ou tout de bon avait-il déjà des visions cornues ? C’est ce que la suite de cette histoire nous apprendra.

Laissons cependant le marquis former un solide établissement à Paris avec sa jolie femme, et voyons comment va se conduire Monrose après avoir quitté la maison de mesdames de Belmont et de Floricourt.



CHAPITRE II

BLOC DE PECCADILLES EN PARTIE SURPRISES
PAR LE CONFESSEUR. MONROSE PARLE


« Moins franc, ma chère comtesse, et si vous ne m’aviez pas donné tant de preuves de votre indulgence, je n’oserais convenir devant vous de tout le plaisir que j’eus à me retrouver libre. L’homme, je veux dire l’être digne de prendre ce nom, est-il donc de sa nature tellement ennemi de toute espèce d’esclavage, qu’il ne puisse porter sans accablement même les chaînes de l’amour et de la volupté, dès qu’il sent peser comme des chaînes ce que l’imagination peut prendre pendant quelques instants pour de simples liens de fleurs !

« L’année finissait ; on touchait à l’époque bruyante où se multiplient des amusements dont j’étais privé depuis six éternelles années. Déjà l’avant-goût de mille plaisirs m’affriandait ; il me semblait que bientôt sans doute je jouerais dans le monde un rôle plus saillant que celui de souper avec des Folaise et des Adélaïde. Je m’étonnais d’avoir pu mordre à l’hameçon venimeux de l’étique Flakbach… À peine concevais-je comment je m’étais résigné à six semaines de patience dans une prison, dont il me convenait pourtant de rendre grâce au sort, à moins d’avoir à rougir de la plus noire ingratitude.

« À peine rentré dans votre hôtel, je vis accourir à l’envi Saint-Lubin et d’Aspergue ; cependant je n’avais pas ouï dire qu’ils se fussent présentés depuis mon départ supposé ; mais, pour la chasse de ces braconniers des deux sexes qui font battre infatigablement la campagne, vivent des braques de société d’aussi fin nez que d’Aspergue et Saint-Lubin !

« Le premier m’offrait l’entrée dans cent maisons de tout ordre et dans je ne sais combien de petits Parnasses. Le second, plus découvert, me présentait tout bonnement la feuille des grandes filles et de l’Opéra.

« J’essayai timidement de quelques rendez-vous dans la sphère du d’Aspergue. Excepté la seule Salizy, dont tout de bon je lui sus gré, partout ailleurs, ou l’intrigue insidieuse m’effaroucha, ou la prétentieuse pédanterie m’affadit et me fit une loi de ne plus reparaître… Je ne laissai pourtant pas d’escarmoucher dans quelques coteries avec de ces fileuses de roman qu’on a tout de suite, quand on sait les convaincre qu’elles n’ont rien à prétendre de mieux. Je voulus aussi goûter de ces dames qui, faisant imprimer du sentiment pour l’édification de la société, dérogent aussi lestement qu’on veut à leur haute morale dans le tête-à-tête. Mais j’avouerai que la moindre des Phrynés de l’Académie royale, avec lesquelles Saint-Lubin arrangeait des soupers, me faisait passer mon temps dix fois plus agréablement que les Aspasies gourgandines du cru de son hypocrite collègue. Il est vrai que le magasin ne m’adressait pas, comme les catins beaux-esprits, des poulets bons à mettre dans les journaux ou des vers du moins fidèles à la rime. Qu’importe ! j’avais le mauvais goût de préférer à ces chefs-d’œuvre l’illisible griffonnage de vingt extravagantes, sans art comme sans prétentions, qui ne savaient parler que de gaudrioles, de plaisir et d’argent… — Halte-là ! chevalier. Le voilà donc enfin échappé ce mot argent contre lequel s’était d’abord révolté votre chatouilleux amour-propre ! Vous auriez beau nier, je vous vois d’ici, docile aux adroites insinuations de votre Saint-Lubin, acceptant toutes les parties qu’il vous propose, et répandant en petite pluie votre finance à tout propos. Je vous vois tantôt écouter avec sensibilité le récit du malheur de la petite Jenny, tourmentée par un hôte inexorable, qui va faire vendre chez elle demain, si elle ne s’acquitte pas d’un double terme échu ; tantôt donner dans le conte qu’on vous fait de Fanfan, si triste à votre dernier souper, parce qu’on doit lui présenter sous trois jours une maudite lettre de change, pour le paiement de laquelle il lui manque le premier écu ! Et puis l’on vous confie qu’à l’occasion de votre fête, — mais c’est un secret qu’il vous est bien recommandé de garder, — la délicate Victorine passe toutes les nuits à vous broder un gilet délicieux : il est vrai que la veille on achètera pour vous quelque garde-boutique que vous aurez pourtant la politesse d’admirer ! Ou bien, voulez-vous avancer d’une manière très-galante la jouissance de cette charmante d’Ainville qui ne parle que de vous ? Son vis-à-vis est tout prêt, mais le sellier est intraitable. Cautionnez-la secrètement chez cet homme pour les deux mois que son Américain doit encore passer à Bordeaux ; on vous garantit de bien doux intérêts de votre prêt idéal !… Cependant, gare l’échéance et les coups du sort qui peuvent faire disparaître le payeur en titre ! Avouez de bonne foi, mon cher, qu’en dernière analyse, voilà, du plus au moins, à quoi se réduisait auprès de vous l’officieux ministère de Saint-Lubin ? Avouez encore que le plus innocemment du monde il vous faisait apercevoir à chaque instant des occasions de lui marquer votre reconnaissance de tant de soins qu’il se donnait pour vos plaisirs ? — Vous venez de peindre avec tant de vérité, ma chère comtesse, que je serais tenté de croire à quelque esprit familier qui serait venu vous révéler tous mes béjaunes. Au reste, sachez comment un singulier hasard fit perdre subitement à mons Saint-Lubin le dangereux ascendant que lui donnait sur moi son intrigue si propice à mon avide libertinage. Cette digression va me faire anticiper un peu, mais vous en avez fait naître l’à-propos, et je serai fort aise d’avoir fait ainsi passer à l’improviste un nœud difficile… »



CHAPITRE III

QUIPROQUO. CHÂTIMENT. POSITION
SCABREUSE


Monrose continue : « Certain jour M. l’abbé (se méprenant apparemment lorsqu’il en fut à suscrire sa correspondance du matin)[5] eut l’étourderie de m’adresser un billet écrit pour l’une de ses commettantes[6]. J’y découvris toute la trame du complot de me tirer, comme on l’articulait, une plume de l’aile. L’insolent billet finissait par ces mots familiers : « Si tu peux lui persuader que tu l’adores, et que jamais qui que ce soit ne t’a… (je vais changer un mot par décence) servie comme lui, tu peux compter que j’accrocherai pour toi le solitaire, et, Dieu aidant, peut-être jusqu’à son dernier écu. Joue bien ton rôle ; je réponds du mien. Adieu, friponne. »

« Outré de me voir ainsi traduit en ridicule, et devinant que le perfide écrivain ne se montrerait plus chez moi, puisqu’il ne pouvait ignorer longtemps sa bévue, je me mets à le chercher de tout mon pouvoir. Le troisième jour enfin je le rencontre sortant de chez Nicolet, son théâtre de prédilection, où d’ailleurs il savait qu’on ne me voyait presque jamais. Le drôle, à ma vue, qui le foudroie, veut se jeter dans un café ; je le préviens, l’atteins, et comme je n’ai ni l’envie, ni le loisir de m’expliquer, je lui détache, de ma canne, une douzaine de coups bien assénés. Cent témoins de cette expédition[7] ne font qu’en rire ; plus d’une voix murmure : « C’est Saint-Lubin : on fait bien ; il doit l’avoir mérité ! » Je remonte sans obstacle dans mon fiacre.

« Cependant ma vivacité me fait, auprès de certain monde, une détestable réputation. Madame de Folaise, chez qui, toujours de plus en plus économe de ma personne, je me maintenais d’ailleurs assez bien, me consigne à sa porte, et me réduit à n’y plus mettre que des cartes. Madame Popinel (veuve dès le temps où j’étais en voyage à la chaussée d’Antin, et chez qui certaines circonstances m’avaient forcé de paraître), criait publiquement tollé contre moi, prenait fait et cause pour l’estimé Saint-Lubin, et bénissait tout haut le ciel de ce que mon affreux caractère s’était assez à temps démasqué pour qu’elle ne fît pas la sottise de me livrer sa main et sa fortune…

« — Jour de Dieu ! interrompis-je, vous, chez madame Popinel ! et cette vieille folle rêvant encore mariage ! Vous aviez donc perdu l’esprit ? — Moi ? point du tout : je n’étais pour rien dans les chimères de madame de Folaise et de son amie ; mais voici ce qui m’était arrivé. »



CHAPITRE IV

BONTÉS DE MADAME POPINEL. SCRUPULE.
RESTITUTION


« Le bonhomme Popinel avait à peine rendu l’âme, que son active et tendre veuve s’était soucieusement informée de moi chez Sylvina, qui, sans procuration de ma part, dirigeait sourdement vers le but sacramentel son projet de m’unir à son amie. Comme on ne savait où me prendre, il convint d’attendre que je reparusse. La mort d’un payeur des rentes ne fait guères de bruit que dans le Journal de Paris, dont je ne lis jamais le nécrologe ; j’ignorais donc absolument et la viduité de madame Popinel et les soins secrets de madame de Folaise : tout cela me fit donner tête baissée dans un filet préparé.

« La chère baronne se faisait une affaire capitale d’assurer ce qu’elle appelait ma fortune et mon bonheur. Elle me harangua donc pathétiquement sur le chapitre de la riche veuve, m’expliqua comment elle (Sylvina) s’étant en quelque façon fait forte de me déterminer au mariage, je la compromettrais horriblement si je venais à refuser. Cette attaque serrée me mettait hors des gonds. Je pestais fort et jurais que ni madame Popinel, ni qui que ce fût au monde ne me ferait renoncer, si jeune, à ma chère liberté. Par accommodement enfin, et pour n’être plus obsédé de sollicitations assommantes, je voulus bien accompagner chez madame Popinel l’entremetteuse baronne, butée du moins à me faire partager la corvée de ce qu’elle nommait un retrait de parole sur une chose à peu près faite, à laquelle une femme non moins respectable que généreuse paraissait attacher tout son espoir. Nous allons : c’était un nouveau piége que venait de me tendre l’endiablée baronne.

« Nous sommes introduits chez ma prétendue, déjà prévenue par un message secret ; Sylvina presque aussitôt s’échappe, sous prétexte d’une visite d’occasion à dix portes de là, et… j’en frémis, me voilà tête-à-tête avec madame Popinel !

« Aussitôt l’ardente veuve, dont les batteries sont toutes prêtes, m’attaque sans ménagement, se prévalant de ses six cent mille livres, de sa passion, des sentiments qu’on lui a déclarés de ma part et enfin de la parole donnée par une seconde mère qui doit avoir une sûre influence sur mes résolutions. Le guet-apens me révolte ; je me défends avec intrépidité. Je proteste contre toute cette cabale, et déclare net que je n’ai ni voulu, ni permis qu’on voulût pour moi, ni ne veux, en un mot, m’engager. Attendrissement de la part de madame Popinel ; humeur de la mienne… La tragédie commence alors par le déploiement du mouchoir, les suffocations et les larmes. La veuve reproche au ciel, avec une poétique impiété, de ne l’avoir pas plutôt mise au tombeau que le respectable défunt, si elle ne devait lui survivre que pour être à jamais malheureuse… « Va, me dit-elle enfin, tu n’es pas un homme ! Ôte-toi de mes yeux, tigre ! tu m’as assassinée ! (Je m’en allais de bonne foi…) Le monstre m’abandonne ! » s’écrie-t-elle ; et malgré son énorme embonpoint, l’expirante Artémise me devance lestement à la porte du salon : l’issue en est obstruée… « Tu ne connais donc pas, dit-on alors d’un ton plus tendre, le prix du bonheur d’être aimé ! »

« Cette inconcevable scène finit par avoir pour moi quelque sens. J’avise tout à coup que peut-être je pourrai me tirer de là, si je veux bien débourser quelque modique redevance du prétendu mariage, à condition qu’on me dispense de traiter du capital.

« Je me laisse donc conduire dans un cabinet qui s’ouvre à côté de nous. La fatigante agitation que vient d’essuyer madame Popinel lui prescrit d’étendre ses roulants appas sur une duchesse… On cherche mes yeux, on presse mes mains, on m’attire, on tâche de m’entraîner… Cet humiliant reproche de n’être point un homme me chiffonne. Je ne veux pas donner matière à ce qu’on pense qu’une traite galante peut être protestée de ma part, faute de moyens d’y faire honneur. Aussi je m’arme de courage et perds l’équilibre.

« D’abord j’ai bien quelque peine à rencontrer, sous le bourrelet d’un épais repli, la notable embouchure des bonnes grâces de madame Popinel, mais enfin je trouve… beaucoup plus que je ne cherchais assurément, et… j’administre de mon mieux une substantielle consolation. Dès lors, je ne suis plus un monstre, mais on me félicite gaiement d’être monstrueux. Je ne me flattais pas qu’on eût pu s’en apercevoir. On folichonne, on me baise, on en veut à mes yeux, à mes mains, à tout ; à travers cette effusion d’actions de grâces, je sens bien que quelque chose s’ajuste à l’un de mes doigts ; mais ce peut être un jonc, une bagatelle, à laquelle même on ne veut pas, ce me semble, que j’aie l’air de faire attention. C’est, deux heures plus tard, au balcon de l’Opéra, que la clarté de la rampe fait, à mon grand étonnement, étinceler une bague dont la valeur me cause d’abord quelque scrupule. La voici. »

Le hardi consolateur me fait voir un solitaire de la plus belle eau, profond, et qui pouvait bien valoir au moins douze mille livres.

« Renvoyer ce bijou, continua-t-il, c’eût été mortifier madame Popinel. Je l’ai gardé pour l’amour d’elle ; c’est sur lui que mons Saint-Lubin avait bien osé jeter son dévolu pour une impure dont les premières bontés ne m’avaient coûté qu’un souper. N’ai-je pas dû bénir le ciel qu’un trop heureux quiproquo m’ait tout à la fois délivré du traître abbé, de l’épouseuse Popinel et de toute une clique où madame de Folaise seule, à cause de l’ancien passé, conserve quelque part aux regrets de mon imprescriptible reconnaissance ! »

Le ton léger et fat qu’on avait affecté dans le récit de cette dernière aventure m’avait déplu ; je voulus ainsi le rabattre : « Or, dites-moi, mon cher neveu, vous semble-t-il bien délicat de garder cette bague, quand vous ne doutez pas d’être mal avec celle qui vous l’a si singulièrement donnée ? » Il rougit et ne sut que répondre : c’est tout ce que je souhaitais. « Au surplus, continuai-je, afin de pousser jusqu’au bout mon épreuve, le mal est fait ; mais ce brillant me fait envie. Vous seriez bien aimable de le troquer avec moi contre celui-ci, moins beau sans doute, cependant de plus d’effet pour un homme. — Quelle folie ! répondit-il, glissant galamment à mon doigt l’anneau Popinel. Je ne troque point ; mais vous allez acheter la bague ce qu’elle m’a coûté. C’est tout gain pour moi. — Non, non, monsieur, répliquai-je très-sérieusement, et me refusant au marché, ce que vous me demandez se donne, ou votre bague ne pourrait l’acheter. Chacun est bien maître de s’estimer ce qu’il croit valoir ; vous avez pu vous croire assez payé par ce brillant ; quant à moi, j’ai l’amour-propre de me croire impayable !»

Le trait avait porté ; mon petit-maître, déconcerté, tombe à mes genoux, se désole et me supplie de l’aider à faire rentrer la fatale bague dans les mains de son ancienne propriétaire. « J’arrangerai cela, lui dis-je, mais j’exige que vous portiez mon diamant, afin qu’à sa vue, vous vous reprochiez sans cesse un trait d’équivoque délicatesse, dont vos détracteurs auront à coup sûr déjà profité, pour vous donner le vernis d’un escroc. Monrose, ne jouons pas avec l’estime publique. Le premier mouvement est de rire d’une dupe ; mais ensuite on prise et loue sa candeur. Le grec fait rire aussi, mais il inspire un juste mépris, et bientôt il est diffamé. » Voici ce que j’écrivis sur l’heure à Sylvina :

« Nous vous embrassons, ma chère baronne, et vous prions de remettre à votre amie ce brillant que le chevalier n’a pu placer aux conditions proposées par madame Popinel. Accusez-nous la réception du message, et croyez que, de loin comme de près, vous avez pour la vie de bien sincères amis dans Monrose et Félicia. Bonjour. »

Os petites dispositions achevées, nous jouîmes tous deux d’un de ces moments de sérénité que procure le sentiment d’avoir fait quelque chose d’estimable. Pour lors, afin qu’il ne fût rien dit de plus au sujet de notre récent démêlé, je pressai pour la suite d’un récit dont mon amitié me frisait invoquer la fin prochaine, comme peut-être l’ennui la fait désirer au lecteur. Mais dès le début de la continuation, je reconnus, avec chagrin, que mon fougueux neveu, depuis sa retraite à la chaussée d’Antin, avait encore ajouté beaucoup à la liste de ses étourderies.



CHAPITRE V

AVENTURE DE BAL. MONROSE CONTINUE
DE PARLER


« On était en plein carnaval. Je ne manquais aucun bal public, et toujours j’y paraissais à visage découvert. À quoi bon me déguiser ! Mon genre n’était pas de vexer les humains ; d’ailleurs je n’avais nullement le jargon du masque, puisque pendant six ans j’avais totalement jeûné des occasions de m’y exercer. J’étais fou de ces assemblées bruyantes, et croyais ne venir jamais à bout de m’en rassasier dans notre enchanteresse capitale.

« Perdu dans la foule, heureux si je piquais la curiosité de quelques masques, je savais très-bien me débarrasser des hommes quand leurs gaîtés ne m’intéressaient point, mais je m’accrochais aux femmes, leur supposant toujours, d’après les moindres apparences, tout ce qui peut rendre piquante une intrigue de bal. Cette manière de m’y amuser, me réussissait chaque fois de mieux en mieux, et rarement une de ces agréables nuits ne me valait pas pour le lendemain quelque chose de plus doux encore. Le bal du lundi gras principalement surpassa mon attente.

« Un jeune masque féminin de la plus jolie tournure, arrivé par derrière moi, m’attaque inopinément. Son costume de Colombine, extrêmement serré, découpait une taille parfaite. On devinait une forêt de cheveux sous leur réseau à l’Espagnole, et vous savez quelle passion j’ai pour les belles chevelures. L’emmanchement délicieux du col, la rebelle fierté de la gorge sous cette veste qui la presse sans l’aplatir, le trait moelleux des bras, malgré leur élégante proportion, plus encore que ces dehors attrayants, l’aimable folie avec laquelle on s’était enlacée familièrement à mon bras, tout cela devient pour moi la plus délectable surprise et le présage de quelque fortuné dénouement.

« Eh bien ! mon pauvre chevalier, me dit la plus jolie voix du monde, te voilà donc de retour de Bretagne ? — Il y paraît. — Je viens de voir là-haut dans une loge une de tes compagnes de voyage. — Le joli masque se trompe : j’ai voyagé seul. — Non, non, beau chevalier, tu voyageais avec deux belles, et qui t’ont fait voir bien du pays, ma foi ! Oh ! nous savons tout… tout ! » J’examinais en tout sens ma jaseuse qui, ne s’opposant à rien, semblait braver ainsi le danger d’être reconnue. Les ouvertures du masque, fort élargies, lassaient briller en entier de grands yeux vifs et fripons ; le tour du visage était fin et séduisant. Le rire, libre dans une mentonnière mobile, découvrait à demi des dents parfaitement rangées et du plus bel émail. Mais rien de tout cela ne me rappelait quelqu’une de mes connaissances : on ne peut être plus intrigué que je l’étais. On ajouta : « Tu n’as pas fait route avec les jolis chevaux de la cousine ? Ils sont si frais ! si dodus ! tandis que toi… (on me considérait en riant.) Oh ! cela va mieux maintenant ; mais tu me fis compassion la première fois que je te vis… à la foire… tu sais bien ? » Effectivement j’allai à la foire le jour de mon retour prétendu : je demeurais muet à force de me creuser la tête. « À propos, poursuit-on, montre-moi ta main… l’autre… Comment, monsieur, vous n’êtes pas plus galant que cela ! Pourquoi ne vous vois-je point cette jarretière de cheveux blonds liserée de cheveux noirs ?… Sont-ce bien des cheveux, ceux-ci ? » Le charmant masque s’amuse ; je ne comprends pas… « Tu me comprends à merveille. Plaît-il ! On s’épilera pour vous fabriquer d’aussi tendres gages des sentiments que vous savez si bien inspirer, et puis vous vous donnerez les airs de ne pas vous décorer de vos trophées ! Laissez-moi faire, je vais vous mettre joliment dans les papiers de la baronne et de la fière Adélaïde. » Mon étonnement croissait à chaque trait ; le vrai lutin de masque riait aux larmes. « Dis-moi donc, sorcier de chevalier, on répand dans le monde que tu ne te mets pas en frais d’attaque pour une seule belle ? Il faut, dit-on, que chaque conquête te fasse triompher de deux à la fois ! »

« Cet amusant persifflage, dont chaque mot portait si juste, m’aurait fait demander quartier, si je n’avais été déjà plus occupé de l’adorable Colombine elle-même que des succès qu’elle me rappelait. « Diabolique masque, lui dis-je avec feu, je saurai bien te désabuser de cette ridicule ambition que tu fais semblant de me croire. Pour cela, je m’accroche à toi ; tu jugeras si je ne saurais pas me borner dès qu’un seul objet réunirait tout ce qu’il faut pour combler mes désirs… — Grand merci, chevalier, » interrompit, en me frappant sur l’épaule, un indéchiffrable domino qui s’échappa à l’instant. J’ai su depuis que c’était madame de Floricourt.

« Ce petit incident fut pour l’agaçante Colombine un amusement de plus. « Quittons-nous, me dit-elle ; il n’y aurait pas ici de sûreté pour qui paraîtrait aller sur les brisées de tant de belles, fortes de leurs droits. J’aime la paix. Adieu. — Non, non (la retenant), il ne sera pas dit, angélique démon, que vous m’aurez impitoyablement tourmenté, fait pis encore, pour me laisser ensuite la tête à l’envers et le cœur… — Chut, chut ! chevalier ; laissons la pastorale… Tu sauras d’ailleurs que je suis laide à faire peur… (Le peu que je voyais m’assurait bien du contraire.) Et puis… et puis… quittons-nous, mon cher. »

« Ces derniers mots n’étaient plus badins, mais presque tendres. Je surprends, dans un regard devenu fixe sur le mien, une furtive expression de tristesse. Je crois sentir dans mon manchon quelque palpitation de la main que j’y tiens captive. Il n’en fallait pas tant pour énamourer à l’excès quelqu’un d’aussi ardent que moi. Je deviens pressant ; je dirige sans affectation notre marche vers le débouché qui conduit aux loges. Le masque rusé me devine et résiste. Cet obstacle irrite encore mes feux : j’emploie tour à tour et le pathétique de la prière, et l’adresse des mouvements ; j’épuise, en un mot, toutes les ressources praticables que les sens enchantés peuvent prêter à l’âme non moins vivement intéressée… « Chevalier, me dit-on alors d’un ton pour le coup raisonnable, voulez-vous absolument qu’un instant où je vous avoue que je trouve bien de la douceur, soit perdu pour vous et pour moi ?… Je cède ; nous nous isolons ; je me montre, le charme est détruit… (J’allais faire du contraire un serment terrible…) Souffrez que j’achève ; laissez-moi plutôt maîtresse de mon secret aussi longtemps que je pourrai trouver bon de le garder. Donnez-moi, dans la plus entière confiance, des preuves d’un intérêt qui me flatte… Alors vous m’aurez persuadée… et vous entendrez enfin parler de moi. — Enfin ! quel mot affreux ! — Oui, chevalier, enfin… (Quels charmants yeux je voyais alors !) Le moment de nous revoir fût-il bien proche, c’est encore enfin qu’il existera pour moi… Je suis folle… Adieu. » Déjà son bras s’étendait pour appeler trois masques venant à nous, et dont l’un est aussitôt saisi.

« Cette brusque séparation, la délicieuse énigme des dernières paroles, mon trouble, mon ardeur, la crainte d’être dupe de ma confiance provinciale, tout cela me pétrifie un moment à la place où l’on vient de m’abandonner. Mais bientôt enhardi, je me mets à chercher à travers la foule mon enchanteresse Colombine. Au second tour, je la retrouve, n’intriguant plus et se promenant enveloppée dans une pelisse. Dès que je suis aperçu, l’ordre de sa bande est changé. Deux hommes en font les ailes ; il est clair qu’on ne veut point de moi. Je commence à me repentir d’avoir été si docile ; de loin, je me mets à la suite ; on sort. Je ne manque pas d’être aussitôt, sous le vestibule, à portée de voir le départ. Cependant mon inconnue dit deux mots à l’oreille d’un domestique bourgeois ; cet homme vient sans affectation à moi ; j’entends : « Rentrez au bal, M, le chevalier ; madame vous assure qu’elle tiendra sa parole. » J’obéis. »



CHAPITRE VI

COLOMBINE RETROUVÉE


« Cependant plus de dix jours s’étaient écoulés, et pas le moindre vent au sujet de mon adorable masque. Le dépit commençait à me gagner, et minait une impression dont je me blâmais d’avoir été trop légèrement susceptible. J’essayais de prendre au pied de la lettre ce que la rusée Colombine m’avait dit de sa laideur ; il était cependant bien difficile d’y croire ; surtout je me jetais exprès à corps perdu dans les distractions qu’une multitude de liaisons sans conséquence mettaient à ma portée. Mais au moment le moins prévu, survient un billet assaisonné de tout ce qui pouvait flatter et raviver mon amoureux caprice. Il manquait pourtant au bienfait de ce souvenir la fixation d’un rendez-vous, aliment bien nécessaire à mes feux, et le seul moyen sans doute de me prouver qu’on ne songeait point, même en écrivant, à me mystifier. Au surplus, à la suite des plus pétillantes folies, se trouvait ce que je vais vous chanter[8] :


Ce n’est point un badinage :
En tout voulant t’imiter.
Je suis en pèlerinage.
Mais sur moi tu peux compter.
Si je pressais mon voyage.
Il pourrait nous en coûter :
Reculons, pour mieux sauter (bis).


« — Je ne vois pas, dis-je alors au chanteur, que ce couplet dût beaucoup vous monter la tête. Il est déjà clair pour moi que vous aviez affaire à quelque folle instruite de vos aventures, et qui, attrapée elle-même comme vous l’aviez été, vous destinait à essuyer les plâtres[9]. Il s’agissait de filer avec vous le temps jusqu’à nouvel ordre. Sachons un peu comment tournera cette intrigue, qui jusqu’ici, ne vous en déplaise, présage plus d’épines que de roses pour vous. — Je répondis en très-vive prose, sans me piquer de riposter au couplet. — Bon cela ! je mourais de peur que vous n’eussiez un petit travers de plus. Après le ridicule de se passionner pour un objet qu’on n’a point vu[10], je ne connais rien d’aussi sot que de se marteler l’esprit pour lui rimer des sornettes. Je vous écoute : allez. — Trois semaines plus tard, il y eut un nouveau message, sans poésie pour le coup. « Chevalier, me mandait-on, si vous aviez le temps de vous promener demain matin, à cheval, sans suite, et vêtu comme la nuit du bal, vous rencontreriez, soit aux Champs-Élysées, soit au bois de Boulogne, une amazone verte et rose, chapeau noir emplumé de blanc, et montée sur un cheval isabelle. Il dépendra de vous, chevalier, de saisir cette occasion de savoir enfin ce que c’est que Colombine. »

« Je suis en tous points exact, et me trouve de bonne heure sur la route indiquée. À peine ai-je fait cent pas au-delà de la porte Maillot, dans l’allée du bois, que j’aperçois d’assez loin sept ou huit personnes à cheval. Soudain une amazone aux couleurs du billet se détache à toute bride, passe comme un trait, me rase et dit gaiement : « Des deux à ma poursuite !… » Je tourne, et, rendant la main, je m’envole avec la dame. Elle prend à gauche hors de l’enceinte, et me mène, ventre à terre, bien loin sur la route de Neuilly. J’avais reconnu sur-le-champ cette leste écuyère pour… Mais non ; je ne dois pas encore la nommer… Il convient que je dise auparavant quelque bien d’elle, de peur que la chère comtesse ne revienne sans appel à la première idée, très-désavantageuse, qu’elle a d’avance de cette beauté.

« Quand nous sommes assez loin pour ne pouvoir être atteints de longtemps par la compagnie de l’amazone, elle modère son allure, et… « Ce n’est que moi, dit-elle. Eh bien ?… (Elle a l’air d’attendre mon jugement.) — Madame, ripostai-je avec une vivacité que m’inspirait bien naturellement la vue de mille appas, je ne pouvais être dédommagé, par une surprise plus agréable, des incertitudes et du cruel délai qu’il vous a plu de me faire subir. — Tout de bon ? » Me tendant une jolie main dont elle vient d’ôter le gant. Je porte cette main avec transport à ma bouche. Le silence et mon action m’engagent mieux que les plus beaux discours. « Je respire, dit l’écuyère, élevant au ciel un doux regard. Il est tendre, il est généreux ! Convenons vite de nos faits, poursuit-elle. J’ai feint d’être emportée par mon cheval, et je savais très-bien qu’aucun de mes timides compagnons ne risquerait de courir après moi, tant ils craignent les accidents d’un exercice dont ils n’ont aucune habitude. Trop éloignés, ils ne vous auront point reconnu ; la générosité d’un cavalier si leste à me poursuivre les rassure : il m’aura secourue. Sur ce pied, tel était mon plan, chevalier : ou ma vue, réveillant un ancien préjugé, détruisait en un clin d’œil l’heureux enchantement du bal : dans ce cas, dès que vous ne m’étiez plus nécessaire, vous aviez passé ; je revenais seule vers ma société ; ou bien le cœur continuait de vous dire quelque chose en faveur de la tendre Colombine ; pour lors je vous ramenais avec moi ; vous recueilliez, au milieu de mon cortège, le tribut d’actions de grâce qu’on vous croyait dû pour un important service, et l’occasion de nous lier d’amitié naissait d’autant plus naturellement, que le hasard nous avait précédemment réunis dans une maison de connaissance. Je n’ai plus qu’un mot à vous dire, chevalier. Je suis tout à fait de retour : mon voyage ne s’est pas fait, à beaucoup près, aussi agréablement que le vôtre, mais, à cela près, je n’ai pas moins heureusement réussi. »

« Je le souhaite, mon cher neveu, car, sachant de quel bois se chauffe cette femme-là, qu’enfin j’ai devinée, je la vois déjà saisissant pour son objet l’occasion du premier tête-à-tête. Pardonnez-moi cependant, mon ami, si je vous fais observer quelque défaut de ressemblance entre la dame de Moisimont du souper de la consultation et celle du lundi-gras. Cette tournure, cette taille parfaite, ces traits fins, ces yeux brillants, ces formes rebelles qui décoraient, au bal, la spirituelle Colombine, rien de tout cela, si je m’en souviens bien, ne distinguait la provinciale Moisimont lorsque vous me l’avez présentée pour la première fois ! — L’observation est juste, ma chère Félicia ; de même, le Monrose du souper de la barrière Blanche n’imaginait rien de beau, de désirable, de divin au monde, que mesdames de Belmont et de Floricourt. La Mimi d’alors, pâle, verdâtre, aux joues creuses, à l’œil terne, et se montrant, avec ses accoutrements de province, à côté de deux petites-maîtresses qui m’avaient ensorcelé, cette Mimi n’était rien pour moi : je ne pus être frappé que de ses ridicules ; mais lorsqu’enfin je la revois tout à fait nouvelle, au point parfait du plaisir, animée de grâces et de goût, dardant le désir, et visiblement folle de cette folie contagieuse après laquelle courent les hommes, bien loin de l’éviter, puis-je avoir de Mimi les mêmes idées ! Puis-je la peindre des mêmes traits ! »

Monrose avait raison : c’est ainsi qu’en deux minutes j’avais vu, dans le temps, Géronimo[11], Belval, subir à mes yeux des métamorphoses incroyables. C’est donc avec son âme qu’on voit bien plus qu’avec ses yeux ! Quoi qu’il en fût de l’état vrai des appas de madame de Moisimont, je compris du moins qu’en me faisant d’elle un éloge superlatif, mon extravagant avait pour but d’enchaîner ma critique, afin d’être moins grondé des sottises que sa nouvelle aventure le mettait infailliblement dans le cas de confesser.



CHAPITRE VII

COURT, MAIS PEUT-ÊTRE ENCORE TROP LONG


« Avouez, ma chère comtesse, qu’il y avait quelque chose de bien piquant dans les tournures dont Mimi s’était avisée ? Elle achevait de m’ensorceler par sa bonne mine, son aisance et son adresse à cheval. Il faut que le goût soit quelque chose de bien naturel aux femmes, puisque deux mois de séjour à Paris y avaient complétement naturalisé mon adorable provinciale. Ainsi, sans plus de convention, il est décidé que nous nous arrangeons.

« Je ne fus plus étonné que Colombine fût si bien au fait de tout ce qui me concernait, lorsque, retournant au petit pas au-devant de la société, notre entretien m’apprit en premier lieu que M. de Moisimont, parent du président Blandin, était reçu chez madame de Folaise, et puis que, par l’entremise du laquais de louage, une sœur de la femme de chambre qui sert mes amies de la chaussée d’Antin, était entrée au service de madame de Moisimont dès le lendemain du fameux souper. De là toute la matière, soit de l’intrigue du bal, soit du persiffleur couplet où Mimi m’expliquait si gaiement et ses vues et ses raisons délicates pour que notre amoureuse alliance souffrît un retard.

« Cette explication nous conduisit jusqu’au peloton équitant. On y était complétement dupe du stratagème : les remercîments me furent prodigués. M. de Moisimont, pâle comme un mort, balbutia les siens avec distraction, saisi du pommeau de sa selle, où le ballottait une rude jument de cabriolet donnée par le loueur de chevaux pour une monture tout à fait agréable, mais qui, la bouche usée et conservant quelque ardeur, n’avait pu, sans de grands efforts, être dissuadée de courir après son ami particulier, l’isabelle de l’ingénieuse amazone. »

Admirons pourtant, cher lecteur, comment le sort tend parfois aux pauvres humains des piéges diaboliques ! Si le bon génie qui sans doute excitait la jument, avait été le plus fort, M. de Moisimont, accourant, faisait avorter, du moins pour cette fois, le complot dirigé contre son honneur marital ; mais le mauvais génie prévaut, la jument est retenue, et tandis que le pauvre mari s’écorche le derrière, on fixe les moyens d’enrichir d’une haute plume son panache de cocu ! Et l’on ne voudra pas croire à l’étoile !



CHAPITRE VIII

QUI PRÉPARE À D’HEUREUX CHANGEMENTS


« Il n’eût tenu qu’à moi, poursuivit Monrose, d’être tout ce jour-là dans la compagnie de madame de Folaise, d’Adélaïde, du président Blandin et du sieur d’Aspergue. Ces quatre illustres devaient arriver en calèche à l’heure du dîner, l’objet de la cavalcade étant de se réunir ainsi pour passer ensemble à la campagne l’une des plus agréables journées de la saison. Mais ma nouvelle conquête et moi nous étions trop fous pour qu’il ne fût pas dangereux de nous mettre de la sorte en représentation devant des éplucheuses telles que la baronne et, surtout, son experte amie. Un engagement supposé me tira d’affaire à merveille et rendit d’autant plus vraisemblable le hasard du cheval emporté. La société de madame de Moisimont, c’est-à-dire sa compatriote rebondie (objet, si vous vous en souvenez, des soins de ces Allemands qui s’étaient trouvés à la chaussée d’Antin), les maris, les deux étrangers, et j’oubliais une dame inconnue, tout ce monde, en un mot, ne me laissa partir qu’à condition que le lendemain je serais d’une partie d’huîtres chez le grand chanoine. Celui-ci, pour sa plus grande commodité, venait de transférer la coterie provinciale dans son hôtel garni qu’habitait aussi le plénipotentiaire.

« Vous voudrez bien, ma chère comtesse, ne pas oublier que le temps dont je parle était de peu de jours antérieur à l’aventure fâcheuse des omoplates de Saint-Lubin, et que ce fut avant d’avoir reçu le premier billet de Mimi que je détruisis, au prix que vous savez, la chimère de mon mariage avec madame Popinel… — De qui, par conséquent, M. Monrose a eu l’infamie de porter le solitaire pendant environ trois mois ! Poursuivez. » Tout interdit de mon observation, mais trop juste pour s’en offenser et trop ami pour se fâcher contre moi, mon pauvre neveu continua son récit dans ces termes :

« Les parties lassent et ruinent à la longue. J’avais resserré si bien, dans les obstacles, Sylvina et sa dangereuse amie, que je jouissais de mes chevaux à peu près gratis. Salizy m’avait, comme vous savez, réformé par caprice ; j’étais l’ami, mais non plus l’enfant gâté du duo de la chaussée d’Antin ; je ne me souciais plus de madame de Liesseval, qui m’avait donné de suite, sans beaucoup de mystère, trois francs libertins pour successeurs, et prétendait malgré cela ne pas renoncer à moi. J’étais surtout bien loin, ma chère comtesse, d’espérer qu’il fût possible de reprendre avec nous quelque durable engagement. Dans cette position je songeais sérieusement à faire une fin, c’est-à-dire à jeter de la cendre sur mes erreurs passées et à prendre dans le monde un aplomb décent. Par bonheur, j’étais exempt de mauvaises notes. Sans doute je devais ce silence de la satire au peu de goût que j’ai pour les sociétés d’hommes, et surtout à mon aversion pour les intrigants de tout ordre. Sur ce pied, jamais on ne me voyait à côté de ces roués, de ces immoraux, de ces renommistes[12] dont fourmillent les promenades, les maisons de jeux, les balcons et les foyers des théâtres. C’était déjà beaucoup trop dans ce genre que je visse l’unique Saint-Lubin ; mais il est si subalterne ! D’ailleurs ayant bien pris sa mesure, j’avais su réduire de loin presque à rien nos rapports extérieurs. Le vide que je viens de définir comportait la tâche d’une réforme. Dès lors je méditais de me faire une ou tout au plus deux habitudes, auxquelles je soumettrais enfin rigoureusement mon imagination et mes sens également effrénés. C’était donc le cas de me lier un peu solidement avec madame de Moisimont, de qui, tout au moins à cause de sa très-originale manière d’être jolie, j’étais passionnément épris à cette époque. Tout était convenance avec elle. Son état : s’il ne la plaçait pas dans l’élite de la société, du moins la séparait-il de la mauvaise compagnie ; ses liens en province : peut-être serait-elle dans le cas d’y retourner avant cette maturité de rapports qui comporte souvent le dégoût et la rupture. Je comptais aussi pour quelque chose l’accessoire d’une certaine Dodon[13] assez désirable, son amie, la Pénélope des voisins allemands, et chez qui l’examen débrouillait des attraits que le défaut de tournure et d’adresse empêchait seul de faire un certain fracas. Je voyais, dans le lointain, cette aubaine épisodique s’englober nécessairement dans la masse de ma faveur auprès de la fringante Colombine. — Allons, interrompis-je, me voilà encore une fois rassurée. Quand on pèse aussi froidement les chances possibles d’une inclination, on peut s’y livrer sans péril. Dans tout ce que vous m’avez raconté, mon cher neveu, je n’ai craint pour vous que la fièvre chaude. Heureusement, pour cette fois encore, je vous en crois garanti. Menez-moi vite chez ces honnêtes provinciaux, que je vous y voie un peu faire des vôtres ; j’aime en vérité beaucoup mieux vous savoir là que parmi ces enfants perdus de Paris dont vous ont approvisionné jusqu’à présent le Saint-Lubin et le d’Aspergue. »



CHAPITRE IX

POT-POURRI DONT CHACUN JUGERA SELON
L’ÉTAT DE SON ESTOMAC


« C’était un déjeuner dînatoire[14] qu’il s’agissait de faire chez le grand-Chanoine. Le rendez-vous était pour onze heures. Je vins à la minute, afin d’avoir l’air de faire un instant de visite. Bientôt arrivèrent madame de Folaise, Adélaïde et leur président, en habit d’incognito. Un moment après on eut d’Aspergue, apportant les excuses de madame de Flakbach, désespérée d’être retenue chez elle un si beau jour par le retour subit de sa colique. Au nom de Flakbach je frémis. En dépit de mon fol amour, certainement je n’aurais en garde d’accepter la partie si j’avais un instant imaginé qu’il serait possible d’y rencontrer l’odieuse catin. Cependant d’Aspergue, toujours industrieux en faveur des sociétés, n’était pas homme à laisser celle-ci incomplète. « Au défaut d’une baronne, dit-il, j’ai fait recrue d’une autre. Vous verrez arriver dans un moment madame de Liesseval. » Autre ennemie, mais qui ne me faisait pas autant de peur à beaucoup près. « Nous serons enchantés de la posséder, dit le comte-clerc, l’architriclin. (Je le nommerai désormais tout uniment le comte.) Mais, ajouta-t-il, je me flatte qu’elle nous fera grâce de son scabreux gendarme ? — Elle viendra seule. » Celui qu’on souhaitait de ne point voir est un Gascon de six pieds[15], recueilli par madame de Liesseval à titre de parent, pilier d’obscures bouillottes, obombrant de sa lame la belle cousine ; toujours de là, soit pour occire un humain, soit pour triompher d’une inhumaine. — J’admire, interrompis-je en riant, comment vous vous donnez la peine de me définir cet escogriffe, que je n’ai pu manquer de voir chez mon amie et qui s’est présenté vingt fois, mais bien inutilement, à ma porte ! — C’est aussi cette troisième belle passion de la chère baronne qui m’avait fait enfin renoncer à sa désormais dangereuse société. La pauvre femme ! Comme elle fut accommodée par Adélaïde et Sylvina ! Elles exaltaient à la vérité ses appas, son esprit, sa grâce ; mais tant de c’est dommage que ceci, que cela, se mêlaient à l’éloge ! Ses plus cruelles ennemies n’auraient pu la dénigrer que comme on la louait. Elle parut : on courut vers elle ; on l’étouffa de caresses. Enfin, je vis entrer M. et madame de Moisimont, M. et madame Des Voutes (c’est l’autre couple provincial) ; avec eux une grande, grosse et robuste mademoiselle Nicette, aussi commensale de l’hôtel garni.

« Je ne dirai qu’un mot des maris. M. de Moisimont, bref, efflanqué petit-maître de robe, en avait encore toute la tournure, malgré son frac, son gilet des plus à la mode et son presque militaire catogan. Le bon Des Voutes, visage nébuleux, aussi sombre que son habit, ne montrait aucune prétention. Son appétissante moitié, fraîchement mise, Dodon, décelait quelques velléités d’élégance ; elle promettait. Quant à ma favorite Colombine, elle passait le but. L’Opéra n’aurait osé lui-même risquer le raccourci des jupes, la précoce transparence des vêtements et l’état de pleine liberté d’une gorge qui ne portait que pour la frime une double gaze de nuage tissu. Le moins caustique observateur, à la vue de ma nouvelle amante, n’aurait pu que dire : « Voici une fieffée maîtresse d’escrime toute prête à ferrailler. » Mademoiselle Nicette, Italienne, dont j’aurai plus tard occasion de vous parler, était une virago qu’on pouvait tout aussi bien prendre pour un très-joli garçon que pour une très-belle fille. À la fois musicienne, peintresse, improvisatrice, ses yeux effrontés et roulants achevaient de vous dire : « Nicette est folle. » Telle était la société. Prétendu libérateur de la rusée Moisimont, je pouvais être impunément l’objet de son attention particulière ; aussi s’empare-t-elle de ma main lorsqu’il s’agit de nous rendre à table. Pendant le trajet : « Quand vous ne me verrez plus, dit-elle bien bas, vous vous éclipserez : nous nous retrouverons à l’entresol. »

Monrose, 1871, Figure Tome 2 page 47
Monrose, 1871, Figure Tome 2 page 47

« Vous me ferez taire, ma chère comtesse, s’il devient fastidieux pour vous d’entendre comment tout se passa pendant un repas somptueux dont les huîtres n’étaient que le prétexte ; c’était un seigneur allemand qui nous faisait ses honneurs : c’est tout dire.

« Au déluge de vin blanc que comportait, une avant-garde de plusieurs cloyères, succéda celui du bordeaux, du bourgogne et du champagne, convoyant nécessairement le corps d’armée composé de toutes les substantielles et stimulantes friandises de l’hôtel des Américains[16]. Cinquante personnes de moyen appétit se fussent rassasiées de ce qu’on avait préparé pour douze. L’arrière-garde fit arriver, pêle-mêle avec les glaces, le malvoisie et le tokay, d’immenses jattes[17] de punch et de bischoff. C’étaient de véritables noces de Gamache. Pendant quatre heures que dura ce grand office en l’honneur de Comus et Bacchus, une harmonie[18], postée dans la pièce voisine et dirigée par le comte, donnait, selon les circonstances, du doux, du bruyant, de l’allègre ou du pathétique. — Eh bien ! interrompis-je, voilà que, sans y penser, vous m’avez fait faire un tour en Allemagne. Pour peu que mon imagination décorât vos robins de cordons et de clefs, et suspendît sous les bouquets de vos dames quelques breloques de chapitres, j’aurais le coup d’œil de la cour de quelque margrave. À vous dire le vrai, j’aime bien autant ces gogailles actives que vos petits dîners français immatériels, consistant en quelques assiettes quintessenciées, affichant la recherche, mais renvoyant les gens avec la moitié de leur appétit, parce qu’il est également de mauvaise compagnie, de la part de l’invitant, qu’il ait l’air de prendre ses convives pour des Limousins, et, de la part des invités, qu’ils s’empiffrent, à moins qu’ils ne soient auteurs ou mystificateurs, ces professions dispensant du décorum du régime… Était-on gai du moins ? — Jusqu’à la folie : ma chère Colombine enchérissait encore ; j’en avais du dépit. J’aimais, j’aurais souhaité de la voir plus recueillie dans un sentiment que j’exprimais et dont nous devions être d’accord. Point du tout : elle en était à mille lieues ! — Vous n’aviez pas le sens commun, mon cher ; j’aime bien mieux votre Colombine : cette femme sait, à ce que je vois, mettre de l’ordre dans ses affaires : extravagante à table, elle aura tout le temps d’être amoureuse au boudoir. N’ai-je pas vu mille de ces tristes banquets où les amants appairés, se parlant à l’oreille avec gêne et les cœurs vides, médisant aussi bas du bonheur des occupés, il résultait de ces différents apartés le plus glacial ensemble… d’un excellent ton toutefois… »

Mais y pensé-je ! À propos de quoi me suis-je donc emparée de la parole, oubliant que ce n’est pas de moi qu’il s’agit ! Rentrons bien vite dans nos simples fonctions d’historienne, et remettons les lecteurs sur la trace de Monrose ; il est brûlant d’amour, et pour lui cette éternelle séance n’est qu’un insoutenable contretemps.



CHAPITRE X

TRAITÉ CONCLU. L’AMOUR PRIS SUR
LE TEMPS


« Je ne pouvais, dit Monrose, imputer le rendez-vous donné par la charmante Mimi, de son propre mouvement, qu’à la résolution bien prise d’avancer nos affaires dès ce même jour. Ainsi destiné aux grandes aventures, je m’étais bien gardé de charger mon estomac ou d’envaporer mon cerveau. Le rôle de mon extravagante n’exigeant pas autant de ménagement, elle n’avait fait aucune résistance à la séduction du champagne, qu’elle paraissait aimer à la folie. Cependant, elle ne m’oubliait point. Au moment où je l’en croyais le plus distraite : « Je pars, dit-elle sans me regarder et faisant mousser pour moi le premier verre d’une nouvelle bouteille. Les gens à qui le nez saigne ont la permission de sortir, et vogue la galère ! »

« Depuis quelque temps déjà, l’on n’était plus à table à poste fixe : des raisons indispensables avaient souvent dérangé les femmes ; les hommes circulaient et faisaient aussi des retraites. On se levait, on venait se rasseoir et l’on buvait d’autant. À travers cette confusion, pour y voir double on ne voyait pas mieux. L’adroite Colombine aussi va faire le tour de la table ; elle n’oublie pas de caresser en passant son cher petit mari, quoiqu’il soit en tournoi d’impromptus avec mademoiselle Nicette. À peine le bon petit homme a-t-il été gratifié d’un iscariotique baiser, que sa leste moitié disparaît par une fausse porte. Je faillis ne pas m’en apercevoir. L’instant d’après je me mouche, mais je retombe aussitôt le nez dans mon mouchoir, et je vais gagner l’issue publique. « Mauvais signe, chevalier ! me crie le comte un peu gris. Pour un soldat, vous ne savez pas boire. (Il croyait tout de bon que je saignais.) Une autre fois nous vous mettrons à la limonade ! »

« Je descends quatre à quatre : une porte de l’entresol bâille, j’y vois le joli museau de ma beauté ; j’entre ; aussitôt deux bons verrous me prennent sous leur sauvegarde… Nous volons au boudoir.

« … Enfin… enfin… chevalier ! me dit Colombine avec autant de baisers que de mots. (Je tombai à ses genoux, tout prêt à lui dire les plus belles choses du monde.) Eh ! non, non ! se hâte-t-elle d’interrompre ; j’ai parfaitement compris que tu m’adores. Je me suis expliquée : il n’y a plus qu’à prouver. Des arrhes mutuelles vont sceller notre sincère accord : voici, fripon, le commencement des miennes ! » En même temps se collant à moi de la tête aux pieds[19], me pressant, m’embrassant, elle me fait trébucher contre une chaise placée d’avance au milieu du cabinet. « Ne bouge pas, me dit-elle, » son joli doigt sur le bout du nez et comme à un toutou qu’on dresse. Je vois alors tomber aux pieds de la nymphe deux uniques jupes de taffetas et de linon ; elle n’a plus par le bas qu’une assez courte chemise de batiste. Déjà dans notre premier embrassement le fichu s’était déplacé : deux monceaux de neige fièrement séparés soutiennent, sans aucun art, à leur centre deux boutons brunets qui donnent par leur dureté l’indice bien sûr du désir… Il est à peine concevable combien la nature s’était plu à ce que cette femme fût singulière en tous points ! Elle avait d’étonnant que si la tête, le cou, les bras, le bas de la taille, les chevilles et les pieds étaient mignons, tout le reste offrait des potelures[20] enchanteresses. La jambe devenait moelleuse et ronde où elle cessait d’être fine ; la cuisse était un chef-d’œuvre ; sous un petit abdomen sans saillie, s’élevait un monticule dodu comme un chanoine, et non moins finement herminé. Le revers de tant de beautés ne peut pas mieux se décrire. Pardon, chère comtesse, si je vous fais tout ce détail ; mais moi-même, qui me serais fort bien dispensé pour lors de cette revue, toute délicieuse qu’elle était, j’avais été forcé de m’y soumettre. Mimi venait de passer d’un état trop suspect à celui de son actuelle perfection, pour qu’elle ne se fît pas un point d’honneur de ne me laisser aucune crainte. L’amour-propre et la probité la pressaient également de me faire toutes ces confidences ; elle poussa le scrupule jusqu’à vouloir que je visse de très-près de quel rose vif était désormais tapissé le sanctuaire des voluptés. Je n’obéis que pour lui faire, par un brûlant baiser, l’aveu de ma confiance absolue. Également honnête homme et n’étant pas moins dans le cas d’être vain à ma manière, je fis mes preuves à mon tour… « Dieux ! s’écrie-t-elle comiquement et tombant en adoration à la vue de ce que j’étalais. C’est bien la peine d’être beau comme un ange[21], quand on est assez fortuné pour avoir cela ! Je ne puis en croire mes yeux ! » En effet, elle y porte soudain ses deux mains jointes dans l’attitude de la ferveur ; un hommage plus pieux encore la courbe et met le comble à l’apothéose. Le saint faillit inaugurer fort à contretemps sa première niche ; heureusement on avisa soudain qu’il était temps de lui dédier un autre temple. Réfléchit-on en de pareils instants ! Serais-je assez ingrat pour rejeter les baisers d’une bouche qui ne vient d’être distraite que par un excès d’amour ! La mienne n’est-elle pas aussi coupable ! Elles se mordent, se dévorent, nos langues joutent, et tout se passant convenablement ailleurs, non sans quelque difficulté, d’abord nous sommes un, au même instant nous ne sommes plus !

Monrose, 1871, Figure Tome 2 page 55
Monrose, 1871, Figure Tome 2 page 55

« Malheur aux languissants mortels pour qui pareille fortune n’est qu’un rapide éclair ! Mimi et moi nous n’étions pas de ces stériles automates. Nos sens se turent longtemps pour laisser à nos âmes divisées tout le loisir de s’allier. Si deux fois encore elles tolérèrent le procédé mécanique de la matière, ces époques ne marquèrent aucun joint décidé dans la série des spirituelles voluptés.

« Nous pûmes, en un mot, nous flatter d’avoir joui pendant une demi-heure toute entière de cette béatitude sublimée que les disciples de Mahomet espèrent de goûter, sans intervalle, dans les bras de chaque houri, pendant un demi-siècle. »



CHAPITRE XI

APOSTILLE ÉPISODIQUE


« — C’est toujours cela de pris, dit mon extravagante se rajustant, et prouvant par mille petits soins de toilette que dès avant nos folies elle avait pensé à ce qu’aucun chiffonnage ne pût la trahir. L’énorme chignon n’était aucunement dérangé : à peine avait-il perdu quelque peu de sa poudre[22].

« Demain, continua la prévoyante Mimi, je vais sur le soir à Versailles ; tu auras soin de t’y trouver, au Juste[23], où mon appartement est déjà retenu. Là, comme j’ai mille choses à te dire, sans parler de ce que nous ferons, s’il plaît au ciel, tu me guetteras, et, à moins que le diable ne s’en mêle, nous coucherons ensemble. Il me faut toute la nuit au moins, d’après les vues que j’ai sur toi ! » Était-elle assez folle !

« Cependant nous commencions à nous apercevoir d’un surcroît de bruit au-dessus de nous : c’est qu’on était tout à fait sorti de table. Lorsque, après avoir mis ordre à tout, Colombine prit enfin le parti de quitter le propice entresol, j’offris de reparaître le premier auprès de nos convives. Mimi ne jugea pas cette précaution nécessaire : « Ils seront si bien ivres ou si occupés d’autres choses, disait-elle, qu’ils ne prendront pas seulement garde à nous. »

« Quand nous rentrâmes tout avait changé de face dans le haut. La salle du banquet était devenue un musée, décoré du clavecin qui cédait pour tout le reste du jour le salon au punch, au bischoff et à tous leurs accessoires. Devant l’instrument, mademoiselle Nicette, de l’air d’une pythonisse sur son trépied, étonnait, enchantait, ensorcelait MM. de Moisimont, Blandin et d’Aspergue, par des stances anacréontiques improvisées dans une langue qu’aucun d’eux n’entendait : un chaudronnement à peu près discord relevait de sa confuse harmonie les beautés de cette poésie bachico-lyrique. Sylvina, qui croyait savoir très-bien l’italien, parce que son mari l’avait parlé, faisait l’interprète, et s’extasiait en académicienne. Mais le vin l’avait emporté chez M. Des Voutes, qui d’abord l’un des admirateurs, était tombé ronflant dans un fauteuil, malgré les délices de cette musique.

« Mimi avait raison : nous traversâmes cette pièce sans qu’on fît à nous la moindre attention ; nous ne fûmes pas aussi imperceptibles dans le salon, quoiqu’il fût beaucoup moins habité. Notre brusque apparition faillit y déranger mademoiselle Adélaïde et le plénipotentiaire, dont les mains s’étaient mutuellement faufilées d’une manière qui n’est pas ordinairement de mise dans les cercles. Comme le comte entretenait quelque part ailleurs sa bonne amie Des Voutes, et que madame de Liesseval, couchée sur l’ottomane, s’y était endormie profondément, Adélaïde et le diplomate avaient cru pouvoir se permettre, bec à bec, leur petit badinage. C’était beaucoup que mademoiselle Adélaïde, telle qu’on la connaît, s’en tînt là.

« Mimi sut également escamoter et son rire et nos personnes. Accourus avec la prestesse de l’éclair, nous disparûmes de même. «  Maintenant, me dit-elle tout bas, je sais où doit être le comte avec sa Dodon : sachons un peu comment il s’y comporte ! » Elle me fait passer par un pan coupé débouchant de l’antichambre dans l’étroit dégagement des petites pièces : là nous pouvons entendre jusqu’au froufrou des vêtements… Bientôt la bonne Des Voutes dit à la suite d’un gros soupir : « Cela fait pourtant bien plaisir ! Quel dommage qu’il y ait du mal ! — Oui, riposta le comte, à ne pouvoir le faire dix fois par jour ! »

« Nous n’avions été absents que quelques minutes. Déjà cependant il se passait au salon une scène nouvelle. Madame de Liesseval gisait repliée de façon qu’en se baissant un peu, l’on pouvait se donner le plaisir d’admirer ses beautés secrètes… Le petit envoyé, malgré le calmant qu’on venait de lui administrer, n’avait pu contempler l’attrayante Antiope sans ressentir quelque envie de trancher du Jupiter. C’était justement comme nous reparaissions. Adélaïde ose bien nous faire signe de ne point troubler ce galant attentat. Pouvions-nous manquer d’indulgence !

« Le dernier voile est heureusement détourné. « Si vous avez du cœur, dit alors l’effrontée directrice de la manœuvre, vous allez déposer sur cet as de pique un baiser ! » Ô Bacchus, où, lorsque tu commandes, les plus graves personnages ne peuvent-ils pas s’égarer ! Un Allemand, un conseiller intime va singer le page français ! Un gros baiser tombe sur le chatouilleux bijou, mais assez gauchement pour que ce larcin criminel éveille la propriétaire. Dans le sursaut, elle s’étend en frappant si rudement du pied la poitrine du voleur, que celui-ci tombe à trois pas sur le derrière, coup de théâtre bruyant auquel tout le monde ne manque pas d’accourir, ce qui met le comble à la beauté du spectacle. « Vous êtes un peu vive, madame ! a l’impudence de dire fort tranquillement la cynique Adélaïde. Une horrible araignée venait de se couler sous vos jupes : je les ai en exécration, et n’osant vous en délivrer, j’avais prié Son Excellence de vous rendre ce service… — L’a-t-il ôtée du moins ! s’écrie la baronne, debout et se secouant avec effroi. — Je l’ai écrasée moi-même : voyez ! » En même temps Adélaïde a le front de montrer une semelle dont l’humidité donne en effet beaucoup de vraisemblance à son récit. « Pardon, madame, ajoute en se prosternant le justifié baron ; le reste est une petite gaîté que je croyais pouvoir dérober à votre profond sommeil. Puissé-je quelque jour être traité plus mal encore au prix d’avoir été plus criminel ! »

« Puisqu’il put échapper un sourire à l’offensée elle-même, sans doute il était bien permis aux spectateurs d’éclater. Ce fut avec d’autant plus de besoin de ma part, que l’espiègle Mimi me faisait voir, assez loin du canapé, la place où certain pied, réparateur des sottises de la main, avait anéanti, non la chimérique araignée, mais les précieux éléments de quelque possible arc-boutant de la diplomatie.

« Un pharaon, taillé par le comte, remplit le reste de la soirée : les robins n’y furent point heureux, mais leurs belles jouaient si mal ce jeu-là, qu’elles faillirent faire sauter la banque. Le tailleur était trop galant pour arguer de fausses cornes ces dames, dont l’une le dédommageait déjà par sa complaisance à faire très-bien, comme on sait, d’autres cornes au boudoir. Le jeu finit à minuit : j’eus l’aubaine de reconduire madame de Liesseval, avec qui je ne pus me dispenser de me conformer aux usages. « Rancune tenante, au moins, » me dit-elle au pied de son escalier. La présence du pointilleux cousin, qui se trouvait à l’affût, m’empêcha de répliquer par quelque épigramme. »



CHAPITRE XII

NOUVELLES AVENTURES. HERMAPHRODITE


« Le lendemain était un samedi. Ponctuel autant qu’amoureux, je vole de bonne heure à Versailles, à l’auberge indiquée. Arrivé le premier, je vois bientôt survenir madame de Moisimont elle-même, in fiocchi, sans hommes, accompagnée de la seule demoiselle Nicette ; leur dessein était d’accrocher, à l’issue du conseil, celle-ci le ministre de Paris, celle-là le ministre des finances, leurs protecteurs respectifs. Elles y réussirent. Vers minuit, je les revis au Juste, où je m’étais ennuyé comme un mort à les attendre.

« Nos affaires sont faites et parfaites, me dit madame de Moisimont avec son enjouement ordinaire ; ainsi nous pouvons souper sans soucis : nous veillerons ensuite à notre aise, car je n’ai guère envie d’assister au brouhaha de demain… »

« À mesure qu’elle parlait, mademoiselle Nicette pâlissait, et l’on voyait le voile du chagrin se déployer sur ce pittoresque visage. En effet, Mimi n’avait point dit tout cela sans dessein, et l’Italienne s’en trouvait fort contrariée. Cette étrangère, qui venait pour la première fois à Versailles, n’avait cessé de répéter dans la voiture combien elle aurait de plaisir à voir le lendemain le spectacle du lever, et à entendre la musique de la messe, curiosité bien naturelle, surtout chez une virtuose. Il y avait lieu de présumer que Nicette, jalouse, comme toutes les femmes, de se montrer avantageusement dans une occasion aussi solennelle, craindrait de compromettre sa fraîcheur dans une veillée. Il s’agissait donc de l’envoyer coucher de bonne heure, nous ménageant ainsi non-seulement le reste de la nuit, mais les heures encore que la curieuse irait passer le matin à la galerie. Mais Nicette, qui ne pensait pas sur toutes choses en femme, regimbait in petto contre l’ouverture faite par notre amie. Nous soupons.

« Malgré le succès de l’audience du soir, et quoique Mimi, non moins pétillante que le champagne, ait déjà fait voler au plafond les bouchons de deux bouteilles, Nicette ne peut être distraite d’un sérieux réfléchi. Nous lui demandons des vers ; elle en improvise de très-fous dans la bouche d’une femme, et qui n’ont aucunement l’air d’être analogues à la situation ; ils ont cependant un sens, et bientôt je vais, chère comtesse, vous donner le mot de l’énigme.

« Au sortir de table, on passe quelque part où les dames se rendent volontiers ensemble et sans suite. Au bout d’un temps un peu long pour semblable cérémonie, j’entends mes convives revenir fort vite, et faisant assez de bruit. La porte s’ouvre : « À mon secours, chevalier ! » me crie fort gaiement Mimi, que Nicette, bien éloignée d’être gaie, s’efforçait de ramener en arrière. Comment me mêler de leur dispute !

« On rentre cependant ; Nicette ferme la porte d’un air boudeur ; madame de Moisimont, s’approchant de moi, continue : « Je viens, ma foi ! de l’échapper belle ! Cette Sapho voulait me donner là-bas du fil à retordre. Tubleu ! comme il va ! » Cette plainte amphibie, loin de m’instruire, contribuait à m’embarrasser. « Eh bien oui, madame, repart avec feu l’égarée Nicette ; je l’avouerai donc, puisque vous venez de le trahir, cet amour que vous devez être fière d’inspirer même à notre sexe ! — Notre sexe, Nicette ! il y a bien quelque chose à redire là-dessus. (Comme tout cela m’étonnait !) — Vous êtes bien Française, madame ! riposte l’agresseuse ; une Italienne à qui j’en aurais dit autant qu’à vous, me ménagerait et ne me ferait pas rougir devant un étranger. — Un étranger, encore ! vous n’avez pas le sens commun, Nicette : le chevalier est mon amant ; nous nous aimons à la folie ! »

« Je ne sais qui de Nicette ou de moi fut le plus assommé de cette indiscrétion gratuite. La virtuose, furieuse, frappe du pied, étend avec bruit ses bras élevés contre la muraille, et s’y colle la face. L’instant d’après, elle veut sortir brusquement ; je m’y oppose, craignant que, dans un premier mouvement, elle ne fasse la folie de retourner à Paris compromettre, auprès de M. de Moisimont, son épouse étourdie. Je saisis Nicette avec les ménagements qu’on doit à ses habits ; nous lui parlons raison ; enfin, elle paraît l’entendre.

« — Vous êtes bien bons tous deux, dit-elle, plus maîtresse d’elle-même et nous serrant les mains. Hélas ! voilà comme je suis : je ne sens rien à demi ; la nature, en m’accordant deux sexes, m’a départi double dose d’âme et de passions. Homme ou femme, j’en aurais trop de la moitié. Quand un climat ardent m’a vu naître, quand je ne jouis de l’existence qu’à de bien extraordinaires conditions, il serait cruel d’exiger de moi que je fusse à l’unisson de vos affections superficielles et de vos badins usages. — Chevalier, interrompt pour lors la folle Mimi, d’après son propre aveu, j’opine qu’on peut bien te mettre un peu plus dans la confidence. Approche et juge par tes sens du prodige que tout à l’heure on m’a fait voir. — S’il me touche !… » coupe tragiquement Nicette avec une expression menaçante.

« Je n’avais garde de me faire arracher les yeux. « Oh bien ! repart Mimi, dont le rôle était différent du mien, si le chevalier est un homme délicat à l’excès, je suis femme, et veux voir les choses de plus près, à mes risques et périls ! » En même temps, elle se jette, bon jeu, bon argent, aux jupes de Nicette ; soit amour, faiblesse ou secret consentement, après une faible résistance, cette créature équivoque laisse parvenir au but une main à qui dès lors il est permis de fourrager.

« Ce n’est point une plaisanterie, me dit après deux minutes l’intrépide visiteuse, elle a tout ! — Tant mieux pour elle ! » répondis-je assez tranquillement, peu content d’ailleurs d’une diversion qui me semblait occuper trop mon amante, et retardait du moins l’heureux moment où je devais partager son lit. « Eh bien, ma chère Nicette, continue ma beauté, s’il est vrai que j’aie sur toi quelque empire, et que tu participes à la galanterie du sexe dont je ne suis pas, j’ai le droit de te commander. À ton obéissance on te reconnaîtra. J’exige que tu fasses voir au chevalier ce que je viens de toucher. Songe que si tu refuses, je tiens désormais pour le plus insolent outrage cette exhibition de pièces que tu t’es permise au cabinet. »

« L’essentielle qualité de Nicette n’était point la pudeur : l’occasion était belle de faire preuve d’amour ; elle se lève donc, et livre, sans scrupule, à mes regards une conformation bizarre, de nature en effet à dérouter un observateur. Cet amphibie, fort exercé sans doute à produire avantageusement des singularités qui n’étaient pas le moins adroit moyen de sa charlatanerie, serrait les cuisses avec quelque affectation ; cette pression donnait à certain hochet, à peu près imberbe et sans grelots, l’air de sortir d’un bourrelet dont les lèvres écartées du haut, vu le volume du cylindre, se réunissaient par le bas, figurant, comme à l’attribut naturel du beau sexe, le seuil magique du centre des voluptés.

« J’espère qu’il va m’être permis de toucher ; mais non : Mimi seule aura ce privilége. On prend ce doigt… qui chez les neuf dixièmes des femmes est particulièrement au fait de semblable local. Nicette promène à mes yeux ce doigt connaisseur, du haut en bas du sillon, et le fait heurter avec quelque prétention contre l’angle inférieur. En même temps l’autre caractère, quoique d’une consistance alors douteuse, exprime, par quelques soulèvements masculins, la part qu’il prend lui-même à l’honneur de cette visite. »



CHAPITRE XIII

EXCÈS DE FRANCHISE DE LA PART DU
CONTEUR. HOROSCOPE ACCOMPLI


Cher lecteur, vous avez, je gage, la même pensée que j’eus dans le temps. Ne vous semble-t-il pas que Monrose, oubliant qu’il doit se confesser seulement, improvise, pour s’amuser, une invraisemblable folie ? Patience ; ne soyez point trop léger à fixer votre jugement, et daignez suivre avec moi le fil de cette véridique histoire. Voici ce que Monrose y ajouta :

« Croirez-vous bien, chère comtesse, que je n’en suis pas encore au plus étonnant de mon aventure ? Il était écrit que toutes mes passions, non moins sentimentales que fougueuses dans leur origine, dégénéreraient subitement et toujours par la faute des femmes… Vous souriez ? Oui, comtesse, je parle ici même de vous, qui, si vous ne m’aviez pas en quelque façon chassé quand je voulais de si bonne foi… — Vous me cajolez, fripon ! Je vois d’ici que vous allez avoir à faire passer quelque chose de difficile et que vous vous recommandez à mon amour-propre ! L’hameçon est découvert : ainsi tenez-vous ferme, et renoncez surtout à mettre si cavalièrement sur le compte des femmes les vicissitudes convulsives de vos inclinations. Cette guerre de hussard que vous n’avez cessé de faire au beau sexe, vous plaisait fort, et je vous aurais bien attrapé si j’avais été femme à passer bail avec vous ! Mais oubliez-moi dans ce moment, et parlons de vos solliciteuses de Versailles. » Il poursuivit :

« Nul doute que sans Nicette, madame de Moisimont ne m’eût donné, selon sa première intention, une nuit franche et complète ; mais un second aimant commençait à l’attirer et combattait un peu l’effet du mien. Si les premières dispositions avaient pu s’accomplir, Nicette, renvoyée, à moins qu’elle ne se fût retirée de son propre mouvement, aurait occupé la chambre qui lui était destinée ; j’aurais fait semblant de me retirer dans la mienne, d’où je serais bientôt revenu me jeter dans les bras de l’adorable Mimi ; mais les trois quarts de ce mystère étaient inutiles quand notre liaison venait d’être imprudemment affichée. Si l’on m’aimait à la folie, on était bien tant soit peu sensible, à la déclaration qui s’était faite dans le fatal cabinet. À quoi bon maltraiter un être bien épris, piquant par beaucoup de singularité, désirable et mis étourdiment en possession d’un dangereux secret ? Faudra-t-il lui donner le crève-cœur de méditer dans une triste chambre d’auberge tout le bonheur dont une femme adorée allait combler sans doute un rival avec lequel il y aurait des moyens d’accommodement ? Non : Mimi, coquette et brûlante, n’était pas capable d’un trait de dureté qui n’aurait abouti qu’à retrancher quelque chose à ses propres jouissances. Que dis-je ! il devait entrer dans les idées de cette femme extravagante, que mettre en commun l’aubaine d’une Nicette, convenable à tous deux, c’était faire, en faveur de moi-même, preuve de générosité !

« Voilà, ma chère comtesse, tout ce qu’il me fallut extraire des propos et de la conduite que tenait ma chère, inconstante et folle Mimi depuis l’explosion des feux de Nicette jusqu’à l’instant du coucher, qui se fit… — comme vous le prévoyez déjà ? — dans un même lit, heureusement assez vaste pour comporter notre singulier assemblage.

« J’avoue qu’un peu piqué de certaines privautés que ces dames s’étaient préalablement permises, je résolus en secret de me venger à ma manière, et de faire si bien les choses en faveur de Nicette elle-même, que madame de Moisimont eût peut-être quelque dépit de m’avoir partagé. Quant à la passion de Nicette, ne la battais-je pas à plate couture avec une seule moitié de mes moyens !

« J’ai dit comment avait calculé Mimi, comment je calculais à mon tour ; plus tard je ferai connaître quels étaient aussi les calculs de Nicette.

« À peine l’avide Mimi se trouve-t-elle entre nous deux, que de droite et de gauche elle procède à l’inventaire de ses richesses. Ensuite, prenant à l’hermaphrodite une main qu’elle attire chez moi… sur ce que je ne puis mieux désigner qu’en ne le nommant pas : « En conscience, dit-elle, le tien aurait beau, comme nouveau venu, prétendre à l’honneur du pas, tu conviendras que celui-ci n’est pas fait pour le lui céder ! » Mimi parlait encore, que l’Italienne, rebelle à cette décision, proteste par le fait, s’élance, et… peu s’en faut qu’on ne me frustre !… Ce transport, flatteur sans doute pour celle qui en est l’objet, est trop à mon désavantage pour que je ne me hâte pas d’en empêcher la réussite. Par bonheur Mimi, si vivement disputée, penche un peu pour moi ; se dérobant avec souplesse, elle met l’entreprenante Nicette en défaut ; je repousse avec ménagement cette tenace concurrente ; le champ de bataille me reste, je m’y établis en vainqueur et savoure à longs traits les délices du triomphe.

« Dieux ! quelle femme que cette Moisimont ! Quel inconcevable alliage de tendresse, de fougue, d’abandon et de délire ! Les moments heureux de la veille ne m’avaient donné qu’un léger avant-goût de tant de voluptés ; maintenant Mimi se livre sans réserve ; elle donne l’essor à tous ses feux ; elle déploie toute la perfection de sa manière ; ma fortune n’a plus rien de terrestre : je plane dans l’élément du plaisir.

« Mille glaives se plongeant dans mon sein n’auraient pu me faire sentir les aiguillons de la douleur ; à plus forte raison, hélas ! une trahison, revêtant la livrée du badinage, pouvait-elle m’assaillir sans que je fusse à temps sur mes gardes. Un accessoire si peu nécessaire qu’il faisait à peine pour moi l’effet d’une bougie allumée au moment où le soleil de midi d’un beau jour d’été darde ses rayons avec fureur ; un… je ne savais quel travail qui me semblait être de la part de Nicette plutôt un procédé galant qu’un sournois attentat…

« — Quoi ! m’écriai-je, l’interrompant, cette fille, cette amante éperdue qu’outrage votre bonheur ! Elle… Serait-il bien possible que j’eusse deviné !… — Vous pouvez tout conjecturer. Oui, ma chère comtesse, pourquoi n’en pas trancher l’humiliant aveu ! Cette fleur idéale que ni Carvel, ni le père principal, ni le lord Kinston ne purent m’arracher, une femme ou plutôt un démon ose essayer de la surprendre, et mon frénétique bonheur, mon délire extatique lui permettrait d’y réussir, si le seul hasard de ma conformation n’y mettait un invincible obstacle ! C’est ainsi que la perfide Nicette méditait de se venger à la fois et de celle qui me préfère et de moi, qu’elle voit préférer. Quelle humiliation intérieure lorsque enfin je réfléchis ! Que je me hais surtout lorsque je dois m’avouer que, de peur de perdre la moindre douceur du crépuscule de ma jouissance, je n’avais pas la vertu d’écarter l’infâme Nicette, et demeurais sa conquête assez longtemps pour que madame de Moisimont eût enfin le temps de s’apercevoir d’un travail qui pouvait aboutir à me déshonorer ! »



CHAPITRE XIV

DE MAL EN PIS. ORAGE. SENTIMENTS CONFUS


S’il pouvait y avoir quelque chose de plus ridicule au monde que ce que venait de confesser mon cher neveu, ce serait le ton de Jérémie et les réflexions morales dont il avait bigarré son récit. La tête plongée dans ses mains, il se taisait ; j’eus pitié de lui. « Sans doute, lui dis-je, il est louable, en pareil cas, de se rappeler qu’un brave militaire est taché, s’il fut exposé par derrière aux coups de l’ennemi, mais ici je ne vois qu’une surprise : votre honneur pouvait d’autant moins souffrir de l’outrage, qu’il venait de la part d’une femme… — Eh ! plût à Dieu ! s’écrie-t-il ; mais n’anticipons point ; souffrez, chère comtesse, que nous marchions à grands pas vers l’issue du dédale de honte où ma franchise inconsidérée m’a fait conduire votre curiosité.

« — Oh ! la vilaine ! ne put s’empêcher de dire, quoiqu’en riant, la folle Mimi. Certes, mademoiselle Nicette, vous me donnez une belle preuve de votre amour prétendu ! C’était bien la peine d’en faire tant d’étalage dans ce cabinet ! et je suis singulièrement payée d’y avoir pris un peu d’intérêt ! » Quant à moi, je n’avais qu’un moyen de laver mon injure. Je songeais à l’employer, lorsque Mimi elle-même m’y excite. Elle est doublement intéressée à me voir occuper la terrible Nicette, qui déjà se disposait à me succéder. Je pare le coup encore une fois. Ce démon qu’on nommait Nicette est jeté dans l’attitude qui convient à ma vengeance… Alors, la rusée créature, avec de bonnes raisons pour ne pas s’abandonner tout à fait à ma discrétion, s’empare du trait et se rend maîtresse de le diriger. Elle est sur le dos, se ployant en demi-cercle, les genoux élevés presque à la hauteur du menton : je n’ai pas de peine à supposer qu’apparemment la singularité de sa conformation exige cette position gênante. Je me résigne, l’idée d’avoir une hermaphrodite m’exalte ; le piquant de notre double rapport, un art qui, pour être différent de celui de l’adorable Mimi, ne laissent pas d’avoir certain mérite ; le désir encore de ramener complétement à moi la capricieuse amphibie, qui, tandis que je la sers avec ardeur, recherche les baisers de sa rivale, et l’occupe encore d’une autre façon ; tout cela souffle mes feux et me vaut de faire à Vénus le plus fastueux sacrifice.

« Mais quel froid mortel me saisit, lorsque, m’occupant de ce qu’a pu devenir chez Nicette un sexe oisif tandis que je tenais l’autre en activité, je reconnais que je suis dupe encore et que ma revanche est une méprise abominable ! Je saute à bas du lit, je prends un flambeau, j’accours… Déjà l’enragée Nicette est dans les bras de mon infidèle amante. Je les découvre du haut en bas ; je visite : elles vont leur train, comme si elles étaient seules au monde ! J’ai tout le temps d’enrager et de m’assurer qu’au lieu d’être des deux sexes, la perfide Nicette n’est d’aucun ; que cette jolie femme n’est qu’un joli homme dégradé ; que le sillon qui ci-devant avait trompé mes yeux, n’est qu’une impasse factice, bizarre mais effrayant vestige d’une amputation ; m’en voilà convaincu ; en un mot, je n’ai fait que restituer à Nicette une réalité pour un semblant : le voyage eût été le même si un terrain vierge ne se fût invinciblement refusé chez moi à ce qu’avait permis sans résistance chez Nicette une route… hélas ! si frayée, que je ne pouvais me dissimuler qu’elle fût publique.

Monrose, 1871, Figure Tome 2 page 78
Monrose, 1871, Figure Tome 2 page 78

« Cependant, tandis que je me désespère, ma volage amante subit avec recueillement les transports du monstre : celui-ci, tout à sa nouvelle besogne, s’embarrasse peu de mes recherches curieuses ; tous deux m’ont totalement oublié. J’ai trop d’indignation pour qu’il me soit possible de rentrer dans ce lit, théâtre du parjure et de la dépravation. Je rallume le feu ; je prends quelques vêtements et, plongé dans une bergère, je médite sur ma honte compliquée ; on me donne tout le temps d’en savourer l’amertume ; il semble qu’exprès les impudiques aient juré de ne jamais cesser… Au bout d’une demi-heure enfin, c’est Mimi qui, d’une voix faible, demande quartier. « Ôte-toi, dit-elle, je n’en puis plus ! » Presque en même temps elle m’appelle… « Chevalier !… chevalier ! » Je ne réponds point. Elle détourne le rideau, me voit. Une troisième fois et du ton de l’inquiétude : « Chevalier ! — Eh bien, madame, que me voulez-vous ? » La sécheresse de mon ton l’alarme, elle s’élance ; accourant où je suis, elle se précipite dans mes bras, qui la repoussent… « Est-ce bien le même Monrose ! dit-elle ; toi, dur et presque brutal avec ta tendre Mimi ! » Je me lève furieux. « Il est fou ! » La remarque m’irrite encore davantage. Je la couvre d’un regard foudroyant ; cependant une larme trahit ma faiblesse ; je me sens avec dépit une bien singulière espèce d’attendrissement, puisque je bouillais en même temps de rage. Je veux sortir de cette chambre funeste ; Mimi, à genoux, s’efforce de me retenir… Mes pas l’entraînent sur le tapis ; elle est en larmes à son tour. Mon cœur se brise ; je me fais des reproches. Mimi gagne son procès : je ne vois plus en elle qu’une folle, capricieuse mais tendre, de qui ses lubriques erreurs ne doivent point faire penser que son cœur n’est capable d’aucun bon sentiment. Je la relève tremblante, presque évanouie : hélas ! le peu de force qui lui reste est pour me presser contre son cœur ; elle mouille de ses larmes une joue sur laquelle elle vient de coller la sienne, craignant avec raison que ma bouche ne refusât ses baisers. Je la porte au lit ; je l’y couche ; ses bras me retiennent : nos pleurs se mêlent[24], mon cœur palpite vivement sous la main qui le consulte, tandis qu’un sein oppressé me marque, par son soulèvement précipité, que l’âme éprouve la plus violente agitation, quand la bouche se condamne au silence… »



CHAPITRE XV

RETRAITS DE NICETTE. ÉTONNANTE MORALE
DE MIMI


« Nicette avait trop de pénétration pour ne pas saisir le sens de cette singulière scène. « Que n’ai-je pu me douter de tant d’amour ! dit-elle avec quelque dépit ; vous n’auriez eu ni l’un ni l’autre à vous plaindre de moi. » En même temps, elle se lève. Mimi me faisait face ; mais, avertie par le mouvement de Nicette, sans la regarder elle lui tend une main ; Nicette répond avec transport à cette attention, en baisant cette main qu’elle a saisie et qui, par une douce pression, semble lui dire : « Ne nous quittons pas avec inimitié. » Trois fois Mimi la rassure, et témoigne qu’elle est elle-même un peu rassurée. « Et vous, monsieur ? » ose aussi me dire la funeste Nicette en me tendant sa main libre. Je lui vois dans ce moment des yeux si doux, si magnétiques, un prestige si complétement féminin, qu’oubliant tout ce que j’ai appris aux endroits décisifs, je goûte encore l’illusion de la vue d’une femme charmante. Je ne baise point, à la vérité, la main du joli monstre, mais je lui exprime du moins sans équivoque que je ne puis le détester… « Demain, dit notre fatale compagne, demain, si vous êtes juste, vous pourrez me revoir : je ne me ferai pas presser pour me rendre à vos ordres… Soyez heureux (ses larmes coulent alors), et ne haïssez pas la malheureuse Nicette ! » À ces mots, prononcés avec sentiment, elle passe dans l’autre pièce et nous laisse.

« On est bien fou quand on aime ! » dit après un long silence madame de Moisimont, près de qui je ne m’étais point encore recouché. « Madame, répliquai-je, je serais bien malheureux si cette réflexion me regardait seul ! — C’est à moi, par malheur, que je parlais, cruel !… Eh bien ! quand finirez-vous de bouder, et qu’attendez-vous pour reprendre votre place ? Ou bien songez-vous aussi à m’abandonner ! » J’étais bien contrarié, je l’avoue. Non-seulement je me sentais assez faible pour être tout prêt à rentrer dans cette lice de déshonneur, mais il me semblait qu’on était bien bonne de m’y inviter ; que j’avais tenu dans toute cette aventure une conduite ridicule et cruelle ; enfin, que j’avais peut-être moi-même autant de tort avec Mimi qu’elle pouvait en avoir avec moi. Cependant je quittais bien lentement ma robe de chambre. La passionnée Mimi se hâte de m’en délivrer ; si je la laissais faire, elle arracherait ce qui fixe le vêtement que l’Amour déteste le plus. Séduit enfin, réenchanté par cette tendre impatience, je m’y conforme : derechef me voilà dans ce lit dont la jalousie et l’humeur m’avaient exilé. Je suis saisi, pressé, accolé, dévoré. « Ah ! me dit-on alors à travers mille baisers, que Mimi soit pulvérisée par la foudre, si elle a cru un moment t’offenser ! Quelle importance peux-tu donc attacher aux formes purement matérielles de l’amour ? Qu’est donc pour toi ce sentiment, ou cette fièvre, ou cette démence ? Est-ce de l’amour à ta manière que tu as pensé m’exprimer en me déchirant le cœur ! » C’était trop de questions à la fois pour que je pusse répondre : on continua.

« — Je crains, mon bon ami, de t’avoir fait trop d’honneur en supposant que je pouvais m’abandonner à toi sans nous être étudiés davantage. Mais, écoute ; connais-moi tout entière : tu sais ce que je vaux pour le plaisir ? Eh bien ! apprends que je me pique de valoir bien plus encore par mes sentiments[25]. Je n’avais rien aimé jusqu’au moment de te voir. Mes sots adorateurs de province, — un histrion, que je méprisais en me servant de lui comme d’un ustensile commode pour les besoins de mes sens, mais nullement cher ni précieux ; un Moisimont, que je n’ai préféré pour m’unir à lui que parce qu’il avait encore plus de sottise et moins de caractère que ses compétiteurs, — rien de tout cela ne m’avait fait sentir si j’avais une âme. L’histrion, l’époux, le premier venu…, toi-même, ne t’en déplaise, tout charmant qu’on te voit, vous seriez tous également bons pour moi, quant à l’objet physique ; mais je devais t’aimer. Cette chance seule, et non la supériorité de tes agréments, t’a tiré pour moi du pair, et me fait être avec toi… ce qui m’a paru surpasser ton attente. Il faut te l’avouer, Monrose, dès ce fameux soir où je te vis à la chaussée d’Antin, tu me plus…, mais je dis à l’excès ; oui, tu me tournas subitement la tête. C’était à toi que je buvais coup sur coup des rasades de champagne. Ce fut à toi que je projetai d’élever mon âme dans cette passade où je n’entraînai si cruellement ce bélître de Rosimont, qu’afin de me procurer à la fois la jouissance d’empoisonner un traître et de sceller d’un voluptueux sacrifice le vœu mental que je te faisais de mon premier sentiment, du premier véritable essor de mon âme. Mon état cruel, la faveur où je te voyais dès le premier instant auprès de ces coquettes qui nous recevaient, ne laissaient pas de m’alarmer. Mais bientôt j’appris ton accident : j’en bénis le ciel ; je vis que ta course dans la carrière du bonheur n’allait pas être moins retardée que la mienne ; que nous allions nous traîner du même pas, et que j’arriverais au but à peu près en même temps que toi. J’aurais dressé volontiers un autel à l’empoisonneuse Flakbach, comme en maints lieux on sacrifie dévotement au mauvais principe… »



CHAPITRE XVI

SUITE, OÙ MONROSE CONTINUE DE LAISSER
PARLER MIMI


« Heureusement, poursuivit-elle, j’ai plus d’une passion. Non moins ambitieuse que tendre et lascive, je saisis l’occasion qui s’offrait de connaître plusieurs gens en place : mes remèdes ne m’interdisaient pas absolument de sortir. Mille soins d’intrigue firent une propice diversion à l’amour qui, s’il m’avait exclusivement occupée, me serait infailliblement devenu funeste. J’eus bientôt pris la mesure de quelques-uns de ces colosses qui se partagent le pouvoir et la distribution des faveurs de la fortune[26]. Je démêlai qu’ils n’avaient eux-mêmes guère plus de hauteur réelle que leurs représentants en sous-ordre, qui s’efforcent de paraître des géants à leur tour. J’observai que presque tous ces êtres si respectés, si redoutés des sots, étaient à mener par le nez, tout comme le vulgaire ; qu’ayant la plupart un ou plusieurs vices favoris, que certains les ayant tous, il ne s’agissait, pour pécher ces énormes poissons, que d’amorcer, pour chacun, la ligne d’une manière convenable. Sûre, grâce à toi, de ne plus prendre de l’amour pour personne, et de porter désormais imperturbablement mon cœur dans ma tête, je me dis : « Poursuivons avec acharnement la richesse et les honneurs. » Je jurai de t’aimer ; je me flattai que tôt ou tard je t’attacherais à moi ; je me réservai de goûter avec toi seul les voluptés de l’âme ; quant à celles des sens isolés, il me sembla que je pourrais fort bien les convertir en monnaie courante[27], pour acheter du crédit, des protections, de l’accès et des réussites. Oui, mon cher, telle est ma philosophie, que je crois ce système très-compatible avec une véritable et complète préférence du cœur ; car enfin les bases uniques d’un pacte entre gens qui s’aiment, sont la sympathie, l’union d’intérêt, la sûre et brûlante amitié, qui n’ont rien de commun avec quelques… gestes[28] absolument insignifiants, quand ils se passent entre deux automates, si rien n’est comparable à leur magie quand ils résultent de la sublime inspiration de deux amants… »

Monrose respirait. « Voilà la première fois, lui dis-je, que j’ai vu l’amour marcher comme le mène votre incompréhensible Moisimont. Elle débute dans le monde par un libertinage tout cru, qu’ensuite elle débrutalise un peu par quelque hypocrisie : de là son mariage. Puis elle devient sensible, mais c’est pour se réserver tout de suite la commodité d’être, sans reproche, à l’univers ! Au reste, elle ne prétend à rien moins qu’à convaincre son amant que son lot suprême diffère infiniment de celui de ses rivaux, parce que ceux-ci, bien que puisant à discrétion, tout comme lui, dans la caisse des revenus, n’ont toutefois aucune part à la propriété du capital ! L’étonnant, le merveilleux par dessus tout cela, c’est la métaphysique ou, pour entrer dans le sens de la belle dame, c’est l’épuré platonisme de sa banalité. Voilà, je le répète, un caractère des plus neufs, et de nature à mettre en défaut la science des gens qui se croyent habiles à disséquer le cœur humain. Voyons pourtant à quoi doit aboutir cette éruption d’originale philosophie. » Monrose sourit et continua de faire pérorer l’étrange métaphysicienne.

« — Chevalier, ajouta Mimi, c’est d’après mes bizarres idées que dès notre premier bec-à-bec je t’ai jeté mes faveurs à la tête comme l’aurait pu faire une fille publique ; c’est d’après mes idées que rien ne m’étonnait hier chez notre grand-chanoine, n’y voyant que des actes d’ivresse et des besoins satisfaits, en un mot, de l’argent jeté par les fenêtres : or, ne vaut-il pas mieux l’employer, cet argent, à quelque chose d’utile ? Moi-même je me proposais bien de me permettre quelques jours de gaspillage avec toi : c’est sur ce pied que, renvoyant à mettre plus tard un peu d’ordre dans nos affaires de cœur, je ne me suis fait aucun scrupule d’associer Nicette à notre petit carnaval. D’honneur ! je t’ai vu, sous l’ombre de jalousie… — N’achevez pas, interrompis-je d’un baiser. Ne me retracez pas ma funeste aventure. — Tu déraisonnes, mon cher. Funeste ! elle est charmante. Ne sois point ingrat ; ne t’ai-je pas vu jouir ! n’étais-je pas moi-même heureuse de tes plaisirs ! Oui, fripon, je les partageais quand tu me voyais raccrocher, sur les lèvres de Nicette, ton âme dont tu lui faisais part avec tant de vigueur. Il n’eût tenu qu’à toi, plus juste, moins humoriste, d’éprouver à ton tour que ces ricochets de volupté ne sont pas sans douceur. Il eût fallu pour cela supporter, comme je venais de le faire à ton égard, le nouveau succès de Nicette ; la voir sans humeur dans mes bras, et rendre ainsi sa peu signifiante manœuvre délicieuse pour moi, dès qu’embrasée de tes baisers, j’aurais englouti deux âmes à la fois ; mais ton caprice jaloux a tout gâté, mon cher. Avoue cependant que nos imaginations du moins ont eu une hermaphrodite…, que ce n’est pas une chose ordinaire, et qu’il y aurait bien de la sottise à nous affliger de notre délicieux quiproquo[29] ! »

« J’aurais dû vous dire, ma chère comtesse, qu’à travers des ébats trop longs pour que Mimi n’eût pas le temps de réfléchir, elle s’était mise assez au fait de la conformation de notre hermaphrodite, pour qu’elle sût enfin tout aussi bien que moi que Nicette n’était qu’un charmant gîton. Après s’être justifiée pour son compte, ou croyant du moins l’avoir fait, voici ce qu’elle ajouta pour tâcher de me remettre bien avec moi-même : « Que les hommes sont fous de se forger gratis de chimériques anxiétés ! Où diable est-on allé placer un tarif d’honneur, de vertu, de honte, de repentir ! Un être singulièrement conformé te fait une sottise dans un moment où tu ne pouvais t’y opposer, mais n’y réussit point. Si cet être était femme, il n’y aurait qu’à rire de cette gaîté. Ce n’est pas une femme : tu l’ignorais. Cependant, dès que tu l’apprends, la crainte d’un déshonneur commence d’exister ; mais tandis que durait encore ton erreur, tu serres à ton tour dans tes bras l’être charmant à titre de femme, tu crois triompher d’une femme : l’illusion complète a pour toi mille délices ! Un maudit scrupule te fait vérifier, après coup, qu’il y a dans ton calcul quelques lignes d’erreur. Ici naît une prétendue flétrissure, et tu te crois dans le cas du désespoir ! Détestables subtilités, mon ami ; funeste abus du raisonnement. Pour moi, je trouve ton accident fort graciable : dût l’univers te huer, Mimi du moins t’absout de toute son âme. Viens, mon adorable chevalier ; mes intentions sont, comme tu vois, bien franches ; mais j’espère te former assez pour que tu ne te désespérasses point, si jamais il pouvait aussi me prendre la capricieuse envie de t’attraper. »

« Déjà Mimi s’évertuait à me donner une preuve brûlante du parfait retour de sa faveur. Malentendu, querelle, épisode, tout était réciproquement oublié. C’était la céleste Mimi de l’entresol tout entière dont j’occupais pleinement et l’âme et les sens. Chez moi, le sentiment d’être réellement aimé ; chez elle, la satisfaction d’avoir avec succès déclaré le secret de sa tendresse, tout concourait à combler notre bonheur. Le reste de cette mémorable nuit fut pour nous un tissu ferré des plus inexprimables délices. »



CHAPITRE XVII

IDÉES DONT ON JUGERA. CROQUIS DE
L’HISTOIRE DE NICETTE


Je me serais bien gardée, cher lecteur, de vous rendre avec tout ce détail l’étrange confidence de Monrose, si la manière dont elle m’affecta moi-même dans le temps, ne m’avait pas avisée que cette aventure jette une grande lumière sur l’incertitude où mille fables diverses nous laissent au sujet des hermaphrodites. On ne peut nier sans doute qu’il ne dépendît du Créateur de jeter, par-ci, par-là, sur la terre des individus gratifiés des deux natures ; mais cette singularité ne pouvant avoir aucun but qui ne fût contraire au système général de la création, nous devons supposer que le Grand-Être n’a dû jamais se permettre d’opérer, comme exprès pour se démentir, un inutile prodige… Il y a beaucoup à parier, au contraire, que dans tous les temps, les hommes sujets aux mêmes passions, aux mêmes caprices, ont été avides de la beauté, sous quelque forme qu’elle s’offrît, et n’ont pas mieux demandé que de tomber, sans y regarder de si près, dans le piége des Nicettes. Croyons que mille individus chantés, célébrés en tant de lieux, et dont quelques-uns ont obtenu l’honneur de l’apothéose, n’ont été de leur temps ou que des victimes de cet art cruel qui conserve à l’adolescence quelques formes féminines au prix de la virilité, ou que de tolérants jouvenceaux qui, soit pliés par l’esclavage, soit façonnés par la dépravation de leur siècle, se sont rendus habiles à recevoir comme la nature les avait destinés à donner ; croyons que l’amour amphibie qui convoite ces êtres équivoques, leur a partout élevé, plus ou moins furtivement, des autels, et que, de la nécessité du désir de justifier des affections, un culte partout proscrits par les lois, est née la palliative chimère de l’hermaphrodisme.

Par la suite, j’ai voulu voir moi-même cette Nicette, dont il serait bien temps sans doute de s’occuper moins, mais j’aurai bientôt fait, cher lecteur, de te répéter ce qu’elle m’a conté de l’origine de sa double représentation.

Né d’une célèbre cantatrice de Rome et d’un monsignor, Nicetti, beau comme un ange, avait atteint l’âge de douze ans. Dès lors précoce en tout genre, il était également dominé par les passions des vers, de la musique et des femmes. À Venise, un jour le directeur de l’Opéra le surprend à dévirginer de bon courage une enfant de neuf ans, sa fille unique, petit chef-d’œuvre de beauté dans son genre, et dont les prémices n’étaient assurément pas destinées au gaspillage qu’exerçait sur elles l’amoureux Nicetti. L’homme atroce approche, saisit par derrière et tord avec fureur de pauvres petites amulettes[30], hélas ! bien innocentes, car elles n’étaient pas encore assez mûres pour mettre du leur au crime qui se commettait : elles en deviennent les victimes.

Le petit malade est longtemps entre la vie et la mort. En vain, malgré l’intérêt d’en faire un virtuose, a-t-on essayé de lui conserver, s’il est possible, ce qui fait nos plus chères joies ; chaque jour le ravage de l’inflammation exige le sacrifice de quelque parcelle. La macération était générale ; l’enveloppe elle-même ne pouvait être sauvée. Cependant au bout de trois mois, l’habile homme qui dirigeait le plus difficile pansement, observe que les chairs extérieures se disposent enfin à la cicatrisation ; mais, prudent, il craindrait, en la favorisant trop tôt, de renfermer peut-être quelque principe destructeur ; il retarde donc, et jusqu’à ce qu’il soit absolument sûr de son fait, il entretient, au moyen d’un anneau d’or de forme ovale allongée, l’ouverture de l’ulcère fatal. Il résulte de ce soin une double cicatrisation : l’intérieure, qui met le sceau à la guérison de l’infortuné Nicetti, et l’extérieure, qui convertit en un bourrelet, modelé sur l’anneau d’or, les longs bords de la balafre. De là cette parfaite apparence d’une nature féminine au-dessous de la masculine. Celle-ci, grâce, soit à l’âge de l’opéré, soit à quelque reste furtif de ce qui recèle l’élément de la vie, conserve du moins, après cette cure, la précieuse faculté de croître avec le reste du corps, et le bien plus cher privilége de cette intéressante variation… Mais il est des choses qu’on ne peut entièrement définir. Bref, la maturité, l’exercice et surtout l’excessive lubricité de l’individu perfectionnent par la suite un don sauvé par miracle. La nature, cette admirable mère, dédommage par des affections particulières l’être charmant qu’on a si traîtreusement dégradé. Elle veut qu’il attire les deux sexes, comme il en est attiré lui-même. Mille aventures qui ne sont pas de notre sujet enrichissent les premières années du délectable Nicetti, jusqu’à ce qu’enfin il lui convienne d’être Nicette, afin de s’échapper sous l’habit féminin, et de s’expatrier sans péril, lorsqu’au bout de six ans de malédictions secrètes contre l’auteur de ses pertes, survient enfin la jouissance, délicieuse pour un Italien, de faire tomber le directeur féroce sous trois coups de poignard.

Mais revenons à Monrose. Il était si honteux à la suite du plus humiliant chapitre de sa confession, que je crus charitable de me mettre en grands frais pour le consoler et le convaincre que le danger de ce qu’il regardait trop scrupuleusement comme une tache, ne lui avait rien fait perdre de mon estime. Parfaitement et non moins agréablement rassuré, l’aimable ami ne me fit pas languir après la continuation de son histoire.



CHAPITRE XVIII

PROJET DE MADAME DE MOISIMONT. RETOUR
À PARIS


« Le lendemain, poursuivit-il, le déjeuner nous réunit. Les passions étaient respectivement amorties ; nous pûmes causer, sans humeur et sans dissimulation, de tout ce qui s’était passé la nuit.

« Nicette nous avoua qu’en général elle n’avait que des fantaisies du moment, mais toujours ardentes, et qui la martyrisaient à la moindre contrariété. Comme demi-homme, toute femme pourvue de quelques agréments allumait chez elle un prompt désir ; comme revêtant le costume féminin, elle se faisait un point d’honneur d’intéresser tout homme à peu près aimable. Telle était devenue la routine de ses sens, qu’homme ou femme, et soit jouant le premier rôle ou le second, elle avait toujours un plaisir physique (je cite la figure dont elle se servit), dans la proportion du brillant d’un beau clair de lune comparé à la lumière du soleil. Quant à la faculté de multiplier les jouissances, son organisation, son habitude et sa sensibilité permettaient qu’elle n’y mit aucunes bornes.

« Vers l’heure du public, Nicette fut prête pour aller satisfaire son avide curiosité. Sa toilette achevée, nous la vîmes complètement belle et séduisante à nous étonner. Nicette avait su dérober au beau sexe tout son art à relever d’élégance et de grâce ses charmes naturels. Moi-même, j’en conviens, je me pardonnai dans ce moment toutes mes fautes, et regrettai qu’il manquât à notre Conculix, si différent de celui de la Pucelle, une réalité qui m’aurait à l’instant décidé à ne pas me priver d’une seule manière de l’avoir. Mimi riait sous cape, s’apercevant très-bien de certain symptôme plus qu’indulgent en faveur de Nicette, et qui trahissait ma mentale infidélité. « Fripon ! dit-elle dès que nous fûmes seuls, ce sera, s’il vous plaît, pour moi que Nicette aura mis les fers au feu ! » Elle exigea tout de suite une réparation ; je la lui fis de grand courage, et comme je doublais : « À la bonne heure ! dit-elle ; il faut donc que tu te reconnaisses bien coupable. »

« Elle m’apprit ensuite que son projet était de convertir en fermier général ou tout au moins en gros bonnet de la finance son petit président aux comptes de mari ; leur fortune leur permettait de faire en partie les fonds d’un cautionnement considérable. Quant au crédit pour ce qui ne serait pas en leur pouvoir, on sait comment elle projetait de se le procurer. En une seule semaine, elle avait accaparé, et payé sans doute, la voix de l’intendant de la ferme générale et de cinq des plus importants de la compagnie. Peu s’en était fallu que la veille elle n’eût aussi lié le ministre : « Mais il m’a tout promis, dit-elle, et je le connais trop galant, pour craindre qu’il me manque de parole. » J’objectai que je le voyais obsédé de femmes, et qu’il faudrait qu’il y eût bien des places à donner, pour que toutes ces dames fussent satisfaites. « Bon ! répliqua-t-elle, la plupart n’ont point de plans, ou n’en ont pas de raisonnables. Beaucoup n’aspirent qu’à des bienfaits passagers, à des pensions, à des sommes une fois payées, qu’elles sollicitent de façon qu’on ne peut guère les leur refuser sans ingratitude. D’autres n’entourent le ministre que par coquetterie : il en est, mais celles-ci sont bien dupes, qui ambitionnent de le captiver avant d’y rien mettre du leur. Trop roué pour ne pas les voir venir de dix lieues, il fait volontiers ce qu’il faut pour qu’elles s’élancent avec confiance dans la lice du ridicule. Je ne l’ai vu que deux fois en particulier, et déjà nous avons plaisanté de ces petites orgueilleuses. Ne rien faire pour elles, est tout au moins la vengeance qu’il se croit permis d’exercer contre ces insidieuses beautés si sûres du pouvoir de leurs charmes et si jalouses de pouvoir mener quelque jour, au gré de leur ambitieux caprice, un homme léger qu’on sait n’aimer rien tant au monde que son égoïste liberté. »

« Nicette reparut enivrée de ses succès, enchantée de tout ce qu’elle venait de voir et d’entendre[31]. Nous dînâmes à la hâte. Mimi jugea que nous pouvions fort bien, comme gens qui s’étaient rencontrés à Versailles, ne faire pour le retour qu’une seule voiture. Il fallut donc absolument que je montasse dans celle des dames, déplaçant la femme de chambre, dont se chargeait Lebrun, conducteur héréditaire de mon cabriolet. Nous mîmes pied à terre à l’Opéra, où les voyageuses avaient rendez-vous dans une loge louée par le grand-chanoine pour sa chère Des Voutes, les maris et l’éternel plénipotentiaire baron, cette inséparable compagnie s’étant laissé tenter par un nouveau ballet où devaient débuter des sujets dont on vantait le mérite. »



CHAPITRE XIX

SUITE DU PRÉCÈDENT. HARDIESSE DE MIMI.
C’EST TOUJOURS MONROSE QUI PARLE


« Quand je parus à la loge, toute la société me fit accueil, excepté le baron, qu’en effet je contrariais beaucoup, sans m’en douter. Comme il n’y avait rien à gagner pour sa galanterie auprès de madame Des Voutes, qu’occupait le comte, ami craint et respecté ; comme madame de Moisimont affectait de ne compter pour quelque chose au monde que des gens en place dont elle pouvait tirer quelque parti, ou leurs alentours, la petite Excellence, tout calculé, se proposait d’en conter à Nicette. Était-ce pour elle ? était-ce pour madame de Moisimont que j’avais fait, sans doute exprès, ce voyage de Versailles ? En attendant que le jaloux baron sût à quoi s’en tenir, il prit de l’humeur, et n’eut pas assez de politique pour empêcher ses petits yeux gris de me l’apprendre. Comme j’ai peu de respect en général pour les importants et les prétentieux, je fus, de ce moment, aussi avare d’attentions avec le petit ministre, que j’en étais libéral avec tout ce qui m’entourait. Gênant à dessein pour lui seul, je m’arrangeai si bien qu’il lui fut impossible d’approcher des dames que j’avais amenées. Il n’y tint pas ; au moment du ballet, après s’être plaint que la loge fût trop pleine, qu’on y étouffait, ce que je me gardai bien d’avoir l’air d’entendre, l’Excellence sortit et fut étaler au balcon, en face de nous, la plaque brillante[32] qui décorait son modeste habit du jour.

« Cependant Mimi venait d’embaumer le sang de son mouton (c’est ainsi qu’elle nommait le cher petit mari). Celui-ci, déjà bouffi de se croire à moitié fermier général, ne savait comment remercier assez une femme si essentielle. Ne convenait-il pas de marquer par quelque fête l’époque de ce fortuné voyage, et de mettre le comble à la douceur d’un aussi beau jour ! Voici ce que M. de Moisimont imagina pour cet objet : « Il faut, dit-il, nous rabattre tous, après le spectacle, au Palais-Royal ; nous y souperons chez le meilleur restaurateur, et puisque plus on est de fous, mieux l’on rit, nous prendrons chez elle, en passant, madame la baronne de Flakbach. »

« Au nom de Flakbach, je frémis, et de même que l’infortuné Belphégor, qui ne songeait qu’à déguerpir dès que la funeste Honesta lui faisait soupçonner sa présence, j’étais prêt à faire retraite ; mais l’adroite Mimi, qui devinait également et mes raisons et celles de son époux ; Mimi, qui, sans aimer son mouton, comme on sait, et l’équipant de toutes pièces, trouvait cependant très-mauvais qu’on l’occupât ailleurs ; l’amoureuse Mimi d’un coup d’œil m’ordonne de rester, et rompant tout net en visière au trop galant Moisimont : « Point de Flakbach ! dit-elle d’un ton de maîtresse, ou je me renferme chez moi. Passe pour souffrir entre quatre murs, parce que je suis étrangère, une personne aussi décriée ; mais la soirée est belle, je voudrai me promener au jardin ; or je ne voudrais pas pour une couronne qu’on me vît en public avec cette femme-là ! — Mais, m’amour, déjà plusieurs fois… — Je n’étais pas au fait ; il n’y a qu’un cri contre cette aventurière, et je prierai votre M. d’Aspergue de choisir mieux désormais les êtres avec lesquels il croira pouvoir me faufiler. — Il y a de la prévention, mon cœur… — C’est assez ! Voyez tant que bon vous semblera, chez elle, votre madame de Flakbach, mais je vous défends de m’encanailler davantage de ce rebut de la qualité. J’ai dit ! »

« Personne, dans cette grave occasion, n’ayant pris le parti de l’illustre personne, l’exclusion que venait de trancher Mimi fit arrêt : le déconfit Moisimont, qui ne pouvait pourtant plus mal s’adresser, parut en appeler à moi seul par un petit regard furtif, en pliant les épaules, ce qui signifiait : Que les femmes sont capricieuses ! Je lui répliquai involontairement par le même geste, mais dans un sens bien différent du sien, car c’était lui-même qui me faisait compassion, et mon idée était : « Comment peut-on, après deux mois de séjour à Paris, être assez sot pour borner encore son admiration à madame de Flakbach ! »

« Je fus bien tenté d’abord d’esquiver le fatal souper, mais j’étais encore sous le charme. Ce mélange de tendresse, de folie, de cynisme, d’ambition, de prétention à l’ascendant, tout cela soutenu de la plus originale manière d’être jolie, me retenait malgré moi près de l’aimable Mimi. Cependant, à travers ma préoccupation et mon bonheur, je sentais qu’il me manquait quelque chose. Il me semblait apercevoir dans le lointain un but de satisfaction que je ne pouvais atteindre qu’en m’éloignant bientôt de madame de Moisimont, qui s’était comme exprès placée dans le centre de l’agitation et de l’intrigue, et me paraissait femme à toujours enchérir d’extravagances. Je pensais sérieusement à tout cela quand le spectacle finit.

« L’Excellent nous fit faux bond ; n’étant point prévenu, ou peut-être boudant, il fut introuvable ; au surplus, le but de M. de Moisimont fut à peu près manqué ; ce souper d’allégresse ne fut pas fort gai. Par bonheur, la très-imprudente Mimi fit naître une de ces occasions furtives où l’adresse et l’audace ajoutent infiniment au piquant du plaisir. Elle eut l’effronterie de me favoriser dans le sens que comportait son attitude d’être pour lors appuyée sur le dos du fauteuil de son mari, tandis que le comte et madame Des Voutes regardaient par une fenêtre et que le bon Des Voutes était juge, fort recueilli, d’un combat d’esprit à coups de quatrains, dans lequel M. de Moisimont avait parié de faire tête, en français, aux improvisations italiennes de Nicette : le premier des combattants qui restait muet perdait une discrétion. Nous ne fîmes nous qu’un seul impromptu, mais nous y mîmes tout le feu qui manquait surtout aux boutades guindées du petit cocu bel-esprit. À travers notre besogne, certain regard de l’ingénieuse Nicette nous fit soupçonner qu’elle se doutait de nos plaisirs. Mimi lui fit du doigt un signe badin, et tout fut dit. Ce petit incident valut, de la part de Nicette à son interlocuteur, un quatrain piquant dont voici le sens : « On voit sur le front du génie un seul rayon ; mais sur le vôtre, phénix du Parnasse, je crois en voir deux. » À quoi le fécond adversaire, à mille lieues du vrai sens, fit sur-le-champ cette plate et sotte réplique :


Pourquoi non ! je ne m’en étonne.
Objet inspiré par les dieux :
Je réfléchis, lorsque ton esprit tonne,
Le double éclair que lancent tes beaux yeux.


« — Divin ! dit en applaudissant la matoise Mimi, dont l’impromptu s’achevait en même temps ; mon mouton vient de se tirer d’affaire à merveille. Mais finissez votre lutte poétique ; c’est assez pour aujourd’hui de ses deux rayons. Quelle pyramide de lumière ne deviendrait-il pas bientôt, si chacun de ses succès l’enrichissait d’une nouvelle flammèche ! » Cette réflexion maligne, que le vaniteux Moisimont eut le bon sens de prendre pour un compliment fort délicat, valut à la panégyriste un caressant baiser ; et tout de suite nous descendîmes au jardin, où se calmèrent un peu les feux du vin, de l’imagination et du plaisir, avant que chacun de nous reprît le chemin de sa demeure. »



CHAPITRE XX

PROPOSITION SÉDUISANTE. ACCEPTÉE


« Le lendemain je ne fus pas médiocrement étonné de voir entrer chez moi fort matin le grand-chanoine ; à l’embarras que semblait lui causer la présence de mes gens, je devinai qu’il avait quelque chose d’intéressant à me dire, et qu’il souhaitait que nous fussions seuls. J’eus pour lui cet égard.

« — Mon cher chevalier, me dit-il, je vous croyais plus raisonnable : sachez que madame Des Voutes et moi nous nous aperçûmes parfaitement hier soir de votre folie ; c’est-à-dire que de cinq témoins qu’il y avait dans cet entresol, trois étaient dans votre confidence ! Il faut être aussi cruche que l’honnête Des Voutes, malgré ses connaissances en poésie grecque et latine, aussi hanneton que l’improvisateur Moisimont, et enfin d’aussi bonne composition que Nicette, pour que vous ayez pu consommer votre petite infamie, sans causer le plus affreux scandale, et peut-être quelque catastrophe. La bonne madame Des Voutes était glacée d’effroi. — Est-il bien possible, répondis-je d’un ton un peu persiffleur, que nous ayons ainsi failli de nous compromettre pour avoir hasardé de faire une pauvre petite fois, à la dérobée, ce que vous regrettez si fort, mon cher comte, qu’on ne puisse recommencer dix fois par jour ! » Ma note ne le déconcerta point : elle fit seulement dégénérer en pourparler assez gai notre éclaircissement, qui avait débuté par une espèce de mercuriale. « Je vous entends, répliqua mon homme ; eh bien, chevalier, en me démasquant, vous venez d’avancer beaucoup une négociation qui motive la visite que j’ai l’honneur de vous faire. Nous sommes, à ce qu’il paraît, de la même étoffe, mon cher ami : je ne fais donc plus de façons avec vous, et vais vous parler à cœur ouvert. J’ai pour votre folle conquête un caprice de la dernière vivacité, qui me tracasse, qui me tue. Je serais bien malheureux si votre arrangement était une passion. D’abord, je vous prédis que vous en seriez la dupe. Je vois madame de Moisimont en suspens entre deux tourbillons dont l’un ou l’autre vous l’enlève également : ou l’ambition, une fois assise sur quelque fondement solide, fera de cette femme ardente le plastron des premiers commis, du conseil et des ministres ; ou gâtant de ce côté-là toutes ses affaires, et cédant à son tempérament, que son mari lui-même assure n’avoir point de bornes, elle sera le volant de tous les beaux, les roués, les illustres de notre capitale. Bien fou, bien sot alors qui serait attaché tout de bon à cette orgienne. Vous la possédez, mon cher, dans un moment précieux, mais qui ne peut durer : je suis un homme perdu, si vous n’êtes pas assez généreux pour me laisser incruster mon caprice dans le très-petit espace que je vois être encore à notre disposition. Que dis-je ! vous me devez peut-être ce dont je viens vous supplier, puisque c’est moi, moi seul, qui retiens depuis quinze jours l’écervelé d’époux, ridiculement en pastorale avec notre virulente Flakbach, et tout près de conclure. Il ne l’aura pas plutôt approchée, qu’il faudra fuir comme un serpent sa charmante moitié… » À cet égard, je rassurai le comte : je savais de Mimi que son plan était fait, et que le mouton, fût-il heureux ou malheureux à la loterie de madame de Flakbach, cette liaison serait désormais le prétexte de refuser net au petit volage la jouissance du privilége conjugal. « À la bonne heure ! dit le comte ; cela va nous donner un peu de marge. Mais, écoutez, chevalier : un service en vaut un autre ; si je vous disais tout net : « Oubliez un moment que vous êtes propriétaire actuel de madame de Moisimont, et tandis que j’usurperai, ne fût-ce que pour une heure, un petit coin de son cœur, je fermerai les yeux, moi, sur la confiscation que vous pourriez faire de sa succulente amie, mon dévolu, » vous seriez peut-être homme à m’objecter que le marché ne vaudrait rien pour vous ? Croyez cependant, mon cher, que les meilleures auberges ne sont pas toujours celles dont les enseignes sont le plus dorées. Je me pique d’être connaisseur, et surtout je suis de bonne foi : croyez que je ne pense point à vous attraper en vous proposant un troc de gentilhomme, où je gagnerai beaucoup, à la vérité, parce que j’ai la tête à l’envers pour votre folle, mais où je vous donne ma parole d’honneur que vous ne perdrez pas. Tout peut se passer à petit bruit chez moi, où j’ai, dans ce moment même, l’occasion de réunir ces dames, leur ayant promis de les mettre en confidence d’une collection d’estampes que je leur ai fort vantées et qu’elles meurent d’envie de voir. Les maris sont allés, sous les auspices du d’Aspergue, admirer le cabinet d’un vieux fou d’antiquaire qui les retiendra tout le matin. Laisserons-nous échapper une occasion aussi belle !… » Je n’étais pas assez fat pour promettre avec l’assurance du comte que, ne m’opposant à rien, madame de Moisimont le rendrait heureux, mais du moins j’allais pouvoir, de bonne guerre, entreprendre la savoureuse Dodon ; j’allais faire une étude de plus au sujet de mon extravagante ; il fallait voir comment elle soutiendrait cette épreuve. Au bout du compte, de quelque façon que tournât la chance, il y avait toujours du plaisir pour moi. Pressé par le comte de faire à la hâte une toilette du matin, je fus bien vite en état de le suivre : nous volâmes à son hôtel garni. »



CHAPITRE XXI

CHACUN A SON TON, SON ALLURE


« Toutes les dispositions étaient faites d’avance. Ces dames, amorcées par la curiosité, vinrent, au saut du lit, dans un négligé tout à fait convenable à nos vues. Un chocolat vanillé, musqué à mettre le feu partout, fut le prélude de notre studieuse séance. Enfin, le fameux portefeuille parut : c’était, à la suite de quelques gravures seulement galantes, et qui s’égayaient par degrés, un copieux ramas de tout ce qu’on connaît de bon et de passable dans le genre libertin le plus nu, le plus stimulant. Mimi soutenait très-philosophiquement les progrès de cette intéressante folie ; mais la scrupuleuse Dodon se faisait tenir à quatre, quoique riant d’assez bon cœur. Insensiblement pourtant il arriva des tableaux si bigarrés, des groupes si scandaleux pour une femme qui n’a pas fait encore tout son cours, qu’elle ne voulut plus suivre des yeux ce qui captivait au contraire ceux de son amie, et faisait accoucher celle-ci des commentaires les plus saugrenus. Dodon voulait s’échapper, mais tout était fermé du côté de l’entrée principale ; mon bon génie chassa pour lors l’effarouchée Dodon vers le cabinet, vers ce propice cabinet où le jour des huîtres… Vous vous en souvenez, chère comtesse ? « Je m’y trouve donc enfin avec vous, lui dis-je gaiement ; m’y voici dans ce réduit enchanteur où l’on faisait, il y a deux jours, de si jolies choses à une certaine dame à qui, pour son bien, j’aurais souhaité moins de scrupule ! » Madame Des Voutes se trouble et fixe sur moi des yeux observateurs. « Ne craignez rien, charmante femme, me hâtai-je de lui dire en tombant à ses genoux. Vos tendres secrets ne sont pas moins en sûreté dans mon cœur, que je ne crois les miens dans le vôtre… Cependant (ici je commençais à gesticuler) la prudence exige que nous nous donnions des gages réciproques d’indulgence et de discrétion. » Déjà de leur côté, le comte et Mimi faisaient du vacarme ; le rideau de l’alcôve tomba d’abord avec sa tringle ; ensuite nous entendîmes un pillage bigarré de petits mots, d’éclats de rire… « Écoutez, dis-je à Dodon, comment votre amie s’exécute et s’assure de l’homme qui pouvait nous trahir. Faisons de même, madame, mais que notre transaction soit moins orageuse. » Soit que quelque jalousie ou le désir, complément autorisé, causât chez ma flegmatique adversaire certaine distraction où l’autre scène semblait la jeter, elle mettait peu de force et d’adresse à se défendre. Bientôt je suis maître de tout ce dont je voulais m’emparer. Je la fais reculer sans peine, et tomber enfin, sur le plus commode des canapés, si résignée que je me crois dispensé de hâter ma victoire.

« Semblable à l’autruche qui dès qu’elle a mis sa tête derrière un arbre, et ne voit plus le danger, se rassure et subit l’événement, la douce Dodon n’a pas plutôt fermé les yeux, et renversé pardessus eux sa jolie main, dont les doigts sont en l’air, qu’elle s’abandonne et marmotte : « Mon Dieu, mon Dieu ! ce recoin est donc ensorcelé !… Je me perds… mais qu’y faire ! »

Monrose, 1871, Figure Tome 2 page 118
Monrose, 1871, Figure Tome 2 page 118

« Le comte avait raison : madame Des Voutes est, dans le genre étoffé, tout ce qu’on peut imaginer de plus désirable. Rien ne surpasse la blancheur et la finesse de sa peau. Les formes ont le trait moelleux du plus beau modèle ; le moindre degré de fermeté de plus serait un défaut. Quoique énormes, les hémisphères de son sein n’ont d’autre mobilité que celle de la respiration ; ceux du bas sont deux blocs d’albâtre ; un corail épais et rétif dispute arrogamment la brûlante entrée du sanctuaire des plaisirs. J’étais bien loin de m’attendre à tant de secrètes richesses. Leur mine m’est enfin livrée, et je l’exploite à discrétion. C’est pour la première fois que je possède une femme à peu près immobile en pareil cas. La douce et gourmette Dodon ne marque s’apercevoir de ce qui lui arrive que par une forte teinte d’incarnat qui l’embellit, par un voluptueux sourire qui, entr’ouvrant sa petite bouche, fait voir, sur les bords d’un râtelier éblouissant, la rose d’une langue à l’affût du baiser. Le moment le plus vif ne dérange rien à l’imperturbable quiétude de mon originale conquête ; mais un doux frémissement, un murmure intestin, marquent sans équivoque les instants du suprême bonheur. Malgré ce calme apparent on est parfaitement heureux, et l’on convient que la brûlante, quoique si peu démonstrative Dodon, est une sublime jouissance. Dans les bras de la foudroyante Moisimont on est rôti, dans ceux de sa compagne on est cuit au bain-marie. Il faut bien, en un mot, que cette femme ait une dose surabondante d’aimant, puisqu’au bout de trois quarts d’heure, je ne lui avais pas encore dit tout ce qu’elle m’inspirait… « Oh ! doux ami ! » répété tendrement, avait été l’unique signal de la part qu’on avait prise à la consommation de chacun de mes sacrifices. « Bonté de Dieu ! dit-elle enfin avec un long soupir, comment rentrer là-dedans ! — Quelle enfance ! vous savez bien, ma chère amie, qu’ils n’ont pas été plus sages que nous… — Oh mais !… »

« Le comte et notre folle guettaient le moment où nous ressusciterions, pour nous faire la plaisanterie des noix confites[33]. La dessalée Mimi dit tout ce qu’il fallut pour mettre à son aise la conscience de sa timide amie ; ces dames s’embrassèrent de la meilleure amitié. « Vous êtes un charmant garçon, » me dit le comte. Il rayonnait de bonheur et me secouait la main. « Eh bien ? (Me montrant du coin de l’œil son infidèle Dodon.) — Délicieuse ! Et ?… (Je lui désignais de même ma parjure Mimi.) — Céleste ! Mais je pense, chevalier, que nous offenserions ces dames, si nous nous bornions auprès d’elles à cette passade. Elles seraient humiliées de croire que nous n’aurions eu pour elles qu’un désir de curiosité. — Je vous entends : au surplus, c’est à elles de régler nos destinées. Quant à moi, mon cher comte, je me sens incapable, si j’étais à l’épreuve, de me refuser la douceur de vous faire cocu. — C’est mettre bien à son aise un ami qui, pensant de même, répugnerait à vous faire tort. » Mimi vint interrompre cette effusion de mutuelle délicatesse, et m’entraînant dans une embrasure : « Remercie-moi, monstre, me dit-elle, de m’être sacrifiée si généreusement pour te faire avoir Dodon : c’est ainsi que j’ai voulu te vaincre de procédés et me venger de ta vilaine jalousie au sujet de Nicette. » Je ne pus m’empêcher d’embrasser la jolie folle, tout piqué que j’étais de ce qu’au lieu d’implorer le pardon de l’infidélité qu’elle venait de se permettre, elle prétendait encore que je me crusse dans le cas de lui en avoir quelque obligation. »



CHAPITRE XXII

ALTERCATION À PROPOS DE JUPITER


« Tandis que dans l’hôtel garni les choses s’étaient passées au grand contentement de tout le monde, d’autres gens n’avaient pas été d’aussi bon accord : je veux dire les maris de nos dames. Vous vous souvenez, chère comtesse, qu’ils étaient allés chez un antiquaire ? Nicette, qui affichait le goût de s’instruire, les connaissances et même le génie, n’avait pas manqué de suivre ces messieurs. Le plénipotentiaire, en façon de Mécène, et voiturant, était aussi de cette docte partie ; d’Aspergue s’était rendu poétiquement, à pied, au lieu convenu.

« Déjà depuis quelque temps on admirait : le cicerone possesseur de tant de choses uniques vendait avec succès son baume. Moyennant de belles paroles et la dose de foi dont les assistants étaient pourvus, telle mitraille dont le chaudronnier ou peut-être un vrai connaisseur n’aurait offert que le poids du cuivre, se trouvait avoir plus de valeur que le plus riche tiroir du magasin d’un joaillier. Un malheureux Jupiter-Ammon vint là bien mal à propos montrer ses cornes[34]. Partant alors d’un grand éclat de rire, et prenant tout le monde à témoin, l’ingénieux Moisimont prétendit que ce Jupiter ressemblait à son ami Des Voutes d’une manière frappante. Il y avait en effet entre ces deux têtes quelques faibles rapports. On rit, et le bon Des Voutes lui-même, quoique du bout des dents. Cette plaisanterie pouvait n’avoir aucune suite fâcheuse, mais le minutieux Moisimont, dont le défaut, commun à tous les rimailleurs, était de tourner en cent façons une idée qui lui semblait plaisante, revint si souvent sur celle de cette conformité ; persiffla tant, proposa si maladroitement à son ami d’acheter cette médaille pour la faire porter par sa femme au cou, en guise de portrait ; bref, il fut si impertinent, que malgré sa douceur naturelle, Des Voutes, qui d’ailleurs avait du caractère, se sentit sourdement enflammer et médita de punir le petit homme.

« Au retour, il y eut dans la voiture une explication, d’abord assez tranquille, mais bientôt orageuse. Des Voutes traita son ci-devant ami de freluquet ; ajouta qu’il avait bien voulu, par égard pour la personne chez laquelle on se trouvait, ne point faire une scène, mais qu’il exigeait maintenant des excuses ou une satisfaction, sauf, en cas de refus, à se faire raison lui-même. En vain le plénipotentiaire, si poltron qu’il avait peur de sa propre épée quand elle était à son côté, s’efforçait-il d’apaiser cette querelle : Des Voutes, selon l’usage des bilieux, s’animait de plus en plus, à proportion de la peine qu’on se donnait pour tâcher de le calmer… « Eh bien ! monsieur, disait avec légèreté le petit taquin de Moisimont, au lieu de reconnaître ses véritables torts, on vous satisfera… On vous rendra raison, monsieur, mais cela n’empêchera pas que le Jupiter-Ammon ne vous ressemble à étonner. Je trouve seulement que la coiffure en volute va beaucoup mieux à l’effigie, que votre perruque actuelle à l’original ! »

« On rentrait dans ce moment. L’Excellence effarée accourut chez le comte, et ne fut pas peu surprise de nous trouver barricadés chez lui. Certain air de désordre qui régnait dans la pièce (c’était la chambre à coucher) ; ce rideau que, dans le premier moment de l’attaque, madame de Moisimont et le comte avaient fait tomber ; d’autres détails encore prêtaient beaucoup aux conjectures. Cependant il faut aller au plus pressé ; le baron, suffoqué, nous raconte l’aventure et le danger des suites. L’excellente Des Voutes, qui tout de bon a pour son époux de la franche amitié, se trouve presque mal ; mais madame de Moisimont ne prend pas la chose de même. « Je reconnais bien là, dit-elle, mon petit sot de mari ! Où est-il ce beau monsieur ? Il faut que je lui parle !… »

« Au même instant les brouillés nous sont amenés à leur tour par Nicette. Elle était demeurée d’abord avec eux pour empêcher l’effet des premiers mouvements ; mais commençant enfin à n’avoir plus d’autorité, elle désespérait de dissuader M. Des Voutes de s’armer, d’en faire faire autant à Moisimont, et de demander un fiacre pour aller se couper la gorge. Moisimont, bien éloigné d’abord d’imaginer que la chose pourrait aller aussi loin, ne s’était pas fait prier pour suivre Nicette. Des Voutes seul résistait ; ce fut bien malgré lui que nous le fîmes entrer et l’enfermâmes avec nous dans la chambre. »



CHAPITRE XXIII

D’UNE PAIRE DE POCHES. RÉVOLUTION FÂCHEUSE. MONROSE CONTINUE


« — Je vous trouve bien plaisant ! dit à son époux madame de Moisimont avec une hauteur indécente ; il sied bien vraiment à un étourneau comme vous d’insulter un galant homme quand il ne tiendrait bien qu’à lui de prendre sa revanche !… — En effet, madame, » dit alors d’un grand sang-froid M. Des Voutes, qui venait d’aviser sur le lit une paire de poches de femme. Il s’en était saisi, et les tenait au bout de son bras étendu. Ces poches étaient, comme vous le devinez, celles de Mimi, qu’elle avait quittées, pour être plus à son aise apparemment. Une autre femme aurait été terrassée du coup ; mais celle-ci avait plus d’intrépidité et de ressources : au lieu de paraître interdite, elle va tranquillement à son amie, et lui frappant les hanches : « Tu es en règle, dit-elle ; tu as gardé les tiennes ! » Nous en tremblâmes. Pouvait-on avouer plus effrontément un crime, et compromettre en même temps une complice avec plus de cruauté ! Les pauvres maris virent clair alors. « Montez chez vous, madame, » dit avec tranquillité M. Des Voutes à sa moitié. Elle obéit plus morte que vive : il la suivit. Quant au petit bel-esprit, il voulait tempêter… « Monsieur, interrompit fort sèchement le comte, l’exemple de votre confrère est bon à suivre. Ces dames sont malheureuses d’avoir affaire à gens qui n’entendent point le badinage, et sont assez sots pour ne pas laisser le temps de leur rien expliquer. Vos femmes sont plus sages que vous ne le méritez l’un et l’autre. Madame ayant eu besoin de ses poches, qu’elle avait oubliées, se les est fait apporter, et par décence elle n’a pas osé les attacher devant deux hommes. Elle n’a voulu que plaisanter avec son amie. Tout bourru qu’est M. Des Voutes, il aurait très-bien entendu raison, si précédemment vous ne l’aviez pas mis de mauvaise humeur. J’ai grand plaisir à vivre avec mes voisins ; mais quand ils ont vos travers, je suis bien leur serviteur, et les prie de ne pas plus oublier chez moi ce qu’ils se doivent que ce qu’ils doivent à moi-même. »

« C’est ainsi que la présence d’esprit et la dignité du comte tiraient Mimi d’un fort mauvais pas. Nicette et le baron coururent à l’instant chez M. Des Voutes : ils y trouvèrent les époux en paix ; mais M. Des Voutes donnait fort tranquillement ses ordres pour qu’on pût partir sous trois heures. Il n’avait en effet aucune affaire à Paris, où c’était purement par complaisance pour sa femme qu’il avait suivi ses amis. On eut beau raconter à cet homme la prétendue vérité des poches ; il dit pour toute réponse : « Je ne me mêle point des affaires d’autrui : on voudra bien ne point se mêler des miennes ; mais je suis fort occupé : serviteur ! » Après cette courte audience, donnée dans l’antichambre, il se renferma.

« Cependant le petit Moisimont n’était pas fort à son aise. Son appartement était commun avec celui de ce terrible homme qui paraissait en vouloir à ses oreilles : il fallait se revoir. Autre embarras : madame de Moisimont se croyait offensée et sous ce point de vue, elle faisait, rancune tenante, cause commune avec son mari. « Je parlerai, dit-elle, à ce cheval de carrosse de Des Voutes. Quant à vous, monsieur (à son mari), vous mériteriez bien qu’abandonnant absolument tout ce que j’ai mis ici pour vous sur le tapis, je m’éloignasse avec mon amie ; mais je veux bien encore ne pas vous punir de vos sottises par la ruine de vos intérêts ; j’achèverai donc mon ouvrage, mais songez à ne pas abuser de ma bonté… Mon cher comte, je vous demande pardon pour l’impertinence de monsieur. Il n’est pas étonnant que le sot adorateur d’une Flakbach ne sache pas demeurer en mesure avec des personnes honnêtes. Au surplus, je ne prétends pas en souffrir, et de quelque manière que les choses tournent, comte, et vous aussi, chevalier, je me flatte bien que nous continuerons de nous voir et de vivre parfaitement ensemble !… »

« Ici le pauvre époux se mit en grands frais de soumissions et d’excuses. Il avait si peur de ne pas devenir fermier général ! Il assura qu’à l’instant il allait tout raccommoder dans le haut, qu’il retiendrait à Paris ses amis et qu’il n’y aurait nullement de sa faute si désormais toute la société ne jouissait pas de la plus édifiante union. Ensuite, les époux nous laissèrent seuls.

« — Que le diable emporte l’antiquaire et son Jupiter ! dit alors le comte, qui doutait fort du succès du petit Moisimont à retenir son confrère. Parbleu ! ces gens de vos provinces sont d’étranges animaux ! Voyez un peu quelle scène ! De l’aventure nous perdons la succulente Dodon, j’en suis sûr. — Mais la charmante Mimi me reste, répliquai-je en souriant — Vous reste… Je vous entends fort bien. Il faut encore que je sois persifflé quand je me trouve entre deux selles… à terre ! »



CHAPITRE XXIV

HUMEUR DE DES VOUTES. DISGRÂCE DE
L’ENVOYÉ. RESSOURCE DU COMTE


« L’opiniâtre Des Voutes, laissant à la vérité vivre son impertinent collègue, fut prêt pour monter en voiture vers le soir : il était d’autant plus outré, que sa femme lui avait fort mal à propos confessé pour cinquante louis à peu près de dettes, qu’elle ignorait que le comte eût payées secrètement et dont les marchands refusèrent, comme de raison, le montant lorsque l’honnête Des Voutes se présenta pour libérer madame. Une effrontée marchande de modes n’avait pu s’empêcher de rire au nez du pauvre cocu. Cette circonstance l’avait plus piqué que tout le reste. Il emportait, de ce trait, la rage dans le cœur. Au surplus, il ne se permit aucun éclat et parut fort maître de lui en partant pour aller corriger, comme ci-devant, les comptes[35] dans sa modeste province. Il faut ici lui rendre la justice qui lui est due. On a su qu’il en agissait fort bien là-bas avec sa femme ; que la seule punition qu’il lui réserve est de ne la ramener jamais dans le tourbillon de l’extrêmement bonne compagnie de la capitale, et d’éplucher rigoureusement, même en province, tout ecclésiastique et tout jeune militaire, avant de former avec ces sortes de gens des rapports de société.

« Ce fut particulièrement le pauvre baron qui souffrit du nouvel ordre de choses survenu si brusquement dans l’hôtel. Le comte, privé de sa Dodon, n’eut rien de plus commode à faire que de reprendre Nicette. C’était l’ambidextre comte qui, après avoir entretenu quelque temps cette créature en Allemagne, l’avait amenée à Paris pour s’en débarrasser. Il avait donc trouvé très-bon qu’elle s’y lançât : il aidait même, autant que la bienséance pouvait le permettre, à ce qu’elle jouât bientôt un rôle dans un pays où l’on ne fait guère parler de soi, n’importe en quel genre, sans cingler aussitôt à pleines voiles sur la plage des grands événements.

« Ce n’était pas mal aller que d’en être, au bout de deux mois, à se faufiler dans le département[36] ministériel de Paris, à se voir avantageusement connue des chefs de la haute police et même du ministre : dès lors Nicette pouvait aller à tout. Cependant reconnaissante, et voyant le pauvre comte démonté, elle voulut bien se prêter à la circonstance et reprendre auprès de lui son variable service, sans préjudice de ce qui s’offrirait de mieux.

« Or, c’était justement à la nuit du fatal départ des Des Voutes qu’enfin Nicette avait fixé le commencement d’une liaison intime avec le plénipotentiaire. Elle s’était courageusement décidée à gaspiller en quelques semaines une demi-année du revenu de l’Excellent, car elle calculait à vue de pays qu’il fallait encore à peu près ce temps-là pour la maturité de quelque plus important avantage. Les paroles étaient données, je ne dis pas pour la spoliation du diplomate, — on se gardait bien de lui rien laisser entrevoir de menaçant, — mais pour son bonheur : en conséquence, le baron s’était d’avance détaché d’un rouleau de cinquante louis qui devait être l’étrenne. Depuis plusieurs jours il s’affermissait, en le regardant toujours avec plus de fermeté, comme un enfant perdu qu’il sacrifiait au premier feu du siége… Nicette avait de l’honneur : elle ne manqua point à sa parole. Dès que les cinquante louis eurent subi leur destin, l’Excellent fut favorisé. Mais sans parler d’un mécompte, dont au surplus il ne se plaignit pas, quel fut son étonnement quand, vers le matin, on lui signifia qu’on avait fait pour lui tout le possible, et que c’était… clôture ! à moins qu’il ne se chargeât de dédommager d’un sort fort considérable auquel il faudrait renoncer, s’il s’agissait de lui appartenir à l’année ! Le pauvre baron faillit mourir de mort subite. Cinquante louis bien donnés, irretrouvables, pour… ce qu’il savait qu’avec quatre ou cinq il aurait pu se procurer presque aussi agréablement ailleurs ! Adieu le plaisir de pouvoir citer, produire une maîtresse, ne fût-ce que pendant un tout petit mois ! Combien de gens jouissent de cet honneur pour la moitié du sacrifice qu’il venait de faire ! Ah ! Nicette, quelle trahison !

« De dépit, l’infortuné diplomate courut se renfermer dans sa maison de plaisance de cent écus à Suresnes, abandonnant la ville et la cour et bien résolu à jeûner jusqu’à ce qu’il eût rempli l’énorme trou que venait de faire à son aisance la fantaisie d’en boucher un que pourtant il n’avait pas trouvé ! La retraite du pauvre diable dure encore…

« Quant à moi, que Mimi donnait à son écervelé de mari pour un homme fort en crédit à la cour, et qui pourrait contribuer beaucoup au succès de leur projet de fortune, je devins le Benjamin de ce petit ménage. Rien, de la part de l’époux, ne m’eût empêché de le faire cocu à toute outrance, mais heureusement le tracas des occupations, écritures, intrigues, conférences, courses, visites passives et actives de l’épouse bornaient, en dépit d’elle-même, nos libertins loisirs. Si nous étions réduits à ne pouvoir souvent nous accrocher qu’une ou deux fois par jour, à plus forte raison le comte, à l’affût, ne trouvait-il jamais l’instant de me souffler mon amante. En vain m’offrait-il encore de mettre en commun l’avantageuse Nicette. Sans avouer que je savais à quoi m’en tenir sur le compte de cette fortune, je refusais d’autant plus scrupuleusement d’y revenir, que Mimi me priait fort de me réserver pour elle seule, assurant d’ailleurs que, par tout ce qui pourrait dépendre de ses moyens, elle me dédommagerait du sacrifice que je pourrais lui faire de ceux de l’amphibie.

« C’est à travers ces dispositions que Saint-Lubin me mit dans le cas de le rosser et que d’autres intrigues, dont il est temps enfin de vous dire quelque chose, firent, à l’ivresse où je vivais, une désagréable diversion. »



CHAPITRE XXV

TROP GRATTER CUIT. D’UNE JEUNE
PHILOSOPHE


« Coup sur coup, poursuivit Monrose, j’étais assailli de billets de la part d’une multitude de femmes chez lesquelles je n’allais plus. Les unes, prétendant avoir les choses du monde les plus intéressantes à me dire, me priaient, me sommaient de me rendre chez elles incontinent. D’autres, qui m’avaient paru d’abord d’un désintéressement admirable et surtout bien flatteur pour mon amour-propre, me demandaient des secours, quelquefois avec bassesse, quelquefois avec importunité. Certaines aussi m’écrivaient d’un ton d’autant plus humiliant pour moi, que je démêlais à travers leurs reproches le dessein de m’accuser de les avoir escroquées. J’étais tour à tour ennuyé de tant de correspondances, excédé ou furieux. À bon compte, je vidais mes poches, ayant à cœur de réfuter d’injurieuses présomptions. Comparaître, c’est ce que je ne faisais jamais. Le voile de l’illusion était arraché ; toute cette séquelle brouillonne, avide, autant que libertine, ne m’inspirait plus que de la crainte et du dégoût, quant au moral ; quant au physique, je redoutais de véritables attraits auxquels j’aurais eu peut-être encore la faiblesse de devenir trop sensible : on ne me voyait plus.

« Je ne doutais nullement que l’enrageant Saint-Lubin ne fût derrière le rideau. C’était à lui presque exclusivement que je devais toutes ces mauvaises connaissances. Une d’elles surtout m’alarma bientôt véritablement. C’était la fille d’un soi-disant gentilhomme vivant obscurément dans un petit coin du Marais, et chez qui Saint-Lubin m’avait fait entrer, comme par hasard, au retour d’une promenade.

« Cette fille avait bien quelque beauté réelle, mais surtout beaucoup de physionomie, une jolie taille, de l’esprit et la plus piquante originalité. Fort satisfaits l’un et l’autre de ma première visite, la convention que nous fîmes pour une seconde était un véritable rendez-vous. Je trouvai cette fois-là ma jeune personne absolument seule dans un jardin potager assez vaste dont elle avait l’air de prendre soin. En ma faveur, elle quitta le chapeau de paille à la Jeannette[37] et le fertilisant arrosoir ; nous allâmes occuper, à cent pas du pavillon paternel, un petit cabinet, à la vérité garni d’un lit de repos assez commode, mais auquel d’ailleurs quatre chaises de jardin, une simple table et plusieurs sentences peintes avec quelques enjolivements sur les murs, donnaient l’air d’un manoir purement philosophique.

« — Chevalier, me dit la jeune personne, ce n’est pas tout à fait par hasard que nous sommes ici : l’heure, le lieu, notre tête-à-tête, qu’aucun contretemps ne troublera, tout cela est l’effet d’une combinaison dont je vais vous expliquer les motifs avec une franchise que vous n’aurez assurément rencontrée chez aucune femme. Quoique jeune (elle paraissait avoir dix-sept ou dix-huit ans), je pense déjà depuis quelques années. Je n’aurai point de fortune, j’aime la liberté, je ne serai donc jamais mariée. Je connais de l’amour ce qu’en ont dit sur tous les tons les romanciers et les poëtes ; il est facile de croire à ses malheurs : je les ai reconnus, tels que ces gens-là nous les peignent, à mille aventures arrivées sous mes yeux ; ce qu’ils disent de son bonheur m’a paru bien moins vraisemblable. On voit partout des jaloux, des bourrus, des inconstants, des perfides ; on ne voit nulle part ces hommes charmants, si bien faits, si tendres, si discrets ; et l’on ne cite pas une seule de ces unions si fortunées qui, liant les charmes de la figure et les perfections de l’âme par une chaîne de plaisirs, sont inaccessibles aux injures de l’habitude, de la monotonie des jouissances et de la corruption du siècle. Mais j’ai deviné que ce dont les vers et les romans honnêtes ne parlent point, devait être le vrai secret de cette passion tour à tour délicieuse ou funeste, et que c’était absolument ce secret qu’il s’agissait de connaître pour savoir à quoi s’en tenir. Croit-on voir un spectre affreux ? il n’est besoin que de courir à l’objet pour se convaincre qu’une cause très-simple opère l’épouvantable prodige. On admirerait moins un tour de quelque fameux escamoteur, si l’on avait la très-naturelle clef du miracle qu’il opère. Dans ces principes, chevalier, je me suis dit : « C’est à la simple cause, c’est à la clef naturelle qu’il me faut recourir pour savoir enfin ce que c’est que cet amour qui trouble les têtes, qui martyrise les cœurs, qui promet tant et tient si peu, dont la moisson, en un mot, ne vaut pas les frais et les travaux de la culture. » Le hasard vous offrit à ma vue il y a quelques mois : « Voilà, me dis-je, l’une des réalités de ces romans auxquels je regrette qu’on ne puisse ajouter foi. » Je cherchai les occasions de vous revoir, mais vous aviez disparu. Une nouvelle faveur du sort me fit vous retrouver pendant le carnaval. Chacune des trois fois que j’ai vu le bal de l’Opéra, je vous ai vu aussi, toujours plus agréable à mes yeux, mais si couru, si fêté, que je me suis imaginé qu’il y avait, apparemment, beaucoup plus que je ne croyais sans doute d’analystes de l’amour telle que je le suis, et à qui peut-être vous aviez la complaisance de faire connaître la cause et la clef. »

« Ici, tenté de prendre tout ce préambule pour l’agréable persifflage d’une amateur qui me périphrasait : « Ayez-moi ! » je me mis à rire, et voulus sauter au cou du féminin orateur.

« — Un moment ! dit-elle, s’opposant à mon galant transport ; j’aurai fini bientôt : ayez jusqu’au bout la complaisance de m’entendre. Plus je vous vis, plus je m’affermis dans le dessein de vous devoir le procédé d’une expérience de laquelle j’attends un grand fruit. Il s’agit pour moi de connaître, non l’amour des livres, mais celui de la nature, dépouillé de tout l’attirail des usages de la mode et des préjugés. Je veux être, une fois pour toutes, au fait des uniquement vrais rapports de votre sexe avec le mien. Je veux faire taire certaine clameur importune des sens qui trouble parfois la sécurité de mon âme naturellement méditative ; je veux, en un mot, acquérir ce repos intérieur si nécessaire à l’étude des belles et bonnes vérités, et au développement des prérogatives sublimes de notre immatérielle intelligence. Or, je pense que la femme qui peut se dire : C’était cela ! ce n’est que cela ! » peut bientôt devenir maîtresse d’elle-même, et se mettre au-dessus de mille petites tentations comme de mille dangers réels et de mille illusions hyperboliques. Mais pour pouvoir répondre à mes vues, mon cher chevalier, il faut me promettre qu’au lieu de vous prévaloir de ce qui va, si vous voulez, se passer entre nous, comme d’un traité, vous vous contenterez d’une préférence passagère qu’après un très-scrupuleux examen, vous me paraissez mériter sur tous les hommes, pour l’épreuve absolument philosophique à laquelle une voix impérieuse m’ordonne de soumettre mes sens… »

« Armande[38] cessait de parler. Je n’étais point préparé pour faire comme elle un beau discours, mais je l’étais excessivement pour l’expérience qu’elle avait en vue. « Belle Armande, lui dis-je, votre sexe est fait pour dicter des lois, le nôtre pour s’y soumettre. »

« En même temps je la renverse sur la chaire elle-même où elle avait si bien parlé, sur ce lit où j’avais été près d’elle assis pendant sa harangue. Alors aucune résistance ne me prescrivant de brusquer mes succès, je prépare d’abord la candidate curieuse par quelque agréable prélude. Quand j’ai lieu de ne plus douter ni du bon effet de l’a b c, ni de l’heureuse intelligence de l’écolière à bien saisir ces préliminaires explicatifs, je passe avec méthode à la démonstration des grands préceptes. « Voilà donc ce que c’est ! » disait Armande après avoir courageusement enduré les pénibles détails de l’introduction[39]. « Pas tout à fait encore, répondis-je, mais tout à l’heure vous serez mieux et plus agréablement instruite. — De tout mon cœur. Dirigez-moi… Je suis ici pour apprendre. — Eh bien ! donnez-moi votre jolie bouche à baiser… (Elle donnait.) Imitez-moi le mieux que vous pourrez… (Elle imitait.) — Est-ce cela ? — Comme un ange ! — Il faut avouer que l’expérience est douce… — Elle n’est pas encore à sa fin. — Tant mieux ! »

« Je la trompais, car c’en était une seconde à laquelle je procédais. « Voilà donc ce que c’est ! » répétait-elle ; puis méditant, les yeux fermés, sa bouche se collant par intervalles capricieusement sur la mienne, tantôt immobile, tantôt s’agitant, dans la proportion de la rotation des petites roues d’une voiture à celle des grandes, elle faisait résulter pour moi, de sa bizarrerie, une jouissance à laquelle aucune n’avait encore ressemblé… Et toujours de temps en temps : « Voilà donc ce que c’est ! »

« Au bout d’une heure dont nous n’avions pas employé vainement une minute, le docteur termina sa leçon. « Grand merci, me dit alors Armande ; si ce n’est que cela, voilà, grâces au ciel, ma raison ferme sur ses étriers pour le reste de ma vie ! »



CHAPITRE XXVI

SUITE DE LA LEÇON, ET CE QUI EN ARRIVA


« — En vérité, dis-je à Monrose qui reprenait haleine, vous êtes né pour les aventures extraordinaires ! Voilà, sans contredit, la plus catin de pucelle dont jamais on ait ouï parler !… » Ce mot de pucelle fit sourire et soupirer Monrose ; il poursuivit.

« — Oui, mon cher, ajouta familièrement Armande en se rajustant, j’accorde que ce que nous venons de faire est un passe-temps assez joli, mais parlons-en en ce moment avec un peu de bonne philosophie : cela vaut-il, entre nous, la peine d’être acheté par tant de combats, de soupirs, de larmes, de délais et d’extravagances, par cette fièvre de l’âme, par le sacrifice d’un temps précieux que la nature ne nous accorda point pour que nous nous vautrassions à loisir dans la fange des affections terrestres, mais bien pour que, par d’imperceptibles degrés, nous élevassions nos âmes vers la connaissance d’un meilleur ordre de choses et vers la découverte d’une partie des secrets du grand Architecte de l’univers ! »

« Ne pouvant prendre, à moins d’insulter mon écolière, ce beau galimatias que pour un amusant persifflage, de nouveau je la saisis. Le propice lit de repos, tour à tour arène et tribune, gémit sous un vigoureux supplément d’instruction… « Eh bien ! c’est toujours la même chose ! » disait Armande, pourtant moins maîtresse d’elle-même qu’elle ne visait à le paraître… « La même… chose !… te… dis je,… toujours,… tou…jours ! »

« Elle était enfin au bout de sa morale, et moi de mon zèle à l’endoctriner… « Chevalier, dit-elle, tirant de sa poche une boîte fort simple de bois de senteur, voici quelque chose que je vous prie de conserver en mémoire d’un moment qu’il serait doux pour moi que vous n’oubliassiez jamais… » J’ouvris la boîte avec empressement. Elle renfermait le portrait d’Armande coiffée du chapeau de paille, et l’on voyait à son bras l’anse du rustique arrosoir. Elle ajouta : « Puisse cette copie, ouvrage de ma main, vous rappeler quelquefois l’original qui ne pourra plus… — Comment, Armande ? — Non, mon cher, l’expérience est faite : je sais ce que c’est. Le moment est arrivé de marcher à grands pas vers mon but : il est opposé diamétralement à ces folies dont l’amusante forme ne m’aveuglera jamais sur les périls et la vanité du fond. Gardez mon image ; le don de la vôtre me flatterait infiniment, si vous vouliez n’y pas ajouter la condition de me l’offrir vous-même. Vous êtes trop aimable (il m’en coûte, comtesse, de répéter ses expressions)… pour qu’il n’y eût pas du danger à vous revoir. S’il arrivait que votre seule ressemblance troublât cette paix dont je m’apprête à jouir, cette paix, le plus grand, le seul vrai bien qu’au rebours de l’amour promet et tient la balsamique philosophie, je vous renverrais votre turbulente effigie… Oui, je vous la renverrais à l’instant… » Elle m’embrasse, et m’ouvrant au fond du cabinet une porte dont on n’imaginait pas l’issue, elle me fait sortir ; je me trouve dans un étroit et peu propre cul-de-sac… Après un moment de silence curieux, que j’attribuais naturellement à quelque crainte que de l’angle de la rue quelqu’un ne nous vit, Armande me serre la main, me dit adieu, m’embrasse et se renferme aussitôt. »

« — Eh bien, mon ami, dis-je alors au conteur, dont un moment de tristesse suspendait le récit, je ne sais comment va se comporter votre étrange connaissance, mais je vois d’ici la menace d’un piége : infailliblement vous étiez attrapé ! — L’imprudence, répliqua-t-il, ne conduit-elle pas toujours là ? Ce désir frénétique qui ne permet pas de réfléchir au moment où se présente une conquête nouvelle ; cette haute opinion de soi qui fait qu’on ne doute pas de la vérité d’un sentiment qui peut être feint ; l’inexpérience, qui ne comporte pas qu’on soit en garde contre la finesse des fourbes exercés ; quelques bonnes qualités elles-mêmes, comme le respect qu’on a, par devoir, pour un sexe qui sait, quand il veut, paraître si candide,… un naturel confiant, ami de l’humanité, qui nous persuade qu’à moins d’un puissant intérêt, nul humain n’attente, de gaîté de cœur, au repos de son semblable, fallait-il tant de causes pour m’égarer ! Ici cependant toutes y concouraient à la fois… Ç’avait été trois jours avant la cavalcade de Mimi que j’avais instruit Armande ; il y en avait dix-huit que j’avais rossé le perfide Saint-Lubin, quand je trouvai chez moi l’étonnant écrit que je vais vous réciter[40] :

« Pour une rose, tous m’avez donné de l’aconit. Vous êtes impardonnable, si bien je m’étais expliquée avant le moment fatal. C’était à vous de prévoir, au lieu d’abuser ; mon père est furieux à proportion de l’extrême confiance qu’il m’accordait ci-devant. Je ne sais à quel parti, dans sa rage, il pourra se fixer. Je tremble qu’il n’ait déjà prévenu l’avis que je vous donne. Écoutez ce qu’on vous dira de ma part : je saurai vos intentions par le retour de la même personne. Dans tous les cas, soyez prudent. Songez que c’est assez d’une victime par famille, et ménagez un vertueux citoyen dont rien n’eût jamais terni l’honorable carrière, si vous aviez été généreux. Quoi ! pas un seul individu ne fait exception, pas même vous, à la scélératesse de votre sexe ! »

« J’avais lu dans la loge même du suisse. Il me dit qu’une femme du peuple, mais ayant un extérieur décent, avait apporté cette lettre, et que le lendemain de bonne heure elle repasserait pour avoir la réponse. — J’espère, interrompis-je ici, que vous vous gardâtes bien de la faire par écrit. — J’avoue, chère comtesse, que, sans Lebrun, j’aurais commis infailliblement la faute d’écrire ; voici comment il me l’épargna :

« Témoin de l’extrême agitation que me causait la lecture de ce billet, le plus pénétrant et le plus attaché des serviteurs devina bien qu’il s’agissait de quelque chose de grave. Quand nous fûmes dans mon appartement : « M. le chevalier, me dit-il avec un regard observateur, ne vous paraîtrais-je pas trop curieux, si je vous priais de me confier le secret de cette lettre ? — Cela n’en vaut pas la peine, mon cher Lebrun. — Vous m’excuserez : ceci pour le coup n’est pas une assignation galante. — C’est pourtant à peu près cela. — Du moins n’est-ce pas dans le genre comique… Tenez, M. le chevalier, il est bon que des amis se parlent à cœur ouvert… (Je souriais.) Ce mot d’ami vous étonne ! Ah ! parbleu ! monsieur, croyez que si je n’étais pas l’ami d’un maître, je ne resterais point à son service. Mais vous-même, si vous ne m’aimiez pas, il y a longtemps que vous m’auriez mis à la porte ! Un censeur ! un curieux !… — Mais le plus estimable ennuyeux de la terre, répliquai-je. — Sans doute, je suis un ennuyeux, moi : je m’en pique. L’abbé de Saint-Lubin, par exemple, voilà ce qui s’appelle un amusant ! » Je sentis, mais lui pardonnai l’épigramme. Cependant je me taisais. « Monsieur ne veut donc pas me faire la grâce de me parler ?… Eh bien ! je vais parler, moi. Sachez, monsieur (il me déshabillait)… sachez que depuis qu’il vous plaît de vivre comme un fou… — Lebrun ! — Comme un sage, si vous voulez… je ne vous ai pas un moment perdu de vue. Sachez encore que tout le temps où votre service ne m’occupe point, je suis à la piste de vos ennemis… — Mes ennemis ! — Oui, monsieur, vous en avez, et plus d’un. Pendant qu’enivré de folles jouissances, vous errez dans le monde avec sécurité, une clique infernale se conjure et n’attend que le moment de vous surprendre avec avantage pour vous écraser… »

« Je connaissais l’honnête Lebrun pour assez sujet à se monter la tête, et, en général, ce n’était pas du beau côté qu’il voyait les objets. « Trouveriez-vous bien plaisant, ajouta-t-il, de vous voir à l’improviste sur les bras un Carvel, un Béatin[41], un Saint-Lubin et sept ou huit des plus fameux escrocs de Paris, renforcés d’une petite gueuse… Vous m’écoutez maintenant ! — J’avoue que tu viens de prononcer des noms faits pour m’alarmer, et que tu as en même temps presque touché la corde de la lettre… — Je vous étonnerai bien davantage tout à l’heure… Mais couchez-vous d’abord. » Ma curiosité n’avait plus de bornes. »

Lebrun, quand son maître est au lit, prend une chaise et se place au chevet. Mais trouvez bon, cher lecteur, que ce qu’il dira soit le sujet d’un nouveau chapitre.



CHAPITRE XXVII

LEBRUN PREND LA PAROLE ET VA SE FAIRE CONNAÎTRE


« Vous savez, monsieur, que j’ai servi mes huit ans bien complets dans l’infanterie ? Avant d’être du détachement qui partit, il y a dix-huit mois, pour l’Amérique, j’avais connu au régiment un jeune volontaire nommé Carvel, d’honnête famille, joli cavalier, garçon d’esprit, et qui avait fait de bonnes études, mais libertin à l’excès et qui, peu de temps avant mon départ, s’était fait chasser du régiment, parce qu’il avait, avec les papas[42] de l’état-major, une conduite mi-partie de complaisance libertine et d’espionnage, contre laquelle tout le corps d’officiers s’était soulevé. Au surplus, Carvel était brave : il se battit et tua son principal délateur ; cette action lui fit trouver grâce dans l’esprit de ces êtres modérés qui ont quelque indulgence pour les gens un peu corrompus, quand d’ailleurs on leur suppose un naturel passable, et que de bonnes qualités rachètent certains vices.

« Ayant rencontré Carvel à Paris, presque aussitôt que nous y sommes revenus nous-mêmes, j’avais renoué connaissance avec lui. Dès le premier jour il m’apprit que devant jouir tôt ou tard de quelque fortune, et n’ayant du goût ni pour le travail, ni pour aucune espèce d’état, il passait gaiement sa vie à Paris parmi les filles et les joueurs. C’était se donner gratuitement pour être de bien mauvaise compagnie. L’étourdi me fait des questions à son tour. Comme l’état qui nous fait vivre n’est qu’un rôle de comédie qui ne remplit pas toutes les heures du jour, moi, qui me crois bourgeois de Paris dès que je ne suis plus en fonctions de valet de chambre, je ne confiai point à Carvel que je servais un maître ; mais, sans lui mentir, je lui dis que je dissipais gaiement aussi les profits de quelque industrie qui suppléait, en Amérique, à la modicité de ma paye. En effet, monsieur, il n’y a pas de position où il ne fasse bon être aidé de quelque accessoire : sans mes anciennes épargnes, le traitement que vous avez la bonté de me faire maintenant, ne me mettrait point au niveau de mes petites jouissances personnelles et de l’élégance par laquelle j’ai l’ambition de vous faire honneur.

« Les désœuvrés se trouvent à toute heure sous la main : je n’allais guère aux spectacles, aux promenades, sans y rencontrer Carvel. Je ne le cherchais ni ne l’évitais ; souvent j’en étais accosté. Certain soir que nous regardions ensemble la sortie des Français[43], vous passâtes rapidement, conduisant à sa voiture une de nos Laïs avec laquelle vous alliez prendre votre essor. « Est-il bien possible ! dit Carvel avec l’expression d’un vif intérêt ; oui… je ne me suis point trompé, ce monsieur-là… — C’est monsieur le chevalier de Kerlandec, interrompit l’aboyeur[44], à qui l’on ne s’adressait point. — Grand merci, l’ami, » répliqua mon compagnon en lui donnant quelque monnaie ; et tout de suite il ajouta, se parlant presque bas à lui-même : « Cette fois-ci nous te tiendrons ! »

« Heureusement je fus assez maître de moi pour ne pas laisser remarquer à quel point m’intéressait à mon tour ce qui venait d’échapper à Carvel. Je me gardai même bien de lui faire sur l’heure aucune question curieuse. Mais il proposa d’aller souper ensemble quelque part ; je n’avais garde de refuser, ne doutant pas, d’après la vive impression qu’il conservait de votre vue, qu’il ne cédât au besoin de parler de vous. En effet, à peine fûmes-nous seuls, dans un cabinet à part, chez un traiteur de la rue des Boucheries, que Carvel me dit, du ton d’un homme préoccupé : « Tu as vu, mon cher Lebrun, ce beau jeune homme qu’on m’a nommé ? — Eh bien ? — Il fut autrefois le meilleur de mes amis… Aujourd’hui, divers intérêts font que j’ai pour lui dans le cœur une haine implacable. — Que t’a-t-il fait ? Il a l’air doux, honnête… — Et peut-être est-il réellement un fort galant homme ; mais il me causa tant de chagrin, dans un collége où nous étudiions ensemble, et par lui certain ami que j’ai de par le monde, endura de telles avanies, qu’épousant les griefs de celui-ci, pour qui Monrose est, comme il le dit, le mauvais principe, nous nous sommes, dis-je, si fort envenimés l’un et l’autre contre lui, que nous avons juré de nous venger dès que nous le pourrions, d’abord de sa fierté propre, ensuite de quelques mauvais traitements très-sensibles qu’à son occasion, et pour d’autres raisons encore, ont attiré sur mon ami certaines personnes qu’on a bien voulu ménager à cause de leur sexe. Monrose, — car c’est son vrai nom, — Monrose, innocent ou coupable, ne fût-ce que d’une indocilité qui faillit à nous perdre, payera pour toute la fatale clique ! »

« Ce n’était pas assez pour moi, monsieur, qu’un heureux hasard m’eût ainsi livré la clef d’une machination qui pouvait vous devenir funeste ; j’avisai sur-le-champ que peut-être, en m’associant sans affectation aux conjurés, je serais bientôt le maître de neutraliser leur perfidie, sans que vous vous mêlassiez de rien que de fouler aux pieds d’aussi méprisables ennemis quand l’époque en serait arrivée.

« Je n’aime pas non plus, dis-je à Carvel, ces beaux-fils, du nombre desquels votre jeune homme a bien l’air d’être. Je gagerais que cela est de la cour ? — Je ne crois pas ; au surplus nous n’avons pas eu ville gagnée sur l’article de la naissance, que nous avions toujours affecté de rendre suspecte ; non que mon ami ne fût très sûr que Monrose appartient bien légitimement à la plus respectable famille, mais quelques détails romanesques prêtant beaucoup au soupçon d’aventure, nous en avons constamment profité pour présenter notre ennemi sous des couleurs équivoques. Cependant ses décorations vont un peu nous contrarier. L’ayant pendant longtemps perdu de vue, nous nous flattions qu’il aurait tourné mal, car il a été façonné par des femmes… »



CHAPITRE XXVIII

PETIT ACCROC. BONNE CONDUITE DE LEBRUN


À l’embarras de Monrose parlant pour Lebrun, je compris fort bien qu’ici serait venue quelque note peu flatteuse pour Sylvina et moi, s’il ne s’était interrompu par délicatesse. « Courage ! lui dis-je ; vous devez bien penser, mon ami, que je suis fort au-dessus des atteintes qu’aurait l’intention de me porter un Carvel ! » Le pauvre conteur était au désespoir d’être arrivé toujours courant sur le bord d’un fossé difficile à franchir. Il le fit cependant avec adresse, et j’en fus quitte pour entrevoir que mons Carvel avait donné très-littéralement à Lebrun la tante et la nièce pour… ce qu’il faut avouer qu’alors elles étaient en effet.

Écoutons, cher lecteur, la suite du récit de l’adroit et prudent valet de chambre.

« — Comment t’y prendras-tu, dis-je à Carvel, pour nuire à quelqu’un avec qui tu me parais n’avoir, quant à présent, aucune relation, et qui, de ton propre aveu, peut fort bien ne point donner de prise sur lui par sa conduite ? — Quant aux relations, dit-il, on en a facilement avec les gens à qui l’on cherche querelle. Je m’entends assez bien, comme tu sais, à me servir de ceci (une longue lame qu’il tira de sa canne). Il n’est pas à supposer que ce monsieur Monrose, quoique pimpant et décoré, n’aille parfois au jeu : on a vu du moins qu’il peut aller chez les femmes. Enfin on le joindra quelque part. Ne peut-on pas se rencontrer, se coudoyer[45] ? On se fâche !… En un mot, on a mille moyens, ne fût-ce que celui d’entraîner l’homme auquel on en veut, dans quelque pas-de-clerc, ce qui est bien plus amusant ; car après lui avoir fait essuyer mille dégoûts préalables, on a le plaisir de le déshonorer, tandis que, par l’autre chemin, il y a le risque des hasards et de la résistance. » Tant de scélératesse faillit de me faire éclater, mais heureusement je me contraignis. « Parbleu ! Carvel, lui dis-je affectant la gaîté d’un homme à qui les vapeurs du vin commenceraient d’agiter le cerveau, je vois que tu es toujours un compère ! Je serais enchanté de savoir, dans le temps, la suite de cette intrigue. — Pourquoi pas ! il ne tiendra même qu’à toi d’y prendre un petit rôle… » Je voulais enivrer mon homme, afin d’avoir occasion de le reconduire et de connaître ainsi sa demeure, sur laquelle, interrogé plusieurs fois, il m’avait paru vouloir garder le secret ; mais je ne vins point à bout de le lui arracher : le drôle buvait mieux que moi.

« Vers onze heures, il fut le premier à rompre la séance, disant qu’il avait rendez-vous fort loin d’où nous étions, pour minuit, avec l’abbé de Saint-Lubin… — Saint-Lubin ! — Oui, monsieur, votre ci-devant très-cher abbé : vous saurez tout… — Tu ne m’as jamais averti… — Patience : ils avaient, dis-je, rendez-vous ensemble chez une sœur, pour un coup où lui, Carvel, devait jouer le frère terrible. Je payai la dépense, il fit avancer un fiacre. Vous savez bien, monsieur, que dans ce temps-là, quand vous reconduisiez une de ces dames, vous ne rentriez guère avant trois ou quatre heures du matin ? Voyant que j’avais du loisir, dès que le fiacre eut roulé vingt pas, je vins m’asseoir sans bruit derrière ; ainsi charrié, j’eus la patience de me laisser cahoter et crotter jusqu’au fond du Marais. — Du Marais ? — Du Marais, monsieur. — N’était-ce pas…… — Monsieur, patience. Lorsque, la voiture commençant à raser les murailles, je compris qu’on allait s’arrêter, je descendis lestement. L’auvent d’une boutique me mit à l’ombre. D’ailleurs, à travers une longue contestation pour le paiement, les disputants ne savaient guère s’il y avait là quelqu’un pour les écouter… J’eus le temps de bien observer la maison et le voisinage. Quand le phaéton se fut amplement dédommagé, en invectives, de l’injustice qu’il prétendait lui avoir été faite par le chaland, à qui les grosses épithètes n’étaient point épargnées, je parus et réconfortai le jureur, qui fut enchanté de trouver un retour d’autant plus heureux, que je le ramenais, dit-il, aux environs de sa demeure.

« Je refermais après moi notre porte de derrière, par laquelle j’étais rentré, quand le fiacre, frappant vivement, me cria : « Notre maître ! eh ! notre maître ! votre pistolet donc que vous avez oublié ? — Je n’en avais point, mon ami. — Si fait : tenez, le voici… (Je ne voulus pas rouvrir.) — Il n’est point à moi, te dis-je ; bonsoir !… — Mais pourtant, mon capitaine, il ne peut-être qu’à vous : il était sur le coussin de devant de ma voiture. » Je ne répondis plus et m’éloignai. Le pauvre diable, bien plus content de moi que de mon prédécesseur, m’aurait volontiers fait présent du pistolet, qui sans doute avait été oublié par Carvel, et qu’il regrettait d’être obligé de rendre à une aussi mauvaise pratique. « Que Lucifer confonde le faraud ! entendis-je de mon entresol ; ne voilà-t-il pas qu’il me faudra perdre encore mon temps demain à faire mon rapport chez notre inspecteur ! » Les jurements allaient grand train ; je les entendis aussi longtemps que le roulement fuyant du carrosse.

« Le lendemain je ne manquai pas d’aller prendre langue au Marais. Un bureau de tabac occupait par bonheur le rez-de-chaussée de la maison dont j’avais dessein de m’informer. J’entrai : la débitante était jolie. Après avoir fait remplir ma boîte d’un tabac que je soutenais être le meilleur de Paris et le seul dont je voulusse user désormais, il ne me fut pas difficile de faire causer la petite brune. Je fus instruit autant qu’il me le fallait.

« De fort honnêtes bourgeois et un digne ecclésiastique occupaient les différents étages de la maison, mais l’allée était commune avec un ménage suspect, habitant au fond de la cour, et cette même nuit il y avait eu on ne savait quelle scène, mais par le cul-de-sac on avait enlevé quelqu’un, et le matin, à la pointe du jour, une sentinelle du guet gardait encore la principale entrée. — Quelle était la composition de ce ménage orageux ? — Un monsieur, toujours en sec habit noir, portant fidèlement une épée, et sa fille, assez jolie personne, dont il semblerait qu’on ne devrait dire que du bien. Cependant, cette bicoque, détachée du reste du logis, était fréquentée par des gens de la plus mauvaise mine. C’était au surplus la veille, pour la première fois, qu’il y avait eu du trouble : on n’en savait pas davantage. Tant de complaisance à satisfaire ma curiosité, méritait bien qu’en retour je caressasse un peu l’amour-propre de la petite femme. Je hasardai quelques fleurettes ; elles prirent à m’en étonner. Ma foi ! monsieur, moitié politique pour vos intérêts, moitié fantaisie pour la jolie marchande, l’idée me vint de donner de la suite à cette heureuse connaissance. Les chalands allaient, venaient, étaient servis, et dès que nous restions seuls, on m’écoutait avec faveur. J’exprimai vivement le désir de faire une tendre cour ; après quelques lieux communs indispensables, on consentit à toucher dans ma main… « Eh bien ! nous verrons ça[46] ! » confirma l’heureux présage d’une faveur prochaine. »



CHAPITRE XXIX

OÙ MONROSE FAIT D’INTÉRESSANTES, MAIS PÉNIBLES DÉCOUVERTES


« C’est toujours Lebrun qui me parle, comtesse. « Il est très-inutile, mon cher maître, de vous expliquer comment dès le lendemain la petite regrattière acquitta l’espèce de parole qu’elle m’avait donnée. C’était la veille du premier billet que vous reçûtes de cette Colombine du bal, de laquelle vous aviez d’abord l’air de perdre l’esprit, et dont alors nous étions, vous et moi, bien éloignés de soupçonner qu’un jour elle se trouverait être la dame verte du souper de la chaussée d’Antin. »

« Ici Lebrun s’interrompant : « À propos, monsieur le chevalier, me dit-il, vous négligez furieusement ces braves dames !… » Je ne voulais lui donner à ce sujet aucune satisfaction. Fortement occupé dans cet instant d’un plus pressant intérêt, je lui imposai silence sur le chapitre de mes belles hospitalières, et le conjurai de continuer à me parler de Carvel.

« Lebrun obéit. « Carvel, dit-il, est perdu pour moi dans le moment où nous touchons : en attendant que je vous le retrouve, permettez-moi, monsieur le chevalier, de vous rappeler qu’à cette époque vous donniez comme un vrai fou dans les passades ; que vous éleviez au troisième ciel votre mercure tonsuré ; que si, visant de loin à le faire casser aux gages, j’osais vous faire très-respectueusement quelques remontrances au sujet des périlleuses fortunes qu’il vous procurait, vous m’envoyiez, mais le plus amicalement du monde, à tous les diables ; que si j’opposais au courtage du dangereux abbé celui de l’honnête M. d’Aspergue, qui me semblait vous pourvoir plus décemment, vous faisiez des gorges-chaudes de ses folles, de ses pédantes, avec lesquelles, à bon compte, vous trouviez très-doux de coucher : à travers une ivresse où vous sembliez vous complaire, j’aurais eu mauvaise grâce à venir vous ennuyer du danger de vos rapports avec un Saint-Lubin, et des méchantes intentions d’un Carvel !

« Celui-ci, je l’avais, comme j’ai déjà dit, tout à fait perdu de vue depuis notre petit souper. Cependant, l’idée de cet homme enlevé la même nuit au Marais me trottait dans la tête. Ne serait-ce point Carvel ?

« Au bout de six jours, je fis un tour à la Force et m’informai. Non-seulement c’était bien Carvel qu’on avait arrêté, mais il s’agissait encore de le transférer incessamment à Bicêtre. Ce renseignement me fit honte de demander à le voir. Je revins sur mes pas et restai tranquille, n’allant plus au Marais que pour les beaux yeux de ma brunette, dont les faveurs valaient encore incomparablement mieux que son tabac.

« Un beau jour enfin, au moment où je pensais le moins à Carvel, je le rencontrai, débiffé, mal en point, qui rêvait appuyé sur le parapet de la terrasse des Tuileries. « — Comment ! te voilà ! lui dis-je, en m’annonçant par un coup sur l’épaule sans lequel il ne m’aurait point aperçu. — Ah ! c’est toi, Lebrun ? — Je t’ai cru mort ! — Autant vaut presque : n’ai-je pas frisé Bicêtre ! Ah ! je m’y serais tué ! » Je feignis une extrême surprise et le priai de me conter ses malheurs.

« — Tu sais, me dit-il, que la nuit de notre souper dans la rue des Boucheries, je devais joindre quelque part mon ami Saint-Lubin ? Il s’agissait d’une toute petite mystification, afin d’accélérer le mariage d’un provincial fort épris avec une jeune personne qui l’aimait aussi de tout son cœur. Il semblait que cette négociation, les parties étant si bien d’accord, dût ne souffrir aucune difficulté. Point du tout : je ne sais quel scrupule était survenu subitement au galant. Il voulut se dédire. Je représentais un frère ; je fus prié par le père, l’homme de grand sens, de chambrer un peu l’inconstant, et de lui faire entendre raison : il ne s’agissait nullement d’une affaire. Il me suivit sans répugnance, et seul, au fond d’un jardin où il y a certain cabinet qui débouche sur un cul-de-sac. Il fallait, pour mon malheur, que le maudit domestique de mon homme conçût quelque injurieux soupçon, et que, connaissant le local, il vînt par dehors se mettre à portée du lieu de notre conférence. Comme en effet l’entêtement négatif du provincial commençait à la rendre orageuse, l’indiscret domestique alla chercher la garde, un commissaire : tout cela n’est pas loin. On vint frapper à la porte de par le roi ; je refusai d’ouvrir ; on fit violence ; la porte céda ; je comptais sur un pistolet que je ne me trouvai point ; il fallut obéir à la force. Nous fûmes conduits chez un commissaire… On eut l’injustice d’y décider que j’irais en prison, tandis qu’on laissait libre celui qui m’avait tenu les mêmes propos et fait les mêmes menaces !

« Cependant cette misère pouvait n’avoir aucunes suites ; mais un maudit fiacre rapportant le lendemain chez son inspecteur mon fatal pistolet, des suppôts de chicane, qui ne demandent qu’à voir du crime même où il n’y en a point, se fourrèrent dans la tête qu’une arme à feu, par miracle oubliée, n’avait pas été apportée sans quelque perfide dessein… Ce fut alors qu’épluchant ma rixe avec toute leur passion accoutumée, ils parvinrent à y voir de quoi mériter Bicêtre… J’étais perdu si le père de la jeune personne, grand charlatan de probité, et qui a de petites protections à la police, si Armande elle-même qui, lorsqu’elle en prend la peine, devient l’image frappante de la candeur et de la vertu, si ces honnêtes personnes, dis-je, ne s’étaient donné les plus grands mouvements pour que l’affaire s’assoupît. Toute prétention cessant, de leur part, à se prévaloir de ce que le provincial avait promis, et celui-ci certifiant que je n’avais point menacé sa vie, de laquelle d’ailleurs il disait qu’il ne m’eût pas fait bon marché, tout le monde ainsi d’accord, dis-je, le père et la fille désavouant, bien entendu, l’excès de zèle qui m’avait fait usurper les faux titres de fils et de frère, on m’a remis hier en liberté. L’équitable Armande, à qui, par mon attention à ne la point compromettre, j’avais épargné le voyage de Saint-Martin, a fait les choses à merveille, et si tu me vois l’oreille basse aujourd’hui, mon cher Lebrun, crois que ce n’est pas moins l’effet de l’extrême reconnaissance qu’Armande n’a cessé de me témoigner toute la nuit, que celui du trop frugal et peu sensuel ordinaire de la Force. »

« Ô ma chère comtesse ! me dit ici Monrose honteux jusqu’aux larmes, quel tissu d’intrigues me développaient déjà les confidences de Lebrun ! Mais ce n’était pas tout : il avait bien d’autres noirceurs à m’apprendre ! » Je vais continuer à le faire parler : lecteur, nous accorderez-vous bien encore un peu de complaisance ?



CHAPITRE XXX

SUITE DU RÉCIT DE LEBRUN


« Cette triste aventure, dis-je à Carvel, aura porté bonheur à ce certain Monrose, contre lequel je t’ai vu si courroucé. Ta détention lui aura donné de la marge. Il eût été bien adroit à lui d’en profiter pour sortir de Paris. — Sans doute ; mais s’il ne l’a pas fait, il n’en aura plus le temps, car tout à l’heure, tenant, dans la couche d’Armande, mon lit de justice, j’ai réglé toutes choses en déjeunant avec elle, Saint-Lubin et le docteur Béatin. — Quel est ce dernier ? ai-je demandé. — Un bon vivant de sorboniste, qui demeure au troisième étage de la maison où j’ai eu cette diable d’aventure. Il est terriblement luxurieux, intrigant et vindicatif ; à cela près, c’est le meilleur homme du monde. Il fait quelque bien à une jolie marchande de tabac qui tient le rez-de-chaussée et que Saint-Lubin a aussi, mais gratis. Celle-ci nous partage tous avec Armande, sans s’en douter. »

« — Fort bien, dis-je, interrompant à la fois et Monrose et Lebrun : il y a pourtant là, mon cher neveu, de quoi vous consoler ; vous voyez que la conquête du valet n’est pas plus fidèle que celles du maître : poursuivez.

« — J’enrageais, continua Lebrun, d’apprendre avec quels estafiers je partageais ma succulente regrattière. Je n’avais pas besoin de cet aiguillon, M. le chevalier, pour être dévoué plus vivement encore à votre cause : elle devenait la mienne ; je jurai dans ma barbe de pulvériser toute la clique ; mais la face des choses allait changer subitement.

« Le jour suivant, entrant comme à mon ordinaire chez notre brunette, j’y trouvai mons Saint-Lubin ; nous ne fûmes charmés ni l’un ni l’autre de cette rencontre. Pourtant il fallut que tous deux nous fissions bonne contenance. « Ah ! c’est toi, mon cher Lebrun ? » dit alors d’un ton aisé qui me choqua le calotin, familier à ce point pour la première fois. J’allais lui rendre la pareille, quand il ajouta brusquement en s’adressant à la marchande : « Souffrez, mignonne, que je vous présente le valet de chambre du meilleur de mes amis. — Quoi ! monsieur est valet de chambre ! » répliqua presque avec mépris la petite sotte, qui se mettait en devoir de mesurer du tabac, comme pour faire entendre à Saint-Lubin que je ne pouvais venir chez elle qu’en qualité d’acheteur. « Pour ça ! comme on est dupe ! Monsieur était venu quelquefois céans ; je l’avais toujours pris pour un homme comme il faut ! » Outré, je ripostai : « Ajoutez comme il vous le fallait, coquine ! d’ailleurs un peu plus comme il faut, je m’en flatte, que ce petit drôle, qui vous a gratis, et le sorboniste du troisième étage, qui vous fait quelque bien ! Demandez ce que cela veut dire à votre brochant-sur-le-tout, M. Carvel ! »

« Toutes les vitres ainsi cassées, je laisse mes personnages abasourdis, pétrifiés ; je prévois bien que dès le même soir peut-être j’aurai sur les bras le bretailleur Carvel. Je rentre donc pour prendre une canne à épée comme la sienne et des pistolets. Comme je souhaitais que l’infaillible démêlé ne languît pas, je vais battre l’estrade. Le boulevard était, à cause de ses spectacles et de sa dissolution, l’ordinaire élysée de mon agréable débauché. Je m’y tiens à poste fixe. En effet, je le rencontre près du Pont-aux-Choux, quelques minutes après dix heures. « Je gage, M. Lebrun, que nous nous cherchons ? dit-il, enfonçant son chapeau. — En voici la preuve ! » Je dégaine ; il en fait autant. À peine nous sommes-nous portés les premiers coups, sans nous blesser, que quelqu’un, arrivé par derrière et faisant tomber mon chapeau, me coiffe d’un cône de carton qui s’enfonce jusqu’aux épaules et me prive de la vue. Heureusement j’ai la présence d’esprit de me jeter de côté. Une botte de longueur qu’on me portait me manque et perce le traître qui jouait à me faire assassiner. À son cri, Carvel se trouble, veut fuir ; je le poursuis, je l’atteins : c’en était fait de sa vie, si ma lame, trop délicate, que je voulais lui plonger dans les reins, ne volait pas en éclats, ayant rencontré quelque chose de dur dont le scélérat s’était fortifié. Cependant je lui saute au corps, je le désarme, et de la noueuse épine qui servait ci-devant de fourreau je frappe à coups redoublés sur le haut du chef, sur le visage, sur les jambes ; le malheureux, moulu, non pourtant fracassé, tombe ; je l’abandonne, pour tâcher de retrouver et reconnaître son perfide adjoint ; mais celui-ci n’est plus à la place du combat ; je marche pendant quelques instants à la piste d’une trace de sang que me fait découvrir la clarté d’un réverbère ; en même temps, mon pied pousse quelque chose qui reluit, c’est une montre ; je la ramasse. De retour au logis, je l’examine : au fond de la boîte est gravé le nom de Béatin ! »

« J’allais, ma chère comtesse, mettre au jour quelques réflexions sur cette odieuse aventure, mais Lebrun ne me le permit pas. « Encore un moment, dit-il, j’aurai bientôt fini. »

« Je ne pouvais plus douter, ni de la rage de Carvel, ni celle de l’infâme prêtre son ami. Je vais au Marais, y rôder seulement au hasard, car je n’ai plus le droit, ou plutôt je n’ai pas la cruauté d’entrer chez mon impertinente catin de regrattière. Mais le hasard me sert encore, tant il est vrai que le crime ne peut, comme il ne doit jamais prospérer.

« Je vois sortir de l’allée un jeune chirurgien du quartier, que j’avais vu quelquefois venir acheter du tabac au bureau. Je me persuade que cet homme sort de chez Béatin, et je l’accoste. À l’air étonné, au froid dédaigneux et sévère dont on répond à mon abord amical, je suis sûr à l’instant d’avoir deviné juste, et qu’on est prévenu contre moi. « — Quoi donc ! M. Bistouret, lui dis-je, et vous aussi, vous me boudez ! — Je ne crois pas, monsieur, me réplique-t-il sèchement, que vous soyez dans le cas de me juger aujourd’hui par comparaison… Nous n’avons jamais été ensemble sur le pied de la familiarité, et je n’ai rien à démêler avec vous ; serviteur ! — Un moment, j’ai quelque chose à vous dire, moi. N’avez-vous pas un malade au troisième étage de cette maison ? — Eh bien ! oui, monsieur. Puisque vous avez l’impudence de m’en parler le premier, je vous avoue que je viens de panser là-haut cet honnête ecclésiastique que vous avez assassiné. — M. Bistouret ! mesurez, s’il vous plaît, vos expressions ! — Mon Dieu, monsieur, on sait tout ; heureusement pour vous, un inépuisable fonds de religion et d’amour du prochain distinguent M. Béatin ; rendez grâces à ces vertus, de ce qu’il ne vous a pas dénoncé à la justice, ainsi que votre freluquet de maître, dont il est bien lâche à vous de servir les passions d’une manière aussi criminelle. (Je bouillais de rage.) — Comment, monsieur ! les scélérats osent encore… — C’est assez !… Ne me faites pas perdre un temps précieux que je dois tout à mes malades. — Un mot, un mot, de grâce, M. Bistouret ! »

« Je l’entraîne Au Panier-Fleuri ; je fais venir à goûter avec une bouteille de la drogue qu’on y vend sous le nom de vin de Bourgogne. Ma politesse apprivoise un peu le farouche frater, qui, déjà moins scrupuleux, est prêt à choquer le verre avec un lâche assassin. À table, je lui raconte les choses comme elles sont arrivées ; il a la bonté de m’écouter : il doute… Je l’intéresse, je le persuade ; il paraît enfin non moins touché qu’interdit de la nouvelle face des objets. Il se récrie contre le crime et la noire perfidie du Béatin, du Carvel et d’une clique qui s’est, dit-il, rassemblée le matin même chez le blessé pour délibérer sur les mesures à prendre contre le maître et le domestique, de la part desquels on va désormais avoir tout à craindre.

« Bref, M. Bistouret, à qui mes confidences viennent de donner la clef d’une infinité de détails ci-devant obscurs pour lui, m’explique si bien ce qu’il a saisi des propos agités qui se tenaient dans une chambre voisine tandis qu’il mettait l’appareil, que nous concevons qu’une bande de marauds, qui paraît avoir tout à redouter de l’œil de la police, s’est décidée à monter un coup (le mot avait été articulé) pour se délivrer avec sûreté de deux ennemis si redoutables. J’apprends encore que la blessure du Béatin est profonde, à l’aine, et peut devenir dangereuse ; que Carvel abîmé, qui boite, qui a le nez mutilé et conservera de déshonorantes cicatrices, n’avait qu’un cri : « À la mort ! » contre le maître et le valet ; que Saint-Lubin n’opinait que pour de cuisants repentirs, mais qu’il avait été seul de cet avis ; que d’autres conseillers, sans passion, souhaitaient qu’il y eût quelque butin à faire, pour compenser les douceurs de la vengeance dont ils ne devaient point jouir dans cette expédition scabreuse. « Arrangez-vous d’après cela, messieurs, dit Bistouret, achevant de vider la seconde bouteille ; et sur ce, je vole au secours de mes malades. »



CHAPITRE XXXI

FIN DU RÉCIT DE LEBRUN. ÉCLAIRCISSEMENT


« Cependant depuis ma fatale rencontre avec Saint-Lubin chez la banale regrattière, il n’avait garde de reparaître à l’hôtel. Il feignit une indisposition : vous eûtes la bonté de voler à sa demeure ; c’est alors sans doute que j’eusse dû vous révéler mes orageux secrets ; mais j’avais une idée qui m’en empêcha. Le coup médité par l’infernale clique ne pouvait être longtemps différé ; d’ailleurs, le jour, il ne pouvait rien y avoir à craindre pour vous, et je me réservais de ne jamais vous perdre de vue la nuit ; au surplus, comme vous n’étiez pas fait pour vous trouver en scène avec cette écume qui s’était conjurée contre vous, je me proposais de mettre seul à fin l’aventure, d’écraser vos infâmes ennemis ; je voulais, en un mot, qu’avant d’avoir eu, à propos de tout ce micmac, l’ombre d’un souci, vous n’eussiez plus, au dénouement, qu’à rire avec moi de mes prouesses, et à recueillir, pour devenir plus sage, les fruits d’une mémorable leçon. — Ah ! mon cher Lebrun, interrompis-je, touché de son généreux attachement, dans ce temps-là même je répondais bien mal, sans m’en douter, à tes louables intentions. D’abord, ce fut le jour même où je vis chez lui Saint-Lubin, qu’il m’entraîna, de la manière la plus adroite, chez l’insidieuse Armande. Ensuite il me déclara qu’il n’aurait plus l’avantage de me voir chez moi, ne pouvant soutenir la vue d’un insolent valet tranchant du censeur, et qu’il savait de bonne part être l’espion payé… soit par vous, comtesse, soit par mes parents d’Angleterre, pour leur rendre compte de toute ma conduite, comme si, disait-il, mon âge, mon état et la jouissance d’une partie de ma fortune ne devaient pas m’affranchir de toute espèce d’autorité ! — Mon cher maître, répondit Lebrun avec chaleur, on ne put sans doute vous persuader de tant de bassesse de ma part ! Aussi ne me dîtes-vous rien. J’avais à cœur de vous donner une grande preuve d’attachement et de zèle. C’est pourquoi, de mon côté, je ne voulais rien prématurer. Il est clair aujourd’hui qu’une explication réciproque nous eût été plus avantageuse ; mais la faute est faite, il s’agit maintenant de la réparer. Il ne me reste plus rien à vous dire, sinon que j’ignorai tout à fait votre première entrée chez M. de la Bousinière ; quant à la seconde, celle à la fin de laquelle vous sortîtes par le cul-de-sac, j’en eus connaissance, et, fortifié de deux de mes amis, je fus aux aguets pour la sûreté de votre retraite. Peut-être fût-ce notre incommode présence qui dissuada pareil nombre de gens suspects de se glisser dans le cul-de-sac, dont nous approchions aussi toutes les fois qu’ils semblaient vouloir s’en emparer. Vous parûtes enfin : il n’était que neuf heures du soir ; d’aussi bonne heure on n’eût peut-être pas osé vous attaquer. — Tu viens, je crois, de m’expliquer pourquoi je vis à la perfide Armande un air d’embarras lorsqu’elle m’éconduisit. Il est possible qu’elle s’attendit à voir paraître ces gens que ta présence empêchait de se montrer ! — Il n’y a pas de conjecture qu’on ne puisse hasarder à ce sujet. Quoi qu’il en soit, mon cher maître, le faible service que je venais de vous rendre, ne valait pas la peine que je m’en fisse un mérite auprès de vous : je ne dis rien.

« Deux ou trois jours après, vous eûtes, au bois de Boulogne, la délicieuse aventure de reconnaître, dans l’amazone au cheval isabelle, votre tant regrettée Colombine du lundi gras. Vous vous jetâtes à corps perdu dans une intrigue avec madame de Moisimont. Dès lors je ne craignis plus rien pour vous du côté du Marais. D’ailleurs, je savais Carvel malade de ses contusions négligées ; une fièvre lente l’obsédait, et le vice de son sang présageait que son état deviendrait une sérieuse maladie. Béatin aussi tournait au plus mal. Les bulletins que l’officieux Bistouret m’en donnait volontiers Au Panier-Fleuri, étaient tout ce que je pouvais souhaiter de favorable. Pour surcroît de bonheur, un hasard précieux vous apprit à connaître enfin votre mercure perfide ; vous vous fîtes bravement raison de ce gredin. J’avais donc lieu de croire tous les orages dissipés, et que chacun de vos ennemis était puni ou le serait à proportion de ses crimes. Mais quand vous recevez, de la part d’Armande, une lettre dont vous êtes si fort agité, toutes mes alarmes renaissent. Voyez maintenant, mon cher maître, ce qu’il vous convient de faire, et si vous pourriez, sans injustice, prendre en mauvaise part ma soucieuse mais nullement indiscrète curiosité. »



CHAPITRE XXXII

AMBASSADE. COMMENT ELLE RÉUSSIT


« Vous comprenez, ma chère comtesse, que la nuit était avancée quand Lebrun eut fini ; je mourais de sommeil. Après lui avoir exprimé bien vivement combien j’étais touché de tout ce qu’il avait fait pour moi, je remis au lendemain de conférer avec lui sur le parti qu’il y aurait à prendre. Il s’agissait de savoir quelles ouvertures on me ferait de la part de ma correspondante du Marais : vers dix heures son émissaire parut.

« Je vis un de ces êtres comme il y en a tant à Paris, et sur la physionomie desquels un connaisseur saisit à l’instant le résultat du mélange de la curiosité, de la prétention à l’estime et de l’hypocrisie. Cette classe de femmes comprend assez généralement les brocanteuses, les gardes-malades, les sages-femmes, les pourvoyeuses, toutes ces professions aboutissant, en dernière analyse, à se mêler des affaires d’autrui. Madame Prudent (ainsi se nommait la plénipotentiaire d’Armande) était une commère de cinquante-cinq à soixante ans, rangeant entre le peuple et la petite bourgeoisie ; un peu bourgeonnée, sauf à motiver quelque soupçon d’ancien catinisme ou d’actuelle ivrognerie ; ses petits yeux roux, très-observateurs, eurent pris, en un moment, la mesure de tout ce qui se voyait chez moi : je crus voir un huissier faisant dans son cerveau l’algébrique toisé du produit d’une saisie !

« Le désolant Lebrun, au regard fixe et terrible pour quiconque lui déplaît, fronçait son épais sourcil noir et faisait tout beau sur la commère, à peu près comme un chien d’arrêt qui, sans la présence du chasseur, se ruerait sur une proie.

« Comme madame Prudent, placée, après les contorsions polies que font les personnes de son état, ne parlait point encore, affectant, par son air inquiet, d’attendre que nous fussions tête à tête, je ne me gênai point de dire qu’elle pouvait entrer en matière, Lebrun, qui demeurait par mon ordre, n’étant point un onéreux témoin, puisqu’il connaissait parfaitement M. de la Bousinière, mademoiselle sa fille, MM. Béatin, Carvel, Saint-Lubin et consorts, ainsi que la marchande de tabac, l’allée, le jardin et la porte de derrière qui donne sur le cul-de-sac par lequel le frère de la demoiselle de la Bousinière avait eu le malheur d’être enlevé pour être conduit à la Force.

« À chacune de ces particularités, l’ambassadrice, graduellement assommée, ne pouvait éviter de faire un petit sursaut, et sa trogne était d’un cramoisi foncé quand je lui cédai la parole. La pauvre diablesse fut au moment de suffoquer. « Eh bien ! monsieur, dit-elle avec peu d’assurance, quoiqu’elle se fût enfin remise, puisque vous êtes si savant, vous ne devez guère être embarrassé de déclarer le parti que vous vous proposez de prendre. — Madame Prudent, répliquai-je, je croyais que c’était à mademoiselle Armande à prendre le sien, qui devrait être, ce me semble, de me laisser en repos, après toutefois que je lui aurai rendu le tendre gage du souvenir d’un moment qu’elle voulait bien souhaiter que je n’oubliasse jamais… Lebrun, donnez à madame une petite boîte qui est sous ce flambeau. » Lebrun, plus prudent, n’obéit point à cet ordre.

« — Comment l’entendez-vous, monsieur ! reprit alors la Prudent avec toute l’aigreur d’une rude commère ; je ne viens pas ici pour endurer des pasquinades ; il s’agit de savoir si vous épouserez l’honnête demoiselle que vous avez indignement subornée, ou si vous payerez, à l’échéance et sans éclat, la somme stipulée dans votre dédit !

« Nous nous regardions, Lebrun et moi, pétrifiés et doutant si nous ne rêvions point une aussi singulière aventure… « De grâce, madame, dis-je à l’intrigante, répétez-moi vos questions, auxquelles je suis sans doute excusable de n’avoir pas compris une parole. — Je vais faire mieux, monsieur ; je me suis prémunie d’une copie de votre écrit, dont l’original est déjà déposé chez M. Faussin, procureur au Châtelet, rue du Pet-au-Diable. Et puis, ce que vous savez a manqué à mademoiselle de la Bousinière : je vous déclare qu’elle est grosse de vos œuvres ! » Je fis remettre à Lebrun un papier que produisait madame Prudent ; il y lut ; « Je jure sur mon honneur d’épouser mademoiselle Armande-Félicité-Victorine Bousin, demoiselle de la Bousinière, et dans le cas où dans l’espace de trois mois je n’aurais pas réalisé ma promesse, je m’engage à compter entre les mains de ladite demoiselle une somme de dix mille écus en espèces ou papier valable. La présente somme toutefois rachetable par un contrat de quarante mille livres, au denier vingt, sans aucune retenue, hypothéqué sur tous mes biens. Fait à Paris, le… Signé Hippolyte Monrose de Kerlandec. »

« Je ne sais, chère comtesse, si ce fut l’atrocité de cette imposture ou le ridicule dont elle visait à me couvrir qui me fut le plus sensible au premier moment… « Voilà, monsieur, une pièce bien forte, dit Lebrun d’un ton railleur, qui ne pouvait au surplus offenser que la Prudent : il n’y a pas un moment à perdre. À votre place, je verrais dès aujourd’hui M. Faussin, et je me piquerais de dénouer cette grande aventure avant qu’elle pût faire le moindre éclat. — Je ne me rappelais pas, repris-je, avoir pris cet engagement solennel ; mais mademoiselle Armande, appuyée d’un titre aussi fort, doit être bien tranquille. Assurez la que je n’aurai garde de manquer à tenir religieusement tout ce que je lui ai promis. — Mais, monsieur… un mot de réponse à la lettre ? disait, l’osant à peine, la pauvre Prudent, qui se voyait démontée par mon apparente facilité. C’est surtout au sujet de son père qu’elle craint. Il sait tout : il a parlé de venir s’expliquer avec vous. Ce galant homme n’entendra peut-être pas à l’option que comporte le titre de sa fille : il voudra que son honneur soit lavé par le sacrement… — Madame Prudent, dis-je alors d’un ton qui ne permit plus à cette femme de jouer la comédie, ne vous mettez pas dans le cas fâcheux qu’il soit parlé de vous quand tout ceci s’éclaircira. — Comment, monsieur !… À qui croyez-vous parler ? Je suis une femme connue… » Elle allait sans doute entamer une belle kyrielle, mais je n’eus pas plutôt fait froidement un signe du doigt à Lebrun, qui s’approcha de mon oreille, que la commère, troublée, se lève et tourne les talons en marmottant de confuses réflexions ; nous ne fîmes pas semblant d’entendre ; elle gagna l’escalier et la porte, où Lebrun, arrivé aussitôt, dit devant elle, au suisse, de ne jamais la laisser rentrer, comme de ne recevoir désormais aucun papier pour moi, sans qu’il fît appeler quelqu’un de mes domestiques.

« Quel mécompte pourtant ! Comme, si j’avais pris l’alarme, la mission de madame Prudent devenait intéressante et de poids sans doute ! Quelle inépuisable source de commérages ! Que de pas de chez Armande chez moi ! de chez moi chez Armande ! et puis les obligations ! la reconnaissance ! Ce fatal Lebrun, avec ses soins et ses documents, avait désorganisé, dans le principe, toute la conjuration, et ruiné les espérances de la clique ! »



CHAPITRE XXXIII

APPARITION D’UN PÈRE NOBLE, ET CE QUE C’EST


« Ou le sieur de la Bousinière était le plus impudent des intrigants, ou il n’avait pas eu l’occasion de s’aboucher avec la Prudent ; car une heure après il se présenta demandant à me parler. Lebrun, appelé, conformément aux ordres qu’on venait de donner au suisse, vint me demander si je consentais à recevoir cet homme. J’avais trop d’intérêt à étudier ce nouveau personnage, pour qu’une audience lui fût refusée : je dis qu’on me l’amenât. »

« L’ignoble et criminel visage du prétendu gentilhomme était accompagné de cheveux qui n’avaient plus besoin de poudre, et qui, après avoir formé deux boucles mal peignées, se perdaient dans une bourse dont le chiffonnier eût dédaigné d’enrichir sa hotte. L’habit, comme l’avait dit la marchande de tabac, était noir, râpé, décousu sous une aisselle, et marqueté de taches. Une cravate blanche recouverte d’un vieux ruban noir, qui en dissimulait un peu la malpropreté, atteignait la grossière mousseline d’un jabot sali de tabac, comme le haut de l’habit et de la veste. Le noir équivoque d’une culotte de peau graisseuse et luisante était relevé d’une paire de bas de coton blanc, sales et rapetassés ; des souliers huileux à boucles d’étain complétaient cette parure, dont l’accessoire était l’épée de fer à large coquille, à la mode des tapageurs, et un petit chapeau déchiré, des angles duquel on voyait sortir les côtes d’un plumet jadis blanc, indice certain de la prétention du personnage à n’être point de roturière origine. Mon étoile ne me destinait-elle pas, dans cet homme, un beau-père bien ragoûtant !

« Moins perturbable que la Prudent : « Un homme comme moi ne s’explique point devant des valets, » dit le vieil escogriffe d’un ton à la Brisard[47] qui faillit, malgré mon humeur, me faire partir d’un éclat de rire. « Je vais écarter le témoin qui vous gêne, répondis-je. Lebrun, connaîtriez-vous quelque inspecteur de police que vous pourriez prier de se rendre chez moi sans délai ? — Je vais chez celui d’à-côté ! » dit en sortant Lebrun, qui souriait et comprenait bien que ma commission n’était que pour la frime. « Jeune homme, reprit l’insolent la Bousinière quand nous fûmes seuls, je veux bien ne pas vous faire sentir, avant d’y être réduit, à quel point vous vous exposez en manquant d’égards à un vieillard, de votre ordre, dont vous devriez plutôt songer à fléchir le juste ressentiment… Je ne veux pas avoir d’éternels reproches à me faire, et sans vous proposer de mesurer votre faible bras contre celui-ci, qui a déjà fait mordre la poussière à plusieurs de vos semblables, je veux dire à de jeunes étourdis, sans principes comme vous, je daignerai vous faciliter tous les moyens de réparer vos fautes. J’avoue que, malgré votre séduction, dont un billet, non moins honteux pour vous-même que pour ma fille et moi, ne lave point la tache, je venais vous apporter l’olivier de la paix ; mais votre ton léger a subitement changé mes idées, et voici mon dernier mot : épouser ma fille, ou vous préparer à recevoir de cette main, encore verte malgré le nombre des ans, la correction mortelle que méritent tous ces petits perturbateurs du repos des familles !… — Ailleurs que chez moi, lui répliquai-je indigné, votre repos personnel serait d’avance troublé par cent coups de bâton que mérite un homme de votre espèce, soit qu’il déshonore une véritable naissance par les infamies qu’on sait, soit qu’il en impose en se donnant pour ce qu’il ne fut peut-être jamais !… » Écumant de rage, mais pourtant quelque peu désorienté, le vieux rodomont riposta : « La même considération que vous venez de citer vous met dans ce moment à l’abri de tout ce que vous me mettez dans le cas de méditer contre vous : c’est ailleurs que dans votre demeure qu’il faudra vous apprendre ce que c’est que messire de la Bousinière ! » Il se retirait furieux. « Oui, lui criai-je, les registres de la police vont m’en instruire, infailliblement ! »

« Ce désastreux Lebrun ! c’était encore lui qui, pour m’avoir donné la clef de toutes ces intrigues, était cause que je venais de démonter, comme avec la Prudent, les batteries d’un homme qui se croyait bien formidable quand il avait osé mettre le pied sur le seuil de ma porte ! »

Ici Monrose s’aperçut enfin du dégoût que me causait le récit de toute cette ignoble aventure. Depuis longtemps je l’écoutais sans avoir jeté à travers son récit la moindre réflexion qui pût l’assurer que j’y prenais encore intérêt : il m’offrit de m’épargner le reste de sa confession fastidieuse ; mais je l’aimais trop pour ne pas le plaindre en secret. Je brûlais de savoir comment il sortirait de cette fange ; d’ailleurs, je le voyais toucher de bien près au temps où nous étions ; je le priai donc de continuer sa narration ; il le fit dans ces termes.



CHAPITRE XXXIV

VISITE CHEZ M. FAUSSIN


« Cependant, chère comtesse, il me semblait pressant de voir ce procureur chez qui devait avoir été déposé l’acte faux dont on m’avait laissé copie ; je pris à la hâte un négligé du matin, et ayant ordonné qu’on mît les chevaux au vis-à-vis, je me fis conduire à la rue du Pet-au-Diable…

« À l’odeur fétide de l’obscure maison où j’arrêtai, à la figure diabolique du maître, je fus tenté de croire que c’étaient sa personne et son manoir qui avaient décidé du nom burlesque de cette rue. J’avais eu d’abord quelque peine à reconnaître pour un humain certaine figure qui, lorsque j’entrai dans le cabinet au delà de l’étude, rampait à travers une profusion de sacs dont les carreaux étaient jonchés. M. Faussin, après m’avoir écouté tout en paperassant, me dit avec un nazillement causé par l’interposition de ses lunettes : « Ma foi ! monsieur, je suis fâché que mon ami la Bousinière ait une assez mauvaise tête pour gâter, en dépit de mes conseils, les meilleures affaires du monde ; je l’avais bien averti que, sa fille fût-elle grosse jusqu’aux dents, il convenait qu’il ne vous parlât de rien jusqu’au moment de l’échéance de votre obligation très-authentique ; mais ce vieux fou, que cinquante ans d’expérience de procès n’ont pu former, a la fureur de tout prématurer et par conséquent de tout perdre. Foi de procureur, s’il échoue encore pour ce troisième mariage, comme pour les deux premiers, je le prierai de placer ailleurs sa demi-confiance, qui n’aboutit qu’à lui faire apporter coup sur coup dans mon étude des affaires nouvelles où, par sa faute, il n’y a jamais une pistole à gagner, ni pour lui, ni pour moi !… »

« Après quelque pourparler encore, je témoignai le désir de voir la pièce originale sur laquelle son client fondait le désir de me victimer. « Rien de plus juste, dit le magot ; mais (venant me regarder presque sous le nez avec une haleine de vieux bouquin qui faillit me donner mal au cœur) vous ne la verrez qu’avec les précautions convenables. Tudieu ! depuis qu’un des vôtres, je veux dire un seigneur, a dévoré dans cette même étude une obligation de six mille livres, je n’expose plus inconsidérément les titres de mes parties. » Alors il appela despotiquement trois polissons qu’en passant j’avais vu juchés sur des escabelles et griffonnant au grand galop : « Soyez là, leur dit-il, et regardez bien ! » Sur ce, le cauteleux procureur glisse certain papier entre une espèce de cadre et son carreau transparent, et me présentant cet objet comme un reliquaire : « Satisfaites-vous, monsieur, voyez ! » Je lus alors distinctement ce que je savais d’avance. Il n’y eut de neuf pour moi que de reconnaître ce papier, dont l’objet était de me lier ou de m’enlever quarante mille livres, pour celui sur lequel j’avais écrit mon adresse le premier jour, Armande me l’ayant demandée sous prétexte de pouvoir me faire avertir dans le cas où quelque contretemps rendrait nécessaire de changer le jour ou l’heure de notre seconde entrevue. On avait, après mon nom de famille, retranché tout le reste. Deux plis en croix, à l’angle desquels se trouvait de Kerlandec, me prouvaient qu’on m’avait présenté une feuille pliée en quatre, qui, déployée ensuite, avait donné de la marge pour écrire au-dessus ce qu’on avait voulu et en avant de ma simple signature, Hippolyte Monrose, en caractères assez mal imités des miens. Le corps du billet était d’une main contrainte : le dol sautait aux yeux.

« Je ne me plaignis point : je ne mis au jour aucune de mes réflexions. Content de sentir que j’avais encore au moins six semaines devant moi, je me retirai tenant sous le nez mon mouchoir arrosé d’eau de Cologne. Une circonstance assez piquante allait achever de me réconforter, en me procurant, avec un surcroît d’utiles renseignements, un passe-temps fort agréable pour le reste de cette pénible journée. »



CHAPITRE XXXV

VISITE AVEC MADAME FAUSSIN


« De sombres nuages qui obscurcissaient le ciel lorsque j’entrai chez le procureur, venaient de se convertir en une grosse pluie. À la porte de la maison une très-jolie personne s’impatientait vivement contre l’un des clercs. Il s’agissait d’un fiacre qu’elle avait fait appeler, mais qui, las d’attendre, s’était chargé du premier passant, et la laissait dans l’embarras. Au ton de supériorité de la grondeuse, à l’humble modération du grondé, j’eus un pressentiment que cette dame était la maîtresse de la maison. Cependant à peine vingt ans ! et M. Faussin en avait bien soixante-et-dix !

« Madame, lui dis-je, la saluant avec tout le respect qui pouvait colorer une proposition hardie que j’allais risquer, je m’estimerais bien heureux de vous être bon à quelque chose, et si vous daigniez vous servir de ma voiture… » ? Un brusque silence de la part de cette femme qui venait de débiter si rapidement une litanie d’injures au pauvre clerc, son regard fixe, étonné, curieux, tout cela me fit craindre que, mes intentions interprétées tout de travers, ou plutôt devinées, on ne songeât à me laver la tête à mon tour, pour m’apprendre à offrir, en plein jour, un vis-à-vis à une femme dont j’étais inconnu… Mais point du tout. « Je suis bien sensible à votre politesse, monsieur, me dit-elle ; ce serait vous priver… de votre voiture… — Comment ! vous laisser à pied, madame ! — Vous y seriez vous-même… Non, monsieur… je suis bien fâchée de ne pouvoir… On trouvera sans doute un autre fiacre… — Je ne souffrirai pas, madame, que vous attendiez impatiemment quand je puis… » Je sortais filant et disant à mes gens de conduire la dame partout où elle ordonnerait, « Un moment, monsieur… (En me rappelant.) Puisque vous êtes si complaisant… (Elle était d’une rougeur délicieuse.) Mais c’est que je vais très-loin… Aurez-vous bien la patience de m’y conduire ? — Fût-ce au bout de l’univers ! » Et je serrais involontairement la main qu’elle me donnait pour monter… On demandait l’ordre. « Près de l’École militaire, dit-elle ; j’avertirai quand nous serons à portée. » Je ne me sentais pas de joie, voyant que le bonheur d’avoir en face une des plus jolies mines de la capitale m’était assuré pour tout le temps d’une si longue course. Je ne savais encore quelle était ma nouvelle connaissance : cependant je tenais, avec chagrin, à l’idée que cette beauté pouvait être madame Faussin. Quel meurtre ! Le Châtelet aurait-il ainsi enlevé des appas qui auraient fait à l’Opéra la plus brillante fortune ! Voici comment, sans être indiscret, j’appris que j’avais deviné. « Je vais, me dit-on, dîner chez ma mère, avec qui M. Faussin s’est brouillé comme un sot. Il n’a pas le droit de m’y accompagner. — C’est donc à madame Faussin que j’ai l’honneur de parler ? — Je la suis par malheur ; mais, pour ceux qui savent combien la personne et le nom de mon époux me sont odieux, je ne suis que Juliette. »

« Une aversion assez vive pour qu’on ne fût pas maîtresse de le cacher, même aux gens qu’on voyait pour la première fois, me parut de bien bon augure… Rien n’est aussi parlant au monde qu’une bourgeoise de Paris.

« Mon père, huissier priseur, continua Juliette, m’a mariée par force et malgré ma mère, il y a trois ans, à son vieux coquin d’associé, parce que cette union était entre eux un mezzo termine, pour éviter des chicanes scandaleuses, à propos de quelques intérêts confondus et fort embrouillés. Par bonheur, j’ai pu m’emparer du pouvoir. Très-humble valet de sa femme, M. Faussin n’a d’un époux que le soin de gagner de l’argent et de fournir à la dépense… Mon père, afin de me consoler un peu de son injustice, m’a laissé en mourant quelques revenus secrets ignorés de mon butor : avec ce petit bien-être, et m’étant rendue libre, je viens à bout de supporter mon état, qui serait bien cruel si je n’avais pas d’un jour à l’autre à espérer qu’un vieillard cacochyme, apoplectique, qui ne dépenserait pas un écu pour se racheter la vie, crèvera subitement et me laissera ses riches dépouilles. » Cette dame pouvait avoir le cœur un peu dur, mais du moins elle avait une précieuse franchise ; au surplus, elle aimait beaucoup sa mère ; elle m’en a dit un bien infini.

« Juliette était une de ces brunes blanches à l’œil brûlant, aux vives couleurs, à la pétulante vivacité : autant de sûrs pronostics d’un impétueux penchant à la galanterie. Dans ce cas, pouvait-elle être l’épouse de M. Faussin, avoir enduré déjà trois ans de cette galère, être pourtant toujours jolie, fraîche et d’humeur gaie, sans qu’elle eût pris soin de se faire quelques petites ressources ! Il y avait donc à parier qu’elle ne manquerait pas d’indulgence si j’avais la témérité de lui proposer de convertir en partie fine le trop court tête-à-tête qu’un heureux hasard venait de me procurer.

« Nous approchions de l’École militaire ; la pluie, qui n’était que d’orage, avait cessé ; le soleil recommençait à briller de tout son éclat, « Il est de bien bonne heure pour dîner, dis-je avec un feint embarras ; le temps est devenu si beau, madame, que si vous n’étiez pas extrêmement pressée, il y aurait du plaisir à faire un tour de boulevard neuf. — Vous verrez, me répondit-elle en souriant, que je vais me montrer sur le boulevard, au grand jour, dans un vis-à-vis avec un jeune homme… (Ici la rougeur valut pour moi le plus agréable compliment.) Il faudrait que je fusse folle… — Où serait le mal ? — Le mal ! le mal ! je le sais bien, où… (Elle voulait retirer de mes mains les siennes que j’avais prises.) — Que ce M. Faussin est heureux ! — Lui ! pas trop, ou, si c’est ce que vous imaginez peut-être, pas du tout, car, grâces au ciel, il en est encore à oser me prendre le bout du doigt — Serait-il bien possible ! — Je vous le jure : d’abord, il ne lui faut plus de cela… Et puis… mais ne me regardez pas comme ça donc !… — Quoi ! n’oser pas même vous regarder !… — Il fait une chaleur dans votre voiture… Je vais descendre les stores. — Encore mieux !… » Son agitation était frappante ; aux mouvements du fichu, je reconnaissais non-seulement que Juliette était sensible, mais qu’elle devait avoir une gorge admirable… Cependant nous n’étions plus qu’à cent pas de l’endroit fatal où devait finir mon heureux tête-à-tête… « Mon Dieu, dit-elle, je n’oserai jamais entrer chez ma mère dans l’état où vous m’avez mise. — Où je vous ai mise ! est fort bon ! Que vous ai-je fait ? — Suffit !… Ma mère entendra une voiture s’arrêter, elle regardera par la fenêtre et me verra l’air d’une folle… Que n’imaginera-t-elle pas !… — Eh bien ! allons faire un tour… Au boulevard ! » criai-je en même temps.

« Il n’y avait pas un moment à perdre ; nous étions à un coin de rue, le cocher tourne rapidement… « Voilà qui est d’une extravagance ! dit Juliette ; mais j’y suis comme forcée… » Je surpris en même temps un air de soulagement intérieur, une ombre de sourire… Quand nous entrâmes dans l’allée, Juliette était rayonnante de satisfaction et de beauté. « Ah ! M. le chevalier, me dit-elle avec un gros soupir, qu’allez-vous penser de moi ? — Que vous êtes un ange, que vous avez autant de complaisance que d’agréments. Le trait de confiance et d’amitié que vous voulez bien me donner en ce moment, ajoute encore à l’amour dont m’avait pénétré le premier de vos regards. — Vous croyez donc à ces coups subits de sympathie ? — Pourrais-je n’y pas croire quand vous m’en faites éprouver un si frappant ! Ah ! que ne pouvez-vous y croire vous-même, adorable Juliette, et, vous livrant avec quelque faveur à la douceur de l’expérience, que ne fournissez-vous vous-même un exemple de plus !… — Mon Dieu, interrompit-elle, nous volons… Cette allure est trop remarquable… » J’ordonnai qu’on nous menât au petit pas. Cependant j’étais toujours le maître des plus jolies mains du Châtelet : quelle différence de ces menottes potelées, blanches comme le lys, aux horribles serres de M. Faussin, que j’avais très-bien remarquées et dont les doigts crochus avaient perdu tout à fait la faculté de se redresser ! Vous savez, chère comtesse, combien ce boulevard neuf est solitaire. Je pus y baiser impunément des mains qui m’auraient peut-être effrayé si je n’avais pas été comme sûr, d’après la confidence qu’on m’avait faite, que jamais aucun détail conjugal ne les avait déshonorées. Des jambes brûlantes, qui n’étaient plus pour le coup celles de la haridelle Flakbach, m’électrisaient… Une de mes mains ébauchait une indiscrétion… On voulut s’y opposer… Ce mouvement mit à deux doigts de ma bouche celle de la charmante Juliette : je ne pus m’empêcher d’y planter un baiser… « Ah !… dit-on tout bas, voilà ce que je craignais !… » Le baiser est parti… se fixe ; les têtes n’y sont plus… Le larcin suspendu s’achève… La main hardie qui s’était faufilée ne rencontre plus d’obstacle… Le trésor dont M. Faussin est propriétaire ad honores se trouve pillé. Je ne sais quel mal peut me vouloir de mon audace la raison de Juliette, mais son tempérament me prodigue les plus sensibles expressions de sa reconnaissance. »



CHAPITRE XXXVI

HALTE, IMPROMPTU, ET CE QUI S’ENSUIVIT


« Que n’était-il nuit !… Mais, non : le destin, par moments, se pique de faire tout pour le mieux ; il fallait qu’il fût jour pour que ma conquête pût me rendre plus heureux encore.

« Dans l’état où la sympathie venait de nous jeter, on eût pu nous conduire au bout du monde. Quand nous fûmes à la barrière d’Enfer, le pavé, cahotant Juliette, la fit sortir d’une douce léthargie qui avait suivi la plus impétueuse crise… Elle jeta les yeux sur sa montre… « Eh bien ! s’écria-t-elle, me voilà jolie fille maintenant ! Il est deux heures et demie : ma mère aura dîné ! — C’est un bien petit malheur. — Quelle excuse donner ? — Étiez-vous attendue ? — Non, mais ne venant pas pour dîner avec elle, me voilà forcée d’arriver plus tard… — Et cette convenance va justement nous donner le temps de manger un morceau dans l’une de ces guinguettes… — Il ne me manquerait plus que cela !… — Quel scrupule ! — Une bourgeoise avec un fringant chevalier ! Voilà des rubans d’après lesquels mon procès serait perdu tout de suite. — Il est facile de les faire disparaître… (Je n’eus en effet qu’à croiser ma lévite dans l’autre sens.) — Passe encore ; mais je ne me résoudrai jamais à descendre à quelque porte… Si du moins nous étions à pied… (Déjà le cordon était tiré et nous arrêtions.) Il a réponse à tout ! »

« Nous mettons pied à terre. « Vous reviendrez… » disais-je à mes gens ; mais je sens qu’on me secoue le bras : « Non, je me passerai de vous. Si j’ai besoin de la voiture, j’enverrai. » On part, et me voilà piéton, donnant le bras dans la contre-allée à l’adorable Juliette. Nous arrivons devant la plus apparente des auberges. La maîtresse était sur la porte… « Dînons ici, petite sœur, dis-je alors d’un air fort naturel. — Entrez, entrez, mes beaux enfants, répart à l’instant la jubilante aubergiste… Vous allez me porter bonheur… Je me tenais sur la porte pour voir quelles figures passeraient les premières depuis que j’ai acheté mon billet, et si je dois espérer de gagner demain à la loterie. Je tremblais de voir passer quelque moine ou quelque procureur… — Ah ! je le crains aussi comme la peste ! répliqua gaîment Juliette, en suivant la superstitieuse hôtesse où elle nous conduisait. — Ah ! qu’on voit bien que vous êtes frère et sœur, dit celle-ci ; je l’aurais deviné tout de suite !… » Cette femme était connaisseuse !

« Elle demanda une demi-heure pour pouvoir nous donner à dîner convenablement, et nous laissa seuls, dans une assez jolie pièce où, par bonheur, se trouvait un lit de repos du moins bien commode, s’il n’était pas fort élégant. Me jeter au cou de Juliette, l’attaquer partout à la fois, murer de ma bouche l’issue des sots scrupules, l’entraîner, la renverser, l’avoir sans lui laisser l’instant de se reconnaître, tout cela fut l’ouvrage de deux minutes. Quelle fortune ! Cette femme était un chef-d’œuvre de contours, d’embonpoint, de fraîcheur et de fermeté… Sur-le-champ je m’aperçus que nous étions l’un pour l’autre un objet d’étonnement. Vainqueur des préjugés, je n’avais pas fait le plus difficile. Un bien précieux obstacle me disputait encore pour quelques moments le véritable fruit de mon premier triomphe. Je gâtai d’abord un peu mes affaires auprès de la presque neuve Juliette, qui sentait bien qu’elle se souviendrait longtemps de cette rude aventure, mais elle avait l’esprit si bien fait, qu’un second hommage raccommoda tout… Quand il fallut n’être plus que frère et sœur aux yeux des gens qui venaient mettre le couvert, nous étions les meilleurs amis du monde. »

Écoutez-moi, cher lecteur : j’espère qu’à des traits aussi naturels vous reconnaissez que ceci n’est point un roman ? Ceux qui en écrivent, et qui savent bien quelle espèce de gens perdent leur temps à les lire, auraient pu filer un volume avec la matière que renferment les deux derniers chapitres. Pour rapprocher, selon les règles de l’art, un agréable tel que Monrose d’une procureuse de la rue du Pet-au-Diable ; pour lever tous les scrupules, décrire l’attaque, la résistance, les mines, les contre-mines, l’assaut, la capitulation sur la brèche, un romancier aurait pu en conscience barbouiller une demi-rame de papier, mais l’historienne, fidèle à la vérité, ne peut se dispenser de conter une aventure tout bonnement comme elle est arrivée. Ce n’est pas ma faute si mon sorcier de neveu a la main assez heureuse pour trouver coup sur coup de ces femmes qui ont si tôt fait de jeter leur bonnet par-dessus les moulins. Au reste, le monde, un peu partout, et principalement en France, produit une infinité de ces femmes-là. Mais on est sottement convenu de ne pas leur accorder autant d’estime qu’à celles qui savent longtemps bégueuliser : or, d’après ce principe que quand on peint il faut choisir la belle nature, et sous prétexte que la belle nature de l’amour est la pudeur, on ne permet guère, dans un roman, qu’une femme se donne avant que l’auteur ait écrit quatre ou cinq cents pages. Oh ! que deviendrait, sur ce pied, l’histoire de mon héros ! Il m’aurait déjà fourni deux in-folios de la grosseur de ceux de l’Encyclopédie ! Qu’en pensez-vous, cher lecteur ? Si toutes les dames que nous avons déjà passées en revue ne sont pas la belle nature, il me semble pourtant que du moins elles sont la bonne : ne l’aimez-vous pas mieux ? J’avoue que Juliette vient de mener l’amour grand train ; mais voici ses raisons : pendant trois ans, me dit Monrose, elle n’avait eu, malgré ce que j’ai rapporté de son tempérament naturel, qu’un tout petit amant, qu’encore avait-elle perdu depuis environ six semaines. Elle avait donc une replétion dont elle se trouvait réellement incommodée, et sur laquelle même elle se proposait, précisément le jour dont nous parlons, de consulter sa mère, femme qui ne fût jamais devenue malade faute d’aimer. Le remède s’offre par miracle à madame Faussin, elle en fait usage ; aussi s’épargne-t-elle une passion, la fièvre chaude de l’âme, et tous les autres accidents. Son aventure doit donc être regardée comme une médecine de précaution qui épargne une grande maladie. Or, qui ne sait qu’une rétention d’amour est mortelle !



CHAPITRE XXXVII

RAYON DE SOLEIL. RETOUR DE MADAME
FAUSSIN


« En dînant, continua Monrose, Juliette m’apprit enfin ce que c’est que M. de la Bousinière et Armande, qui n’est point sa fille. Celle-ci dut le jour à la maîtresse d’un riche Anglais qui, rompant son ancienne liaison, maria cette femme avec M. de la Bousinière, afin qu’Armande, adoptée, ne fût pas sans état civil. La Bousinière, noble fort équivoque, servait du moins alors dans la gendarmerie ; il fut toute sa vie grand hypocrite ; il avait su, à l’occasion de son mariage, en imposer ; on le crut galant homme : c’était un malheureux. Bientôt sa femme, séparée de lui, mit Armande dans un couvent où se développa ce qu’elle a de figure, avec beaucoup d’esprit et de talent, et même avec des qualités passables, mais qui toutes ont été bientôt corrompues, dès que, n’ayant plus de mère, elle est entrée en société avec son exécrable père adoptif. On prétend qu’il commença par la séduire, en dépit de la disproportion des âges et des figures. Mais que ne peut pas, sur l’inexpérience et le préjugé, l’artifice du crime revêtu de l’autorité paternelle ! Bientôt la malheureuse Armande se vit associée à l’industrie odieuse d’un homme qui a partagé sa vie entre les aventures scandaleuses, le jeu, le libertinage, la chicane, les mauvaises affaires et les escroqueries. Armande a quelques revenus inaliénables dont elle aide son infâme père à vivre. Il a d’ailleurs un emploi d’espion de police qui fournit à ses débauches, et le vil coquin ne dédaigne pas de recevoir, à titre de pauvre honteux, les aumônes de quelques communautés religieuses. Au surplus, Juliette prétendait que si Armande était forcée, peut-être sous peine de la vie, à se prêter aux horribles projets de son père, qui avait toujours à ses ordres une clique de marauds comme lui, du moins elle n’épargnait rien pour traverser secrètement leurs manœuvres ; c’était même elle qui, par des contre-ruses fort adroites, avait fait manquer deux mariages avant celui dont je me trouvais menacé. Sur ce pied, il y avait encore pour moi quelque espérance de terminer à ma satisfaction, et sans éclat, l’odieuse affaire de mes relations avec cette famille. Juliette connaissait la Prudent, Saint-Lubin, Carvel, Béatin, tous ces garnements ayant été tour à tour défendus par M. Faussin, empressé à garantir ses pratiques de la prison et même de la corde au besoin, pourvu qu’il fût bien payé. N’était-ce pas, à tous égards, chère comtesse, une bien heureuse aventure pour moi que ma rencontre avec Juliette, et surtout le coup de sympathie qui m’avait mis si bien avec elle ! « Je puis, me dit-elle, faire venir Armande chez moi, chez vous, ou quelque part ; je suis sûre qu’elle avouera tout ; que même elle se concertera volontiers avec nous pour détruire le criminel ouvrage de son père et des gredins qui l’y ont secondée. Je sais, ajouta-t-elle, qu’il y a cinquante louis de promis à Saint-Lubin, étant celui qui vous a procuré. C’est ainsi que ces messieurs, se liant d’intérêt, s’assurent du secret et d’une mutuelle activité pour le succès de leur brigandage. »

« Quand je n’aurais pas infiniment aimé Juliette pour elle-même, ses favorables dispositions n’avaient-elles pas bien de quoi m’enflammer ! La reconnaissance et l’amour me jetèrent dans ses bras. Quoique censés frère et sœur, nous n’avions pas laissé de faire un dîner d’amants : j’avais fait vider à ma sœur, sans qu’elle s’en aperçût, sa bonne part de deux bouteilles de champagne. En pointe, elle était encore cent fois plus aimable. Ce fut elle, pour le coup, qui jeta la première un coup-d’œil expressif vers l’autel où s’étaient consommés, avant dîner, nos ardents sacrifices : nous courûmes les y répéter. Clos, oubliant la nature entière, nous épuisâmes, pendant deux heures, avec un transport égal et soutenu, toutes les voluptés et toutes les folies du plaisir. Ce jour mémorable valut un cours entier pour Juliette, avec qui son externe impérit s’était contenté de cocufier de loin en loin maître Faussin, de la manière la plus uniforme.

« Vers la nuit, je conduisis ma conquête, à pied, chez cette mère qu’il fallait bien enfin avoir vue, ne fût-ce qu’un quart d’heure ; j’eus la complaisance d’attendre dans un fiacre la fin de cette courte visite, après laquelle Juliette, venant me retrouver, s’en retourna gaiement avec moi dans sa rue du Pet-au-Diable. Nous ne nous quittâmes pas sans nous être juré tout ce que comportait notre position, et surtout de nous revoir le plus tôt possible. »



CHAPITRE XXXVIII

POINT DE LACUNE. REPRISE DE FIEF.
ENFANT À FORTE VOCATION


« Heureusement une course au Havre, avec l’objet d’y voir la mer, éloignait pour quelques jours Mimi, qu’un adjoint de fermier-général avait engagée à faire cette partie… Me croirez-vous, chère comtesse, quand je vous dirai que c’était sans son mari ? Oui, si vous vous rappelez que dès longtemps M. de Moisimont roulait dans son âme un impur désir en faveur des virulents attraits de madame la baronne de Flakbach ; mais le plénipotentiaire accompagnant, les bienséances étaient sauvées, et sans doute il n’y avait pas le petit mot à dire à ce très-décent pèlerinage. Il était bien sous-entendu pour moi que cet adjoint de fermier-général allait être immanquablement le mien ; mais vous savez, chère comtesse, que, selon le système de Mimi, pareille adjonction devait être absolument sans conséquence. Elle me laissait mon capital en partant, et ne destinait, comme de raison, au sous-fermier, que des épargnes pour subvenir aux frais de voyage.

« Le congé dont j’allais jouir me donna de la marge pour aller voir à une campagne nouvellement louée, et peu distante, mesdames de Belmont et de Floricourt, qui m’y avaient invité. Leur projet était de vivre hors de Paris jusqu’à l’hiver. Cet arrangement ne convenait pas moins au monseigneur de l’une qu’au banquier de l’autre. Il y avait encore un motif. Madame de Belmont était avertie du retour de son vilain mari, mandé par le ministre pour rendre compte d’une conduite suspecte, et se laver de différentes accusations. Quoique les deux époux n’aient absolument plus rien à démêler ensemble, il était à propos cependant qu’une communication fût moins facile, et que les occasions de se rencontrer fussent peu fréquentes. En un mot, il s’agissait qu’il ne pût résulter pour l’aimable Belmont aucune espèce de disgrâce de ce rapprochement du plus turbulent comme du plus détestable des mortels.

« J’avoue, ma chère comtesse, que d’abord je ne passai pas agréablement mon temps, quoique dans une habitation délicieuse, et revoyant deux êtres infiniment chers à mon cœur. Je ne supportais pas d’être devenu une espèce d’étranger dans une société où ci-devant j’avais joui d’une familiarité si fortunée. Ces dames… je ne sais qui diable les avait si bien instruites, mais elles savaient à peu près tout ce qui s’était passé entre moi, Mimi, Dodon, Nicette et toute la séquelle de l’hôtel garni. Moins persifflé, j’aurais sans doute été plus galant : j’étais même sorti de Paris avec le riant projet de faire cocu, s’il était possible, l’un de mes rivaux, ou peut-être tous les deux ; mais on me battait à plate couture : pas le plus petit joint où ficher avec succès le coin susceptible de soulever les obstacles !

« Ces dames m’apprirent qu’elles avaient réformé sans appel toutes les connaissances que pouvait leur avoir procurées d’Aspergue, et que lui-même était consigné sévèrement à la porte. Elles m’apprirent encore que Saint-Lubin, suivi désormais sans cesse de l’œil de la police, était sur le point d’être coffré : cette nouvelle du moins n’eut pour moi rien que d’agréable ; mais il rejallissait sur moi-même, de tous ces éclaircissements, des reproches indirects d’être, à raison de mes précédents alentours, un peu suspect de mauvaise compagnie. Je voyais parfaitement qu’il y avait du dessein dans la conduite mortifiante des deux amies à mon égard. Vers le soir, je voulais m’en aller.

« Elles me retinrent pourtant : ma pénitence était apparemment achevée ; on eut pour moi des manières plus douces et, par degrés, presque le même ton que du temps de ma faveur. Il fut décidé que je passerais la nuit : le souper fut gai ; les têtes s’échauffèrent. J’avais un peu de rancune ; je résolus de me venger ; mais je le fis avec douceur. Étant la plus coupable envers moi, l’altière Floricourt fut attaquée la première, et violée assez facilement… La politique de celle-ci ne lui permit pas de souffrir que son amie eût sur elle l’avantage de la fidélité. Je fus conduit, jeté dans les bras de la douce Belmont, qui, peu capable de se raidir contre le plaisir et l’amitié, voulut bien me favoriser avec sa grâce accoutumée… Mais ce n’était plus le bon temps. La rouerie et le libertinage n’ont point de magie. Après ce regain d’amour, nous nous trouvâmes si calmes, qu’il ne fut pas seulement question de passer la nuit sous les mêmes toiles. Mon amour-propre fut un peu piqué de ne voir à aucune de ces dames une idée que la crainte d’un refus m’empêcha moi-même de mettre au jour…

« Une jolie petite brune de quinze ans, engagée par nécessité pendant que la première femme de chambre était malade, cette enfant, dis-je, pâtit de mon désœuvrement ; son petit air lutin m’avait picoté tandis qu’elle faisait son service du soir… Je la guettais : elle fut happée dans un corridor, et n’ayant pu se défaire de moi, qui m’étais effrontément établi dans sa mansarde, il lui fallut endurer un dégât affreux que je fis dans son joli parterre, où, me dit-elle, j’étais bien cruel d’abattre avec une aussi terrible faux la délicate et rare fleur d’un pucelage. Heureusement, cet attentat, dont les maîtresses étaient bien éloignées sans doute de me croire capable, ne vint point à leur connaissance. Il est bien vrai que Chonchon (c’était le nom de ma victime) marchait le lendemain tout de travers : on tremblait qu’elle n’allât être malade à son tour. Mais elle assura que ce ne serait rien, et que la douleur momentanée d’un faux pas (elle en avait bien fait trois) ne l’empêcherait point de faire son service.

« Dès qu’on eut dîné, je partis. Je trouvai au logis un billet anonyme, mais passablement écrit, par lequel on me priait d’attendre chez moi le lendemain matin deux dames qui viendraient me demander du café à la crème. Il ne me vint pas en idée qui ce pouvait être ; seulement ! chère comtesse, le respect que j’ai pour votre hôtel me fit regretter bien vivement qu’on ne m’eût pas donné partout ailleurs un rendez-vous qui sentait la galanterie et l’aventure à pleine gorge. »



CHAPITRE XXXIX

REPENTIR D’ARMANDE. MORT DE BÉATIN


« Le lendemain ! de trop bonne heure pour que j’eusse encore pensé à faire quelque toilette, Lebrun introduisit chez moi deux dames méconnaissables sous de longs voiles d’une gaze noire et serrée. Mais si je fus étonné de voir madame Faussin, je le fus bien davantage de reconnaître celle qui l’accompagnait pour mademoiselle de la Bousinière.

« Celle-ci ! par sa promptitude à se prosterner devant moi, fondant en larmes dont elle arrosait humblement mes pantoufles ! ne me laissa pas le temps d’éprouver à son occasion le moindre sentiment dur et pénible. Ce fut l’attendrissement qui, le premier, s’empara de mon cœur. Lebrun lui-même ne put s’empêcher de s’écrier : « Les scélérats ! où ont-ils égaré cette pauvre créature ! » S’il n’eût craint de compromettre son caractère stoïque, il eût sans doute, ainsi que moi, mouillé ses paupières, mais il escamota ses larmes en se retirant pour l’honneur de sa fermeté.

« J’accourcis de mon mieux une scène déchirante : persuadé qu’Armande n’avait pu se résoudre à venir chez moi qu’avec des intentions louables ; convaincu que, sans cela, Juliette ne l’y eût point amenée, je dis à la malheureuse fille tout ce que je pus imaginer de consolant. Les pleurs s’essuyèrent. J’avais ordonné pour déjeuner quelque chose de plus galant qu’un simple café… Madame Faussin, qui s’était chargée des explications, me dit que dès le lendemain de notre connaissance sympathique, elle s’était rendue chez Armande, et l’avait priée de lui éclaircir toute l’affaire qui me concernait ; qu’Armande, d’avance au désespoir de la tournure que paraissait prendre cette abominable intrigue, avait juré n’y avoir d’autre part qu’une obéissance forcée par la crainte des plus cruels traitements, mais que, lasse enfin des retours trop fréquents de sa complaisance pour un père atroce, elle avait aussitôt résolu de se soustraire à sa tyrannie, de le fuir, et que, dans le cas où il voudrait s’opposer à cette retraite, elle était décidée à déposer dans le sein du ministre de la police le secret d’une infinité de crimes dont le moindre pouvait attirer d’ignominieux châtiments sur l’exécrable vieillard ; le projet d’Armande s’était exécuté la veille en présence de madame Faussin et d’un honnête curé, son parent, témoins qui en avaient imposé si bien au scélérat la Bousinière, qu’il n’avait osé faire aucun effort pour retenir sa fille. Elle avait passé la nuit dans la maison de M. Faussin. Celui-ci, mis au fait de toutes les circonstances secrètes par Armande, et ne pouvant plus faire semblant de douter que le billet ne fût un faux fabriqué par la main exercée du perfide Saint-Lubin ; M. Faussin, dis-je, avait assuré que, dès qu’on lui aurait payé ses frais, il mettrait, par la destruction du billet et de toute l’ébauche de la procédure, les intéressés respectifs hors de cour. Il ne s’agissait que de quatre louis : à la vérité, M. Faussin n’avait pas encore fait dans toute cette affaire de la besogne pour un écu ; n’importe, je promis à sa femme de passer chez lui le même jour pour le payer et faire détruire sous mes yeux jusqu’au moindre vestige de cette contestation : tout y était imposture, jusqu’à la grossesse d’Armande. Celle-ci, bien éloignée d’être dans cette fâcheuse situation, usait secrètement depuis six mois d’un breuvage, en guise de thé, dont l’effet infaillible était d’empêcher qu’elle ne pût devenir mère, ressource funeste qui menaçait de ruiner enfin la plus robuste santé. J’appris encore que Saint-Lubin, lorsqu’il m’avait introduit chez la Bousinière, n’avait pensé d’abord qu’à me faire tirer une plume de l’aile, — c’était son refrain, — mais qu’à l’occasion de la bastonnade reçue au boulevard, furieux, il avait conçu des projets plus vastes : de là cette grossesse supposée, cette promesse de mariage, ce dédit fabriqué, etc. M. Faussin, qui n’y regarde pas de si près quand il s’agit de quelque aventure où il y a de l’argent à gagner, se proposait de soumettre celle-ci à toute l’étiquette de la forme. Il avait bien recommandé au vil la Bousinière de se tenir coi jusqu’à l’échéance ; mais l’esprit brouillon du chaud vieillard et son perpétuel besoin d’argent lui avaient fait, par bonheur, prématurer les démarches : de là le message de la Prudent, sa propre visite, d’où la mienne chez M. Faussin, d’où l’heureuse connaissance de Juliette, d’où sa non moins heureuse médiation et enfin le courage d’Armande à se sacrifier en vue de tout réparer. Je devais bien à cette infortunée d’avoir soin d’elle jusqu’à ce qu’on eût imaginé des moyens de la dédommager et de la mettre à couvert des iniquités auxquelles on devait nécessairement s’attendre de la part du beau-père frustré et furieux. Je priai Juliette de pourvoir provisoirement à tout : elle m’en donna sa parole.

« Ces dames avaient encore de bonnes nouvelles à me donner du Marais. Cette même nuit. Béatin était mort de sa blessure, blasphémant contre le ciel et compromettant effroyablement, à travers mille imprécations, Carvel, complice de quelques anciennes débauches et d’un récent assassinat, Carvel, en un mot, l’assassin même du malheureux docteur. Carvel, mandé vers le soir, et qui ne s’attendait guère à cette horrible scène, était venu, non sans beaucoup de difficulté, car, sans parler de ses meurtrissures, que le vice d’un sang scorbutique faisait dégénérer presque toutes en ulcères, il souffrait depuis plusieurs jours de douleurs aiguës à la tête, où le chirurgien soupçonnait un dépôt mortel si l’on ne recourait peut-être à la terrible extrémité du trépan. Carvel, enflammé de rage par les propos de son complice expirant, troublé peut-être de remords et frappé de la punition que Béatin recevait enfin de ses propres crimes, avait eu sur-le-champ d’affreuses convulsions suivies d’une faiblesse : on l’avait rapporté chez lui dans un état qui ne permettait pas d’espérer qu’on pût lui conserver la vie. »



CHAPITRE XL

COMMENT ARMANDE EST RÉCOMPENSÉE DE
SON RETOUR À LA VERTU. DÉNOUEMENT
DES INTRIGUES DU MARAIS


« Nous en étions à faire des réflexions presque morales sur toutes ces aventures, quand je vis entrer brusquement le grand-chanoine, le comte de l’hôtel garni. Ce maître fou trouvant fort à propos de jolies femmes et un déjeuner, se félicita beaucoup de son bonheur. « Chevalier, dit-il en riant, je venais pourtant vous confier quelque chose de bien malheureux qui m’arrive, et dont je comptais m’attrister avec vous, mais il n’y a pas moyen, quand je rencontre ici toutes les consolations qui peuvent quelque chose sur mon âme. Pour peu qu’au lieu de ce lavage et de ces fruits, vous me procuriez une bonne bouteille de vin de Bordeaux avec quelques tranches de jambon, je serai guéri, comme par enchantement, de toutes mes blessures. » Le bordeaux, le jambon furent bientôt à ses ordres. Quand il eut également bien cajolé ces dames et lesté son estomac, il trouva bon enfin de me parler de ce qui véritablement était l’objet de sa visite. « Sachez, dit-il, que milord Talmond, le plus déterminé pédéraste de l’Europe, vient de m’enlever mon… ou ma Nicette, comme vous l’entendrez… À cinq heures du matin on est parti pour Londres, d’où l’on doit incessamment prendre la route des Grandes-Indes, Talmond venant d’y obtenir un emploi supérieur. » Surcroît de bonheur pour moi ! Depuis l’aventure de Versailles, Nicette, dans Paris, m’était à charge. C’était encore beaucoup trop de Mimi, pour que je risquasse que les détails d’un honteux quart d’heure fussent divulgués ; mais du moins la principale moitié de mes dangers cessait au départ de Nicette.

« Tout en mangeant, le comte, après sa confidence, dont je le remerciai fort, dévorait des yeux tour à tour Armande et Juliette, celle-ci surtout. Il semblait dire : « Puisque je suis vacant, l’une de ces dames serait bien aimable si elle daignait se charger de moi. » Comme je le comprenais à merveille, l’idée me vint qu’Armande, aussi dans une situation critique, ne pouvait guère mieux faire que d’appartenir à un galant homme qui l’entretînt. J’arborai donc sur-le-champ le caducée, et… « Comte, lui dis-je, vous allez voir que votre visite n’aura pas été de pur hasard. N’est-ce pas, Juliette, que nous sommes, vous et moi, payés pour croire à la prédestination ? La Providence est une bonne mère qui, veillant avec soin sur les honnêtes créatures affligées, les rapproche souvent exprès, pour qu’elles n’aient plus qu’à s’accrocher et se consoler… Comte (lui montrant alors Armande), voilà mademoiselle qui vient d’essuyer de violents chagrins qu’elle n’a point mérités. (Il fallait bien mentir un peu, pour dorer la pilule.) Je vous connais assez tous deux pour être certain que vous feriez ensemble un excellent ménage. »

« À peine avais-je achevé, que le satyre décoré, dont les yeux lançaient déjà des éclairs, se lève et vient jeter amoureusement ses bras autour de la stupéfaite Armande, lui disant : « J’espère, bel ange, que vous ne dédirez pas mon ami ?… — Mais, monsieur… je n’ai pas l’honneur de vous connaître… — Tant mieux : nous y gagnerons le plaisir de nous étudier. » Je dis ce qu’il fallait pour encourager Armande. Juliette, pour qui ma négociation était un hommage, se mit de la partie, et prenant la main de sa protégée, elle l’unit avec celle du comte, qui, pour qu’il n’y eût plus à reculer, prit un bon baiser sur les lèvres d’Armande et lui mit au doigt un riche anneau. « Nous voilà mariés, dit-il ; l’amour et le temps feront le reste : n’en parlons plus. »

« Il était aisé de voir que cette brusque alliance enchantait secrètement une pauvre fille qui, deux heures plus tôt, se voyait à la merci du sort, et réduite à dépendre d’un homme qu’elle avait offensé ; la nécessité ne devait pas être, pour elle, un motif moins pressant que, pour le comte, la nouveauté et l’impossibilité de vivre sans être occupé d’une femme. Je fus au surplus fort content de la manière dont Armande se conduisit. Elle n’était réellement pas sans un fonds de délicatesse et même de dignité naturelle : avec de l’esprit et de l’éducation on est toujours convenablement en scène.

« Il y avait là mon forté-piano. Madame Faussin dit qu’Armande y était fort habile. Nous la priâmes de toucher ; elle le fit avec autant de grâce que de talent. Le comte, fou de musique, redoublait d’amour à chaque mesure d’une difficile sonate de Bach, son auteur favori, qu’Armande se trouva savoir par cœur. Elle chantait aussi : deux airs d’un bon choix, accompagnés avec esprit, achevèrent de tourner la tête du grand-chanoine. Il se prosterna, dit à sa nouvelle amante les choses les plus folles, lui jura d’être son esclave pour la vie et l’artisan de sa fortune, si elle voulait bien lui donner la préférence pour cet objet. Ils sont maintenant ensemble, ma chère comtesse. Armande, délivrée de sa galère, rendue à son vrai naturel, décèle à chaque instant de nouvelles qualités qui la font paraître plus aimable : elle s’occupe du parfait rétablissement de sa santé ; avec le calme intérieur et de douces affections, dont elle fut privée longtemps, elle recouvre aussi des charmes.

« Le même jour où j’avais vu ces dames chez moi, M. Faussin fut payé ; toute la paperasse fut anéantie. Carvel ne survécut à Béatin que trois jours, répétant, à l’occasion de Saint-Lubin, la même scène d’accusation et d’injures que le docteur avait donnée.

« Depuis lors je vis tranquille, partageant assez également mes galants devoirs entre Mimi, Juliette et mademoiselle de la Bousinière, l’une des folies du comte étant d’aimer les parties carrées, ou plus nombreuses, et d’y juger volontiers, comme spectateur, du degré de plaisir que ses maîtresses sont susceptibles de prendre.

« Nous avons un projet qui tend à me soulager, c’est d’arranger enfin un peu solidement ce pauvre plénipotentiaire avec madame Faussin, qui ne sera pas ruineuse, et qui se décidera d’autant plus aisément, que la brillante plaque de la petite Excellence a, comme un verre ardent, causé chez la procureuse un grand incendie, non d’amour, mais de vanité.

« Vous pensez bien, chère comtesse, qu’à la suite de tant d’orages, et le cœur vide au travers de cette phalange de femmes qui se sont succédé, je suis bien éloigné d’être heureux ; mais je suis du moins en passe de le devenir, n’ayant plus sur les bras de vils ennemis, ni de mauvaises aventures. Une seule de mes anciennes connaissances, Salizy, me menace peut-être encore de quelques chagrins ; mais j’espère que le sort, qui m’a soutenu dans ceux-ci, m’accordera la même protection pour que je puisse également me tirer d’affaire par la suite… Au surplus, je fais serment de fuir à jamais tout aventurier, toute femme, trop facile, et de renoncer à cette fatigante autant que dangereuse multiplicité d’exploits galants dont j’avais ci-devant la sottise de m’enorgueillir. En un mot, ma chère comtesse, je veux me rendre tout à fait digne de votre honorable amitié, ne me conduire que par vos conseils, et mériter peut-être de vous retrouver quelquefois sensible à des désirs que vous ne cessez de m’inspirer, mais dont je reconnais qu’avant d’avoir fait preuve d’une meilleure conduite, je n’ai pas le droit de vous prier d’agréer l’hommage. »

N’est-ce pas, cher lecteur, que je fis bien d’avoir jusqu’au bout de la dignité ? Je réprimai de mon mieux la très-piquante envie que j’eus un moment de mettre Monrose dans tous ses torts, en le récompensant d’avance d’une conversion qu’il n’eût pu dès lors s’empêcher d’effectuer, à moins de renoncer pour jamais à mon estime… Cependant il venait d’en trop dire en m’avouant qu’il avait encore parfois l’avantage de servir mademoiselle de la Bousinière. Je n’avais que faire de risquer peut-être… Enfin, je fus même fâchée d’avoir mis, comme on a vu, quelque chose au hasard à travers la confession du coupable.

Je vous quitte pour quelque temps, cher lecteur, ayant besoin de respirer après vous avoir conté tout ce fatras sans reprendre haleine.


FIN DE LA SECONDE PARTIE.

  1. V. la première partie, chapitre III, l’apostrophe qui commence par : Pardon, cher d’Aiglemont, et vos brillants services, etc.
  2. V. chapitre XXVI de la troisième partie de Félicia.
  3. Monrose, première partie, chapitre III.
  4. Vers des Fausses Infidélités : il est assez plaisant que
    cette même pièce ait été l’occasion… Mais, chut.
  5. À Paris plus de vingt mille individus des deux sexes, proxénètes, catins, parasites, joueurs, courtiers, bulletinistes, etc., font chaque matin un travail qui leur assure le nécessaire du jour, ou qui fixe la marche d’un projet, d’une intrigue, d’une mystification. Quelques gens du métier nomment cela monter leurs montres, Ces montres sont des agents, ou les dupes. Du déluge de billets qu’engendre cette singulière industrie, naissait ci-devant à peu près un tiers du revenu de la petite poste. Maintenant que chacun régne, sans doute on est servi par ses coureurs. (Note du correcteur d’épreuves.)
  6. Un de ces mots nouveaux dont la bienfaisante révolution a si fort enrichi notre langue. Autrefois le seul dérivé un peu familier du mot commettre était commis : il n’y en a plus qu’en style de négoce. Les commis d’autrefois sont aujourd’hui commettants, et leurs commis sont législateurs. (Id.)
  7. L’ancien régime subsistait et cette bâtonnade n’était point alors un crime de lèse-majesté. (Note du même.)
  8. Air du vaudeville des Noces de Figaro, nouveauté d’alors.
  9. On appelle à Paris essuyer les plâtres habiter un bâtiment neuf ou nouvellement réparé.
  10. Ici Félicia nous paraît bien sévère, elle qui s’était si bien oubliée dans un fiacre, au profit d’un polisson ! (V. sa quatrième partie, chapitre III.) Mais, maintenant elle a quelques années de plus, et beaucoup de folies de moins. (Note de l’éditeur.)
  11. Voy. Félicia, deuxième partie, ch. XXIII, et quatrième partie, ch. VIII.
  12. On suppose que, par ce mot inconnu, l’auteur a voulu désigner ces gens qui veulent à toute force qu’on parle d’eux, ne fût-ce que pour en dire du mal.
  13. Nom de société de la compagne et amie de Mimi de Moisimont.
  14. Expression de société qui n’est nullement académique. (Note du correcteur d’épreuves.)
  15. Le même qui, si l’on s’en souvient, avait enlevé Soligny. (Voy. Félicia, quatrième partie, ch. III, page 39.)
  16. Fameux magasin de comestibles, rue Saint-Honoré. Il s’y vend, en fait de chère, tout ce qu’on peut imaginer de plus sensuel, de plus rare et de plus coûteux. Un gourmand n’a pas moins de plaisir à lire le catalogue de ce qu’on trouve là, qu’un libertin à lire le Portier ou Thérèse philosophe.
  17. L’auteur n’a pas permis qu’on substituât le mot bols, maintenant consacré. Voici ses raisons : 1o L’Académie n’a pas encore naturalisé deux ou trois cents mots nouveaux qui sont de précieux cadeaux de notre bonne amie l’Angleterre ; 2o bol, dont le genre n’est pas irrévocablement fixé ; punch, qui se prononce ponche ; bischoff qui se prononce bichoff et qui signifie évêque, auraient fait à eux seuls toute une ligne en langue étrangère dans une histoire qu’on avait intention d’écrire en français.
  18. La nécessité des notes nous accable : harmonie veut dire ici concert d’instruments à vent, comme clarinettes, cors et bassons ; cette moderne dénomination n’empêche pas les voix et les instruments à cordes de faire aussi de l’harmonie.
    (Notes de l’éditeur.)
  19. Les belles dames à qui l’on prêtera ce livre, jetteront feu et flamme contre l’impudence de cette femme. Vous aurez grand soin, cher lecteur, d’être de leur avis, et de dire que la seule Mimi était capable d’autant d’impudeur. Vous verrez qu’on vous saura beaucoup de gré de connaître si bien les femmes et d’avoir d’elles une opinion si juste. (Note de l’éditeur.)
  20. On dit bien, d’enflé, enflure : pourquoi pas, de potelé, potelure, quoique le mot ne se trouve pas dans le dictionnaire de l’Académie ? (Note de l’éditeur.)
  21. Chaque fois que Monrose, pour être plus vrai, tombait dans cette faute d’immodestie, je souriais, il rougissait ; mais le mot était lâché.
  22. Profitez de cette leçon, jeunes beautés pour qui s’offre l’occasion de faire une passade. L’attitude décrite dans le chapitre précédent est admirable, quand on a une coiffure à conserver. La précaution de quitter les jupes, si on en a le temps, y est surtout essentielle. (Note, au crayon, et de main de femme, trouvée à la marge du manuscrit.)
  23. L’une des plus fameuses auberges d’alors ; on y payait du moins fort cher.
  24. Ici Monrose paraîtra bien faible à ceux qui n’ont pas un excès d’amour des femmes, et par conséquent un inépuisable fond d’indulgence pour elles. Notre héros sera du dernier ridicule aux yeux de ces gens du siècle à qui le crime de lèse-amour-propre semble être le plus atroce et le seul qu’il soit impossible de pardonner.
  25. Lecteur, n’éclatez pas de rire, je vous prie, et ne déconcertez pas Mimi, qui va vous prouver qu’elle est sentimentale aussi… C’est pourtant un peu fort !
  26. Elle voulait parler des ministres d’alors et des moitiés-tiers-quarts-huitièmes de ministres, plus puissants dans ce temps-là que tout un ministre, ou plutôt un conseil du temps qui court. (Note de l’éditeur.)
  27. Voici du jésuitisme tout pur. Ces secondes intentions ne sont-elles pas admirables ! (Note de l’éditeur.)
  28. Expression remarquable. — Ainsi l’on pourrait parler de faire des gestes, comme, dans l’Homme à bonnes fortunes, le valet de faire des mines… N’y a-t-il pas ici quelqu’un, dit-il, qui veuille bien que je lui fasse des mines ? (Note de l’éditeur.)
  29. Dans la folie ordinaire on conserve une espèce d’instinct qui rapproche les fous des animaux ; mais les fous qui raisonnent sont, en folie, plus élevés d’autant de degrés qu’il y en a entre la bête et l’homme : une seule Mimi tournerait la tête aux fous de toutes les petites-maisons de l’Europe.
  30. On n’a pas d’autre procédé pour hongrer les béliers en Espagne, mais on s’y prend avec une prudence qu’ici la fureur de la vengeance ne comportait point.
  31. Les choses ont peu changé depuis. Les honnêtes gens reviennent du même spectacle les larmes aux yeux, et les insensibles se désolent du moins de ce qu’en traversant une foule de souverains qu’on rencontre dès l’escalier, ils ont perdu leurs montres ou leurs tabatières. Ce menu despotisme des mains offusque bien un peu le lumineux éclat de la sainte liberté.
  32. Il y a des ordres fort subalternes dont la décoration fait plus de fracas que celle du Saint-Esprit. La Toison d’or n’a point de plaque. On connaît la plaisanterie de ce colonel qui, sachant qu’on pouvait traiter de certain ordre très-parant, l’acquit pour son tambour-major. Pourtant il n’y avait point encore alors de démocrates, mais il y eut de tout temps en France d’impertinents railleurs.
  33. En beaucoup d’endroits, et nommément dans la province de ces dames, les gens de noces apportent aux nouveaux mariés des noix confites après que le mariage est consommé.
  34. On sait que sous cette forme Jupiter a deux cornes de bélier tournées en spirale.
  35. Cet excellent ouvrage devant probablement parvenir à la postérité la plus reculée, il est bon de dire, pour les générations à venir, qu’avant la glorieuse révolution, il y avait des charges de correcteurs des comptes. C’eût été sans doute des correcteurs de comptables qu’il eût fallu ; ces magistrats eussent peut-être empêché ces abus, ce dépérissement absolu des finances qui ont servi de prétexte à tout si bien réparer, que tout est détruit. (Note de l’éditeur.)
  36. Département de Paris signifiait alors tout autre chose qu’aujourd’hui. Les temps, les gens, tout est changé… de mal en pis, bien entendu.
  37. Dans ce temps-là, c’était un chapeau dont deux rubans rabattaient les ailes à droite et à gauche, et se nouaient ensuite sous le menton.
  38. Au nom d’Armande on se rappelait, depuis Molière, une classe de femmes ridicules par leur savoir affecté : de nos jours, une célèbre philosophe fait attacher au même nom l’idée d’un talent plus vrai, plus naturel, mais que les pinceaux de Thalie ne pourraient offrir au public, même sur les tréteaux du boulevard.
  39. Toutes les sciences ont leur introduction : on le sait.
  40. On a pu remarquer, à tous les détails dans lesquels Monrose est entré en récitant ses différentes aventures, qu’il était doué d’une prodigieuse mémoire. On doit sans doute attribuer ce précieux avantage à la même économie d’esprits vitaux qui l’avait aussi rendu, au bout de six ans, si supérieur au commun des jeunes gens, en fait de conformation et moyens de jouir.
  41. Le lecteur se rappellera Carvel en jetant les yeux sur le chap. III de la seconde partie de Félicia. Quant à Béatin, il faut revoir à son occasion la scène du principal et du régent, même chapitre, et la scène du Béatin chez madame de Kerlandec, chap. XXV de la quatrième partie.
  42. Dans ce régiment, selon l’usage d’alors, le lieutenant-colonel et le major étaient deux faiseurs, barbons qui n’en voulaient plus aux femmes, et qui d’ailleurs, tant pour leur satisfaction particulière que pour le bien du régiment, avaient des furets complaisants. Le colonel et le colonel en second étaient, comme de raison, deux blancs-becs de cour.
  43. Messieurs les étrangers, cela vaut dire : le monde qui sortait de la Comédie-Française.
  44. On doit dire ici, pour les provinciaux et les étrangers, qu’à la porte de chaque spectacle il se trouve des crieurs volontaires, appelant les voitures et avertissant les maîtres du moment de se présenter à la porte. Ces stentors publics connaissent ordinairement tout le monde : on les nomme aboyeurs.
  45. Ceux qui se sont fortement persuadés que la sublime révolution était modelée depuis longtemps, et qu’on n’a fait que la couler en 89, se prévaudront de cette audace anticipée qui égare ici le roturier Carvel jusqu’au point de penser qu’un gentilhomme daignera mesurer avec lui son épée. Ne semble-t-il pas que ce populaire Carvel aurait eu dès lors quelque soupçon de la future égalité ! (Note de l’éditeur.)
  46. Dès qu’une bourgeoise de Paris a dit : « Nous verrons ça ! » l’on peut être sûr qu’elle verra tout, qu’elle montrera tout. Le mot vaut un serment. Et l’on dira qu’il n’y a plus de bonne foi dans cette illustre capitale !
  47. Le Goût, pour assurer l’immortel succès des drames, fit naître un jour un talent que pendant bien des années on admira sur la scène française, et qui l’a même enrichie d’un emploi non connu jusqu’alors. Dès que dans quelque pièce un homme d’un certain âge venait débiter, du ton de la chaire, de grands mots sentencieux, pousser des soupirs, des exclamations, étendre les bras, etc., et qu’en se retournant il laissait voir une crinière blanche flottante sur les épaules, on s’écriait : « C’est le père noble ! » À la vérité, des cheveux longs n’étaient, dans la société, dévolus qu’aux gens de robe et aux fripiers des halles, mais au théâtre ils étaient l’indispensable uniforme du sentiment. Point de bon drame sans un pleureur, nommé père noble. Il y en avait de robe, d’épée, de finance. Le père de famille était, bien entendu, un père noble. MM. Vanderk, de Mélac, etc., pères nobles. Ce dernier, fidèle aux cheveux épars, n’y dérogeait pas même pour voler de Lyon à Paris en poste. Voilà de grands moyens au moins ! En un mot, personne n’osait parler morale au théâtre avec une bourse à cheveux : pas même le colonel Clainville, à qui, par grâce, à cause de son état militaire, on tolérait la perruque ronde, mais point de catogan, point de bourse, pas même un pauvre petit crapaud ! Ah ! ce fut bien alors qu’on atteignit, en France, le nec plus ultrà de l’art dramatique ! (Note du censeur.)