Monrose ou le Libertin par fatalité/Texte entier/Première partie

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Lécrivain et Briard (p. 1-201).
Première partie


PREMIÈRE PARTIE




CHAPITRE PREMIER

C’EST FÉLICIA QUI PARLE


Je reviens à vous, chers lecteurs, puisque vous voulûtes bien m’écouter avec tant d’indulgence la première fois que je m’avisai de vous entretenir. Mais, malgré l’espèce d’engagement que j’avais pris avec moi-même de vous donner la suite de Mes Fredaines, ce ne sera cependant pas de moi que je vous parlerai. Trouvez bon de ne me plus voir sur la scène qu’en qualité d’accessoire : Monrose (dont vous vous souvenez sans doute ?) va maintenant y jouer le rôle principal.

Au surplus, ne vous imaginez pas que ce soit faute de matériaux qu’il me convienne de laisser un autre lier son monument aux pierres d’attente du mien : au contraire, bien plutôt, mes chers amis, serais-je dans le cas de m’appliquer ce mauvais vers :

Pour avoir trop à dire… je me tais.

Mais, pendant plus de dix ans qui se sont écoulés depuis que j’ai cessé d’écrire[1], tout ce que j’ai pu me permettre d’agréables folies, ressemble si bien à ce que vous connaissez déjà, que j’ai cru devoir vous épargner des redites. J’ai beaucoup voyagé ; mais, que fait un nouvel auteur de voyages ? répéter, s’il est véridique, ce qu’un autre, aussi bon observateur, aura dit avant lui, mieux ou plus mal, des mêmes objets remarquables. J’ai lu aussi dans les cœurs plus à fond que du temps où j’écrivais pour la première fois ; mais mes notes n’ayant pas été toutes gaies et à l’avantage de l’espèce humaine, et mon esprit n’étant d’ailleurs nullement enclin à la satire, j’ai fait vœu de ne rien peindre de ce qui exigerait que je mêlasse une trop forte dose de noir à mes couleurs. Pourquoi, sans vocation et, je crois, sans moyens pour la médisance, m’élèverais-je comme exprès, afin de vous donner de l’humeur, contre une infinité de choses qui souvent ont excité la mienne ?

Les Français ont cessé de me plaire depuis que, de gaîté de cœur, ils ont renoncé à être d’amusants originaux, pour devenir de sottes copies. Les Anglais m’ont envaporée ; les Allemands m’ont passablement ennuyée, tout en me forçant à les beaucoup estimer ; les Italiens m’ont excédée de leurs grimaces et de leur multiforme agitation. C’est pour ne pas délayer tous ces travers sur mon papier ; c’est, en un mot, pour n’être méchante sur le compte de personne en particulier, que je renonce à vous parler de moi. Le petit nombre d’amis choisis avec lesquels je passe doucement ma vie, ne mérite que des éloges. Or, l’éloge n’est pas ce qu’on lit avec le plus d’appétit, non plus que la description monotone d’un petit bonheur exempt de ces traverses romanesques, de ces oppositions, délicieuses pour le spectateur qui, pourvu qu’il ait du plaisir, ne s’embarrasse guères de ce qu’ont à souffrir les héros de la scène… Parlons donc de Monrose, que d’étonnants hasards ont fait exister un peu plus orageusement que moi, et en général d’une manière qui m’a paru neuve. Il m’est assez cher pour que j’entreprenne, avec bien du plaisir, la tâche de raconter ses aventures, qui d’ailleurs (et j’en réponds) vous amuseront bien autant que le pourraient les miennes propres.



CHAPITRE II

ÉCLAIRCISSEMENTS NÉCESSAIRES


Monrose n’est point mon frère, quoique l’aient ainsi consacré les nombreuses éditions qu’on a faites de Mes Fredaines. Si la première, qu’on fabriqua chez les Belges, à mon insu, et que toutes les autres ont plus ou moins incorrectement copiée, n’avait pas elle-même été tout autre chose que ce que j’avais écrit, on saurait que Monrose, mon neveu seulement, est le fils de Zéïla (devenue madame de Kerlandec, et depuis encore devenue milady Sidney)[2], ma sœur et nullement ma mère. Au surplus, l’occasion naîtra de rectifier, chemin faisant, des erreurs généalogiques qui, dans le fond, sont de peu de conséquence pour le lecteur. Mais il est à propos de lui dire, s’il n’a pas sous la main quelque exemplaire de Mes Fredaines[3], que ce fut moi qui lançai dans le monde le charmant Monrose, et qui lui donnai les premières leçons du bonheur ; qu’on lui fit faire ensuite un voyage en Angleterre ; qu’il en revint à l’occasion du débrouillement de nos intérêts de famille ; qu’alors il fut inscrit dans la compagnie des mousquetaires noirs, et qu’à leur suppression[4], Monrose, à peine âgé de seize ans, mais grand et assez formé pour qu’on pût supposer qu’il en avait deux de plus, fut pourvu d’une réforme de cavalerie.

Les êtres bien nés, bien inspirés, se livrent volontiers avec enthousiasme à la profession qu’ils ont embrassée. Monrose, militaire, crut devoir épier les moindres occasions d’apprendre son métier, et chercher par toute la terre à s’y rendre recommandable. Il prit donc, de lui-même, le parti d’aller servir en Amérique, où la France prodiguait son or et ses soldats pour le soutien de cette insurrection, prétendue philosophique, dont l’exemple est devenu funeste à plus d’une contrée de l’Europe[5], et de laquelle certains politiques jugent que nous aurions mieux fait de ne point nous mêler.

Quoi qu’il en soit, comme une discussion de ce genre est absolument étrangère à mon sujet, il me suffit de dire qu’utile ou préjudiciable à l’État, cette émigration militaire fournit à Monrose l’occasion d’une heureuse caravane. Il partit comme volontaire[6], déterminé par des convenances avantageuses et assuré de l’intérêt particulier que prendrait à lui certain officier général.

Il servit là-bas comme il se pique de tout faire, c’est-à-dire à merveille. Trop de zèle pourtant lui fit outrepasser parfois les bornes du devoir ; un coup de bayonnette et une forte contusion dont on l’apostropha justement à deux échauffourées auxquelles il n’était nullement obligé de se trouver, le punirent de cette ardeur hors de saison ; mais, comme il ne lui est resté de ces honorables blessures que des cicatrices qu’on ne voit point, et qui n’ont pas privé son adorable figure du moindre de ses agréments, il est aujourd’hui démontré que mon intrépide neveu fut très-bien inspiré lorsqu’il s’exposa de la sorte.

Peut-être avec le temps fût-il devenu célèbre par ses exploits belliqueux, mais la paix enchaîna son courage. Il revint en France, où les myrtes du plaisir devaient bientôt succéder sur son front aux lauriers de la gloire. C’est cette douce transition qui me vaut aujourd’hui l’honneur d’être l’historienne de mon enfant gâté ; car, n’entendant rien à chanter des prouesses martiales, je me sens, au contraire, autant de facilité que de vocation à célébrer celles qui sont de mon ressort.

Est-il nécessaire, cher lecteur, de vous dire que Monrose revint de là-bas avec un petit aigle d’émail[7] pendant au bout d’un ruban bleu de ciel liseré de blanc ?… Pourquoi non ? bien que cette décoration militaire soit absolument étrangère aux attributs galants d’un homme à bonnes fortunes. Disons tout de suite, pour n’être plus dans le cas de reparler des trophées de la guerre, que notre héros était parti d’Amérique avec des dépêches secrètes, qu’on lui avait confiées bien moins vu leur importance officielle qu’afin de le faire paraître plus avantageusement à Versailles ; qu’il y fut accueilli, par les ministres, avec cet engouement dont les plus graves personnages sont susceptibles dès qu’ils sont nés Français ; qu’on joignit aux éloges un bienfait considérable, avec le grade de colonel, et qu’on fit encore le fortuné Monrose chevalier de Saint-Louis, à cause de ses actions d’éclat et de ses blessures. Il avait vingt-deux ans alors.



CHAPITRE III

REVENANT-BON DE LA SAGESSE


Par un effet infiniment heureux de l’ascendant que prend une passion ardente sur toutes les autres dont les germes peuvent se trouver dans le même cœur, Monrose, homme de guerre, avait totalement oublié que la nature l’avait principalement formé pour être un homme de plaisir.

À son retour, il m’offrit, avec une vivacité qui me parut bien sincère, de rentrer dans mes chaînes. Je le remerciai fort, et toujours la même, je l’assurai qu’il n’y avait point de chaînes chez moi ; mais par accommodement j’agréai l’hommage du réveil de ses joyeuses flammes[8].

Pour moi, quelle délicieuse surprise la première fois que je lui permis l’exercice de son ancien privilége ! Pardon, cher d’Aiglemont, si vos brillants services, dont je conservais un reconnaissant souvenir, perdirent tout à coup à mes yeux les trois quarts de leur lustre, comme la plus brillante étoile pâlit au lever du soleil. Six ans d’une abstinence totale, qui ne peut guères être expliquée que par le concours des circonstances stériles pour la volupté dans lesquelles Monrose venait de vivre, l’avaient tellement conservé, mûri, trempé (l’expression n’est point hyperbolique), que je ne concevais pas, moi si familiarisée avec les perfections de l’espèce virile, comment aux traits enchanteurs, aux formes délicates d’Apollon, pouvait s’être adapté, comme exprès pour compléter un chef-d’œuvre, le plus désirable attribut de l’amant d’Omphale, ou plutôt celui qui caractérise le dieu de Lampsaque, cet épouvantail, en un mot, dont tous les monuments antiques nous affirment que notre sexe, si frêle, affrontait volontiers la brutalité, faisant grâce d’ailleurs à la laideur du dieu, pareillement consacrée. Qu’on juge de ce que devait être Monrose, quand mille beautés n’étaient, chez lui, démenties que par une monstruosité de ce mérite.

Lorsqu’il fut question de renouveler connaissance, je me gardais bien de mettre au jour les agréables réflexions que je faisais tout bas sur cet émerveillant phénomène. Heureuse d’une découverte qui, d’après ce que j’avais autrefois connu, trompait excessivement mon attente, je ne portais encore aucun jugement. Ceux qui promettent le plus, tiennent quelquefois si peu ! mais mon preux sut bien me prouver que la fanfaronnade n’était du tout son genre… « À la bonne heure, me dis-je. Il y a mis aujourd’hui de la vanité ; mais laissons le faire, il sera bientôt obligé d’en rabattre : comme, pour lors, je me moquerai de lui ! »



CHAPITRE IV

CONFIDENCES. CONNAISSANCE NOUVELLE


Non pas tout à fait exprès pour cette reprise de possession, mais bien afin d’être un peu plus à nous-mêmes et de pouvoir causer, sans importuns, de tout ce qui nous était arrivé pendant une séparation si longue, nous nous étions rendus à cette délicieuse terre dont on peut se souvenir que milord Sidney m’avait fait don[9]. J’y avais conduit avec nous une seule personne, la baronne de Liesseval, mon intime amie, confidente de mes plus secrètes affections, comme je l’étais alors de toutes les siennes.

Dans le jardin, au clair de la lune, tandis que notre charmant compagnon de voyage était, croyait-on, occupé, dans son appartement, d’écritures qu’il ne pouvait différer, je contais ainsi ma chance.

« Sais-tu bien, ma chère Liesseval, que ce rodomont s’est donné cette nuit les airs de me faire sept chapitres complets de ce qu’il avait à me dire ? — Je le crois fort éloquent, répondit assez tranquillement la petite baronne. — Mais, c’est qu’en vérité ce n’était point du verbiage : on ne peut haranguer plus solidement. — J’en suis certaine, et je sais de plus qu’en vous quittant, il était encore fort en état de haranguer qui aurait eu la complaisance de lui prêter l’oreille, — Que voulez-vous dire ? — Ne m’avez-vous pas fait ce matin la faveur de m’envoyer M. de Kerlandec[10] à l’heure du déjeuner ? — C’était pour vous prier de ma part de venir me joindre : il avait marqué le désir de vous saluer, et de vous offrir la main… Vous me faites penser que ce message n’a pas été bien prompt. — Il l’eût été davantage si j’en avais cru M. votre neveu. Vous étiez, disait-il, très-pressée de me revoir ; cependant, comme par l’étourderie de Rose, qui avait oublié je ne sais quoi d’indispensable, je me trouvais seule (en chemise et sous le rideau de mon lit pour tout rempart), à la merci de votre fringant ambassadeur, il lui a pris soudain une forte tentation, qui, de la manière dont il s’y prenait, ne nous eût pas en effet bien longtemps retardés. — Comment ! de la violence ? — C’est-à-dire… ce qu’on peut en employer, sans être brutal, à l’appui de certain moyen de séduire qui, parfois, arrache aux sens un demi-consentement. Vous conviendrez pourtant, ma bonne amie, qu’avec une femme à qui l’on n’a jamais dit un mot de tendresse, et qui n’est point affichée, de pareils procédés sont le comble de l’impertinence ? — On prend, à ce que je vois, de fort vilaines manières en Amérique. Comment vous êtes-vous tirée de là ? — Bien, par miracle : vous savez que je ne me pique ni d’une grande vigueur de corps, ni de beaucoup de rudesse dans le caractère ? J’avais montré du courage, en me défendant d’aussi bonne guerre qu’on m’attaquait : j’étais donc en règle. — Vous vous êtes rendue ? Mais, il n’y a pas de miracle à cela ! — Vous me comprenez mal : j’avais encore l’avantage ; mais il était au moment de m’échapper, lorsque les talons de Rose, accourant vers nous, ont changé subitement la scène : la chute du rideau m’aura mise probablement à l’abri de tout soupçon, pourvu que mon brillant adversaire ait pu, de son côté, sauver aussi habilement les apparences ; mais il devait y avoir quelque difficulté… Vous concevez, ma chère Félicia, que cette extravagance nous a fait perdre du temps ? »



CHAPITRE V

SECRET ARRACHÉ. DIVERSION QUI ROMPT LA SÉANCE


Comme je ne voyais pas qu’à travers ses petites plaintes madame de Liesseval marquât beaucoup de colère contre l’extravagant, il me vint soudain à l’esprit que cette Rose aurait fait tout aussi bien, au gré de sa maîtresse, de revenir quelques instants plus tard.

Je me rappelai que, pendant le trajet de Paris à la campagne, la baronne avait eu certain air pensif, sérieux ; je le lui voyais toutes les fois que son cœur commençait à lui dire quelque chose en faveur d’un nouvel amant ; car, chez cette dame, le cœur[11] était toujours de la partie. Singulière dans son genre, Clarisse (c’est un nom que mon amie se donnait volontiers à la mode des romans), Clarisse ne différait en rien des autres femmes galantes, même de celles qui le sont beaucoup, sinon que chaque caprice était pour elle une passion, en avait la marche (toujours fort rapide de la naissance au dénoûment) et le nom, dont elle ennoblissait, fort ridiculement, ses fréquentes faiblesses.

Pour tâcher de découvrir si peut-être il n’y aurait pas eu déjà quelque prévention de sa part en faveur de notre beau jeune homme, je m’avisai de dire avec gaîté : « Si cependant il vous avait violée ? — Eh mais, répondit-elle avec un soupir plus tendre que badin, il faudrait bien que je m’en consolasse ! — Avouez, ma chère, qu’on n’est pas de cette tournure-là ?… — J’avouerai encore, si vous voulez, qu’on ne viole pas avec plus de grâce… — Qu’il est d’une beauté !… d’une folie !… Qu’il aurait les plus grands torts du monde sans qu’on pût s’empêcher de l’aimer ? » Point de réponse ; pour le coup, je fus au fait. « Eh bien, madame la baronne, ajoutai-je, vous êtes folle de lui ! — Mais il l’est de vous, ma chère comtesse[12]… »

Elle s’était en même temps emparée de mes mains, avec un transport assez ordinaire aux êtres agités et gonflés de secrets dont ils brûlent d’exhaler la soulageante confidence. Je n’avais qu’un mot à dire pour guérir Clarisse de sa naissante jalousie : comme j’allais le prononcer… un bruit assez frappant, mêlé de ris, de chut, chut ! et de petits mots coupés, nous apprit qu’à vingt pas de nous quelqu’un escarmouchait vigoureusement avec une femme. Je fis signe à mon amie de ne plus rien dire ; nous nous levâmes… pas à pas, sans faire le moindre bruit, nous nous approchâmes assez pour qu’il n’y eût plus entre nous et les acteurs de la nouvelle scène, que l’épaisseur de la charmille qui formait le cabinet où elle se passait… Déjà régnait dans cet endroit le plus profond silence !… Que pouvait-il signifier ?

Monrose, 1871, Figure Tome 1 page 19
Monrose, 1871, Figure Tome 1 page 19


CHAPITRE VI

QUI C’ÉTAIT. MONROSE EST VENGÉ


Délicieux instant où l’on oublie son être dans l’ivresse du parfait bonheur ! cet endiablé de Monrose (qui n’avait point écrit, ou dont les dépêches avaient été bientôt achevées) vous faisait goûter sous ce feuillage… à qui ? À cette même Rose, rentrée, le matin, chez sa maîtresse si mal à propos.

Rose était un laideron de dix-huit ans, complétement magique, au nez en l’air, aux brillantes couleurs, à l’œil électrique, aux dents parfaites, à la chevelure énorme et tant soit peu crépue, d’un noir d’ébène… ayant, en un mot, tout ce qui peut enlever à la vraie beauté ses plus intéressantes conquêtes.

« Vous me deviez bien cela, mademoiselle, dit le corsaire de Monrose après un de ces baisers qu’une réciproque ardeur fait quelquefois si bien résonner ; c’est pour vous apprendre à me faire, à propos de rien, de mauvaises plaisanteries. — Vous venez de m’en faire une charmante, en vérité ! Je vois bien, M. le chevalier, qu’il n’y a pas moyen de plaisanter avec vous ! — Qu’aviez-vous vu, là ? — Précisément ce que vous venez de me faire si bien sentir. — Eh bien ! fallait-il en tirer une conséquence aussi saugrenue ? Vous vous imagineriez apparemment qu’on peut entrer impunément chez une femme adorable, la savoir, de son propre aveu, presque in naturalibus derrière un simple rideau, voir par le bas des petits pieds d’une tournure unique, et ne pas sentir un voluptueux désir s’allumer à l’excès ? — Ma maîtresse a, j’en conviens, tout ce qu’il faut pour le faire naître ; mais… (Rose riait) vous mettez-vous aussi à votre aise que je vous ai vu, toutes les fois que quelque objet aimable vous monte l’imagination ? — Vous me faites une mauvaise chicane : votre maîtresse ne s’est douté de rien. — Vous me faites un conte absurde. Elle s’est si bien douté de tout, que, me présentant à la porte une première fois, je vous ai vus tous deux… — Vus ! celui-ci est fort ! — Oui, vus, monsieur, et si bien vus, que j’ai cru nécessaire (puisque je devais absolument rentrer) de retourner sur mes pas et de faire assez de bruit pour que vous vous avisassiez enfin que tout était ouvert et que j’allais paraître. — Ah ! vous y avez mis de la finesse, mademoiselle : eh bien, vous allez encore me payer cela. »

Comme nous n’avions aucunement envie que cette explication eût plus de suite, nous passâmes sans affectation devant le cabinet, et je dis presque haut : « Je me trompe fort, ou votre Rose est là-dedans en bonne fortune avec quelqu’un de mes gens. C’est un peu leste ! » Mais, nous ne fîmes pas semblant d’être plus au fait.

À peine avions-nous fait trente pas, que le coupable se montre en face et fredonnant une ariette d’un air fort naturel. Il ne pouvait être déjà là sans avoir fait, excessivement vite, un grand détour. Nous rîmes beaucoup. « J’allais vous chercher, mesdames, dit-il, sans penser d’abord que nous pouvions rire de lui ; je vous supposais au cabinet de charmille… — En effet, interrompis-je, nous avons failli nous y arrêter. » Nous éclatâmes pour le coup : il ne fut plus notre dupe, et ne songea qu’à briser sur les détails de notre promenade. Nous rentrâmes ensemble : ni la baronne ni lui ne parurent à leur aise le reste de la soirée.

À l’heure où l’on se sépara, un serrement de main significatif m’annonça que mon aimable fou me destinait la galanterie de reparaître chez moi dès qu’il aurait reconduit mon amie, qui s’excusait au surplus très-fort (par simagrée sans doute) d’agréer cette politesse. Moi, pour toute réponse, je dis d’un ton malin et tout haut : « Bien obligé, mon cher, je ne veillerai point : vous avez vous-même besoin de repos. » Quoique cela le mystifiât beaucoup, il sourit ; je demeurai seule, on me mit au lit, et jusqu’au lendemain je n’entendis plus parler de mes deux personnages. Mais voici le compte que me rendit Clarisse de la reconduite et de ce qui s’en était suivi.



CHAPITRE VII

PASSION CONVERTIE EN IMPROMPTU


« Je vous garde encore un moment, monsieur, et c’est pour vous gronder bien fort ! avait dit madame de Liesseval chez elle, déshabillée, coiffée de nuit et ayant permis à Rose d’aller se coucher ; trouvez bon que je me plaigne très-sérieusement des étranges manières que vous aviez, ce matin, avec moi… — Ne parlons pas de cela, charmante baronne (lui prenant tendrement les mains), ou si tout de bon vous avez envie de quereller, que ce soit du moins pour quelque chose qui en vaille la peine… » En même temps, l’audacieux personnage court vers la porte, comme s’il avait eu le dessein seulement de voir si l’on ne pouvait écouter leur explication, mais en effet pour pousser un verrou. « Cela ne sera pas, par exemple ! avait dit alors très-vivement Clarisse, courant aussi du même côté. — Eh bien ! ne me grondez donc pas. À cette condition je vais ouvrir portes, fenêtres, tout ! » À bon compte, le verrou restait poussé.

Clarisse, peu d’accord avec elle-même, avait eu l’imprudence de fixer ses regards sur cette adorable figure : il se mit à la regarder à son tour avec des yeux si doux ! si touchants ! « Je suis trop bonne, dit-elle en rougissant ; adieu donc : qu’il ne soit plus parlé de vos sottises, mais à l’avenir… — Pardon, trop aimable amie de ce que j’ai de plus cher au monde… » Et en parlant ainsi, au lieu de prendre congé, le matois avait conduit l’offensée à portée d’un fauteuil où s’était à l’instant formé le groupe d’une femme fort émue, qui laisse un jeune homme céleste tomber à ses genoux, l’entourer de ses bras et respirer à deux doigts de sa bouche… Il continua : « Pardon ; mais, sachez, pour ma justification, que je ne vous ai pas vue un moment sans avoir aussitôt conçu pour vous la passion… (Ce mot si cher à la baronne la fit tressaillir de plaisir.) — Passion ! interrompit-elle. Un homme de votre âge et de votre état en est-il bien capable ? — Ah ! oui ! oui ! Clarisse (il s’enflammait), et de la plus violente encore, quand c’est vous qui l’inspirez. — À vous !… à vous, Monrose ! quand je sais que la comtesse… Hélas ! je ne puis m’en formaliser… Elle est votre ancienne conquête, et maintenant vos… soins près d’elle sont un nouveau devoir… — Est-ce à vous, cruelle femme, à me le rappeler, et n’êtes-vous pas aussi coupable que moi envers votre amie !… Sans vous… sans vous, je l’idolâtrerais encore… Ne me faites pas rougir de moi-même… J’ai sans doute des torts irréparables… — Ah ! oui ! chevalier ; car cette rare amie a pour vous un attachement… — N’analysez pas davantage la faute d’un homme qui fait profession d’avoir à la comtesse des obligations dont il est à jamais impossible de s’acquitter. Parlons de vous. — Eh bien ! supposons qu’une femme, assez faible pour vous aimer, pourrait, avec l’aide de l’amitié, n’être point jalouse d’une liaison telle que celle que je vous connais ; supposons encore que cette femme tour à tour faible et forte… Ce serait moi, comment du moins me ferais-je une raison sur… ce qu’avec ma femme de chambre… au jardin… »

Debout à ces mots, et faisant en même temps un bond en arrière, l’étourdi se frappa le front de ses mains avec une expression si vive, que la tendre Clarisse trembla qu’il ne se fût blessé… La voilà donc qui, plus morte que vive, lui saute au cou, l’accuse de folie et tâte d’une main aussi timide que douce cet angélique visage, lequel au surplus n’avait aucun mal. « Elles savent tout ! dit-il comme anéanti. — Oui ; nous savons, chevalier, que vous punissez de prétendues offenses comme d’autres récompensent les meilleurs sentiments. »

Monrose, 1871, Figure Tome 1 page 27
Monrose, 1871, Figure Tome 1 page 27

J’abrége : qu’on suppose une naïve confession (dont au surplus la baronne aurait bien fait grâce), d’humbles excuses, des serments passionnés, d’une part ; de l’autre, quelque irrésolution, quelques scrupules faciles à combattre. Bref, toute controverse cessante, la chère baronne garda jusqu’au lendemain l’adorateur le plus incapable d’attendre qu’il y eût du moins un peu d’amour de filé, comme ç’avait d’abord été le vœu de l’héroïne.

Elle m’assura que qui n’aurait pas su ce qui s’était passé la veille, n’aurait jamais imaginé que Monrose eût fait si récemment, ailleurs, l’essai de ses amoureuses facultés.

Les vives caresses dont la baronne avait accompagné son récit, étaient encore teintes du bonheur dont elle venait d’être comblée. « C’est un dieu ! » disait-elle avec exaltation. Puis, passant aussitôt sans aucune nuance au ton dur et fronçant le sourcil : « Je chasse mademoiselle Rose aujourd’hui ! — Pourquoi ? — L’impudente ! je lui pardonnerais ses soupçons d’hier matin ! — Ils étaient bien un peu fondés. — Ce que du moins je ne lui pardonnerai de ma vie… c’est d’avoir possédé ce rare mortel avant moi. — Eh ! c’est précisément à cause de cela qu’il faut bien vous garder de la renvoyer. Elle a quinze et bisque sur vous ; voulez-vous donc afficher qu’un succès de pur hasard vous blesse et vous irrite ? Ferez-vous l’école de mettre au-dessus de sa maîtresse une fille qui, sans cela, ne pourra songer à lui rien disputer ? Rose vous est attachée ; elle vous sert parfaitement : le feu de paille qui vous échauffe maintenant, ne serait pas plutôt consumé, que vous regretteriez cette utile domestique. »

La baronne entendit raison : Rose, conservée, en fut quitte pour quelques bouffées d’humeur qu’il lui fallut essuyer, mais dont en secret elle était enchantée. Huit jours heureux suffirent pour éteindre le volcan d’amour qui s’était si brusquement allumé dans le cœur de madame de Liesseval : je n’avais pas été moi-même absolument négligée, et je gagerais bien que Rose encore avait eu par-ci par-là quelques rognures des attentions de notre héros.

Nous étions tous très-satisfaits de notre voyage, quand nous rentrâmes dans la capitale.



CHAPITRE VIII

BEAUCOUP PLUS LONG QUE JE NE L’AURAIS VOULU


Monrose occupait dans mon hôtel un appartement décent, commode, et qui avait ses issues particulières ; d’ailleurs il vivait chez moi, répandu dans ma société, qui l’admirait, le chérissait ; il disposait d’une de mes voitures, et son revenu, fort honnête, pouvait être employé tout entier à satisfaire des fantaisies agréables.

Sur ce pied, il était sensé de ma part que, prenant à lui l’intérêt le plus tendre et le plus pur, j’étudiasse beaucoup la manière dont il allait vivre à Paris, séjour si dangereux pour les êtres qui, tels que Monrose, réunissent de si nombreux avantages. Il s’agissait de savoir quelles seraient ses liaisons, ses habitudes ; à quelles occupations, à quels amusements il donnerait une préférence que je ne voulais pas même indiquer, mon intention étant, au contraire, de cacher à mon précieux ami une grande partie de l’influence qu’il me semblait possible de conserver dans ses futures destinées.

Pendant un hiver entier, je le laissai parfaitement libre. Galant sans prétentions avec moi (qu’il avait enfin appris à bien connaître), il n’était plus qu’un charmant voisin toujours à mes ordres, mais de qui, dix fois contre une, l’état de mon courant me faisait refuser les essentiels autant que doux services.

Je voyais d’ailleurs avec beaucoup de contentement que les exercices du corps, comme la danse, la paume, l’équitation, et ceux de l’esprit, comme la lecture des bons livres, le dessin, la musique, occupaient ses matinées ; qu’exact à toutes les bienséances de la société, il ne négligeait aucune des personnes que des vues d’agrément ou d’utilité lui prescrivaient de cultiver ; qu’il recherchait l’entretien des gens sensés, instruits ; qu’il comblait les femmes d’égards, et ses amis particuliers, de ces attentions délicates qui caractérisent encore mieux un cœur fécond en bons sentiments, qu’elles ne prouvent une éducation distinguée et l’heureuse habitude des actions honnêtes. Monrose avait de plus le goût des bons spectacles, des concerts choisis, des assemblées décentes, mais une égale aversion pour ces lieux publics où les sots et les aventuriers ont le droit de se mêler aux honnêtes gens du monde.

Sous tous ces rapports, Monrose était infiniment mieux qu’on ne devait le prétendre d’un homme de vingt-deux ans, et chacun (hors un seul ami que je savais être bon observateur) me faisait compliment de cette incroyable maturité peu compatible avec le régime d’un militaire qui s’était transplanté, presque enfant, sous un ciel si différent du nôtre. Moi-même je m’étonnais de cette manière d’être si peu conforme à ce que je prévoyais de la part d’un jeune homme bouillant, et dans l’âme duquel je connaissais les germes de plus d’une passion, avec de si puissants moyens de figurer avantageusement dans un certain monde… disons parmi les femmes, si habiles à deviner et surtout à mettre à toute épreuve les individus doués du genre de mérite que je connaissais à mon rare neveu. « Comment, me disais-je quelquefois, cet effréné, qui débuta par remplir en vingt-quatre heures la forte tâche de renouer sept fois avec une ancienne amie, de violer impitoyablement une persiffleuse soubrette et de prendre d’assaut la maîtresse quelques heures plus tard ; comment peut-il s’être métamorphosé tout à coup en Caton et soutenir ce rôle ? Il y a nécessairement sous cette singulière apparence quelque gaillarde réalité qu’il ferait bon connaître et dont il serait divertissant de pouvoir bien railler l’hypocrite, si toutefois il ne s’agit pas de quelques travers desquels il n’y aurait pas moyen de plaisanter. » J’avais frappé sans fruit à toutes les portes ; Monrose était adoré de ses gens ; ils ne parlaient de lui que pour chanter ses louanges… Mes femmes ? malgré le respect qu’elles lui portaient et l’admiration qui régnait dans leurs propos, je les voyais toutes deux fières de son amabilité et même un peu jalouses. Cependant elles ne me fournissaient aucun autre indice du grand bien dont infailliblement il s’était mis avec l’une et l’autre, car elles étaient parfaitement jolies, et c’était à qui des deux serait le plus occupée pour lui ; je riais de voir bien souvent mon propre service en souffrir ; mais, de leur part et de la sienne, pas l’ombre d’une indiscrétion !

Je résolus donc enfin de ne me rapporter qu’à moi seule du soin de pénétrer les secrets de Monrose, s’il en avait. À cet effet, un certain jour je fis défendre ma porte, sous quelque prétexte qu’on voulût me voir. Puis, retenant après dîner mon cher pensionnaire seul et clos avec moi (ce qui d’abord lui parut devoir aboutir à tout autre chose qu’à l’enquête méditée), il y eut entre nous une longue et bien instructive conversation[13] qu’on voudra bien me permettre de renvoyer aux chapitres suivants.



CHAPITRE IX

ATTAQUE IMPRÉVUE. DÉBUT DE CONFESSION


Il n’est guères honnête de tendre des piéges à ses amis ; cependant je crus nécessaire à l’exécution du projet que j’avais d’arracher à mon cher neveu des confidences peut-être pénibles, la supposition de quelque intérêt qui me fût personnel et qui dès lors exigeait de sa part qu’il me parlât avec vérité.

« Mon cher, lui dis-je, on a fait à votre sujet un pari considérable. (Ce début l’étonna beaucoup.) Vous allez m’apprendre qui a gagné, qui a perdu. — De quoi s’agit-il, s’il vous plaît ? — Quelqu’un prétend que, sous les dehors d’une espèce de philosophie… (il rougit : je ne fis pas semblant de m’en apercevoir) vous cachez un libertinage… poussé même assez loin, si l’on ne ment point. J’ai parié cinquante louis que vous êtes incapable de ce qu’on veut vous imputer, et qu’au besoin vous donneriez votre parole d’honneur de la régularité de votre conduite ? — Je suis vraiment au désespoir de vous faire perdre, ma chère Félicia, répondit-il après un instant de réflexion, et laissant paraître sur son expressive physionomie non moins de souci que de confusion ; mais… il est par malheur trop vrai que le pari ne vaut rien pour vous. — Monrose, je perds ! Nous habitons le même hôtel, et j’en sais moins sur ce qui vous concerne, que l’étranger avec qui j’ai compromis mon argent ! C’est assez ! monsieur ; j’avais compté sur votre amitié, mais je vois bien que je… — N’achevez pas ! interrompit-il, se jetant à mes genoux comme je faisais un mouvement pour changer de place ; demeurez, de grâce, et daignez m’écouter. »

Des larmes qui justifiaient bien éloquemment son excellent cœur, mouillaient ses yeux. Les miens aussi faillirent en répandre.

« Un seul mot, mon ami : seriez-vous malheureux ? — Non, non, ma chère ; mais j’ai bien risqué de le devenir… — Votre santé ? — Soyez sans inquiétude : elle est parfaite. » Je fus soulagée : un serrement de main bien affectueux l’assura que j’avais pardonné. Je m’assis : il me fit face.

« Que ce moment est doux pour moi ! dit-il d’un ton que l’insensibilité ne sait pas feindre ; pourquoi faut-il que la crainte d’un peu de ridicule m’ait si longtemps privé des consolations que m’aurait infailliblement fournies votre parfaite amitié ! Rassurez-moi : puis-je encore me flatter qu’elle me soit conservée ? — Oh ! oui, tu le peux, Monrose ; et dans ce moment plus que jamais, je t’en crois digne. — Votre pari me regarde. — Je n’ai point parié. »

Il sentit bien que ma petite supercherie ne méritait pas un reproche. La réponse fut un de ces transports caressants où l’âme a bien aussi sa manière de répandre de la volupté ; j’attendais ses confidences ; voici comment il me les fit après un court instant de réflexion et de tristesse :

« Je ne sais s’il vous souvient que dès le lendemain de notre retour à Paris je crus devoir me présenter chez madame de Folaise, ayant négligé de le faire avant de vous suivre à la campagne. Je lui devais trop de reconnaissance pour que, malgré les torts qu’elle se donne avec vous[14], il n’y eût pas eu peu de délicatesse de ma part à manquer, auprès d’elle, d’égards et d’empressement.

« Je m’attendais à me retrouver avec une espèce de bonne bourgeoise désabusée du monde, vivant fort simplement et sans beaucoup d’alentours. Je me souvenais que certaine petite vérole l’avait cruellement traitée, et que, de deux fort beaux yeux, l’un surtout avait failli perdre la lumière[15] ; vous pouvez donc être bien assurée, ma chère comtesse, qu’aucun projet de coquetterie ne m’avait induit à me parer pour cette grave visite. Mais, pour ne vous rien taire, j’avais le dessein d’aller, au sortir de chez madame de Folaise, faire un peu la roue au foyer de l’Opéra. — C’était en effet l’occasion d’essayer le délicieux habit qu’on vous avait apporté ce jour-là. Vous étiez superbe. Après ? — Quelle fut ma surprise, en mettant le pied dans cette maison, d’y reconnaître sous toutes les formes des prétentions infinies au faste et à la qualité ! Point de suisse, il est vrai, mais une livrée remarquable : plusieurs pièces à traverser, dans l’une desquelles était encore une table où beaucoup de monde avait dîné. Mon étonnement redoubla, lorsque, les deux battants ouverts, on m’introduisit dans cet arrière-salon dont vous connaissez la voluptueuse élégance, et où je vis enfin la maîtresse de la maison tenant tête à plus de dix personnes ! »



CHAPITRE X

QUELLES GENS C’ÉTAIENT. MÉCOMPTE


« Quand même madame de Folaise, lorsqu’on m’annonça, n’aurait pas dit, avec une joyeuse exclamation : « Je savais bien qu’il ne manquerait pas de venir ! Le voilà : c’est lui-même ! » j’aurais nécessairement deviné, à l’air curieux qu’avait toute cette coterie, qu’on s’attendait à me voir, et que j’avais été d’avance le sujet de la conversation.

« Madame de Folaise, debout devant sa vaste bergère, m’attendait les bras ouverts, et reçut mes compliments avant que personne eût osé se rasseoir. Une grosse dame qui fermait le cercle à l’autre angle de la cheminée, me tenait, toute prête, à côté d’elle, une place qu’elle m’invita gracieusement à venir occuper, tandis que près de Sylvina une assez belle personne (qui pouvait pourtant bien avoir ses vingt-cinq ans) demeura, se penchant sur elle, comme par l’habitude de lui parler ainsi familièrement à l’oreille : c’était de moi ; ces dames me toisaient en même temps du haut en bas ; au surplus, avec des mines évidemment favorables. Je risquai de conjecturer dans mon cerveau que la grosse dame était quelque financière huppée, et la demoiselle (car celle-ci n’avait point de rouge) quelque complaisante, jouant chez madame de Folaise un rôle subalterne. Vous connaissez tout cela, ma chère comtesse ; mais je vous en parle pour que vous sachiez comment j’étais alors affecté.

« Je ne me trompais pas : les hommes étaient deux ecclésiastiques d’un extérieur ordinaire ; un cordelier à rouge trogne, trois personnages en couleur, l’un desquels était sourd à ne pas entendre le canon ; deux chevaliers de Saint-Louis, et, je vous gardais celui-ci pour la bonne bouche, un aimable magistrat, à tous crins, qui ne répondait qu’au nom de président ; un de ces êtres pour qui tout le monde se tait dès qu’ils daignent prendre la parole.

« En vérité, chevalier, me dit madame de Folaise dès qu’on put s’entendre, vous eussiez été bien plus aimable de venir me demander à dîner, que de faire une visite de cérémonie ! N’est-ce pas, ma bonne amie (s’adressant tout de suite à ma grosse voisine), mon cousin[16] eût été cause que nous aurions pu garder le cher abbé, au lieu de le renvoyer comme, avec ses petitesses (en montrant le sourd), monsieur nous y a forcées, de peur qu’on ne fût treize à table ! » Comme chacun fit à la fois, sur ce préjugé, sa petite épigramme avec l’intention d’y mettre quelque esprit, et que chacun riait de ce qu’il venait de dire, l’enjouement parut général. Le pauvre diable aux dépens de qui l’on s’évertuait ainsi, marquait, par une grimace dont ma gravité fut à son tour presque déconcertée, qu’il était au désespoir de n’être point au courant : « Quand on est sourd, dit-il en soulevant les joues de sa grosse perruque, on est bien à plaindre. Qu’est-ce qu’on dit donc ? » Il cria ces derniers mots de façon à nous rendre pour un instant aussi sourds que lui : on tâcha vainement de lui faire comprendre, par signes, qu’il ne perdait rien d’intéressant. Comme il s’était vu pendant un moment le foyer de tous les regards ; persuadé qu’il s’était dit quelque chose d’obligeant pour lui, et ne voulant pas demeurer en reste, il se lève pour faire à tout le monde, de l’air le plus gracieux, une profonde révérence.

« Cependant madame de Folaise ne tarissait pas sur le chagrin qu’aurait l’abbé de n’avoir pas été témoin de ma visite ; sur le plaisir que j’aurais à faire connaissance avec un aussi charmant garçon que l’abbé ; sur celui qu’il aurait lui-même à faire la mienne. Puis, pour moi, des compliments à me faire perdre contenance ; et le lourd encensoir de passer par chaque main pour m’enfumer. Enchérissant encore, le merveilleux président venait d’accoucher d’un impromptu sur le bonheur qu’avait Vénus (Folaise) de voir ramener Mars (moi, si vous voulez bien me le permettre) à ses pieds, par les mains de l’Amour, qui, pour le coup, n’était que votre cocher, lequel ne ressemble guères à l’Amour, avec sa large carrure et ses épaisses moustaches. Je ne sais de quoi cette diablesse de baronne pouvait s’être vantée… — Eh mais ! interrompis-je, tout au moins d’espérer, peut-être aussi d’avoir été plus heureuse, quoique son ancien triomphe ait été bien peu de chose… — Y penser, répartit finement le conteur, ce n’est pas rappeler le plus beau trait de notre vie. — C’est la vérité : poursuivez[17].

« Le long panégyrique de l’abbé fini, tous les lieux communs de la fade adulation épuisés sur mon compte, il ne fallait plus, pour combler mon ennui, que le piano discord sur lequel on engagea la demoiselle confidente à nous toucher la vieille sonate de Donauer, dont trois ou quatre auditeurs chantaient de mémoire la partie d’accompagnement. Que ne m’étais-je esquivé pendant cette musique ! Mais ayant, par malheur, attendu la fin, comme j’ouvrais la bouche pour prendre congé, madame de Folaise prit soudain la parole pour proposer un tour de promenade au Luxembourg. À l’applaudissement général qu’obtint cette idée, je reconnus à l’instant que tous ces gens-là n’étaient pas moins ennuyés les uns des autres, qu’ils venaient eux-mêmes de m’ennuyer. On courut aux chapeaux, aux épées, aux éventails. Tous les hommes défilèrent à petit bruit, excepté un vieux chevalier de Saint-Louis, un peu boiteux, pour offrir la main à la grosse dame ; le robin bel-esprit, pour jouer le même rôle avec la demoiselle musicienne, et moi, dans le bras de qui madame de Folaise engageait sans façon le sien, avant de s’être informée si cette promenade pouvait m’être agréable.

« J’enrageais tout bas de me voir ainsi forcé de troquer mon opéra contre cette maussade après-dînée. Cependant, il fallait faire les choses de bonne grâce. Nous franchîmes de pied, à pas de procession, le court espace que vous savez, et le plus triste des beaux lieux de l’Europe nous reçut dans son enceinte à peu près déserte. »



CHAPITRE XI

CAPRICE DONT LES TRÈS-JEUNES GENS SONT
VOLONTIERS SUSCEPTIBLES


« Je suis trop franc, continua mon neveu, pour vous cacher que bientôt consolé de la perle du spectacle, je me mis à faire sur le compte de la baronne, tout en la conduisant, d’avantageuses réflexions. Par quel miracle, au lieu de cette femme débiffée que j’avais vue lors de mon retour d’Angleterre, et dont la beauté semblait alors complétement détruite, revoyais-je, au bout de dix ans, une maman tout à fait désirable, portant avec infiniment de grâce un attrayant embonpoint ; tirant de ses volumineux cheveux blonds, d’une teinte charmante, le parti le plus adroit ; n’ayant plus rien d’une béate humoriste ; mais bien plutôt déployant, dans tout son extérieur, le charme de la coquetterie dirigée par le bon goût ! Il n’existait pourtant plus rien de tout cela quand je partis. Par quel prodige, encore une fois, Sylvina s’était-elle en quelque façons reproduite ? À travers ces pensées il ne pouvait manquer de me venir celle-ci : « Madame de Folaise, en dépit de ses trente-huit ans bien échus, doit être encore une excellente jouissance.

« À peine eûmes-nous fait deux tours dans le jardin, que le merveilleux abbé (qui vraisemblablement n’avait pas été renvoyé le matin sans avoir reçu la consigne pour le soir) se trouva là fort à propos. Dispensez-moi des détails d’une présentation réciproque qui nous occupa plus de six minutes, debout, en groupe au milieu d’une allée ; je vous épargne aussi toutes les belles choses que dirent les dames pour nous provoquer à la sympathie, caquetant avec tant de bruit et de vivacité, que, dans un lieu moins solitaire, on aurait bien pu nous régaler de quelque huée.

« L’abbé de Saint-Lubin… (Ici je haussai les épaules.) Vous connaissez donc celui de qui je vais avoir l’honneur de vous parler ? — Beaucoup : allez votre chemin.

« L’abbé me plut infiniment par un certain air de franchise et de gaîté qui me parut être l’âme de sa physionomie. Je démêlais fort bien qu’il était un peu gâté par tout ce monde-là, mais il ne se montrait pas infatué de tant de faveur. Sa politesse à mon égard était d’un assez bon genre, et je ne trouvais rien de répugnant à penser que, puisqu’on le distinguait dans la maison de madame de Folaise, il serait possible que je me liasse avec lui. Je fus confirmé dans cette idée quand une certaine pantomime assez fine, que je surprenais entre la demoiselle et lui, m’eut assuré qu’ils étaient bien ensemble et que probablement il ne ferait point un obstacle pour qui aurait la fantaisie de courtiser un peu Sylvina. — Voilà bien, interrompis-je, la politique d’un vrai novice ! Eh ! mon cher Monrose, y eut-il jamais de l’obstacle auprès de madame de Folaise ! Croyez-vous que les années puissent corriger une femme des gaillardes inclinations que nous connaissons si bien à celle-ci ! À quoi bon cette matrone se serait-elle, avec tant de soin, appliquée à rajeunir, comme vous l’avez très-judicieusement observé, si ce n’était que, dominée de la passion des hommes, elle a fait vœu de les agacer tous et de ne s’en refuser aucun ! — J’ai pu l’apprendre bien peu de moments après celui dont je vous parle : mais enfin, j’eus ce petit mouvement de jalousie et je n’ai pas voulu vous le dissimuler,

« Soit que le président eût aussi remarqué le jeu de mines dont je m’étais aperçu, soit que la seule présence d’un concurrent en fait de mérite l’eût à l’instant déterminé, cet homme, si sémillant un moment avant la rencontre de l’abbé, se rembrunit et parut se souvenir tout à coup d’un rendez-vous donné, disait-il, depuis trois jours à une plaideuse intéressante qu’il ne pouvait négliger sans la mortifier. Il fausse donc compagnie et se retire gravement, laissant, comme un sot, son rival en possession du bras féminin auquel il vient de renoncer par humeur. « Je suis bien malheureuse, me dit d’un ton de confidence et tout bas madame de Folaise peu satisfaite. On a beau faire, on ne vient point à bout de concilier certains esprits. Le président et l’abbé, tous deux aimables, tous deux très-bien reçus chez moi, sont comme le rhinocéros et l’éléphant ! Il est impossible de les posséder ensemble en petit comité. J’en suis désolée. Autrement j’aurais engagé celui qui nous quitte à souper aussi ce soir avec nous, car vous me donnez apparemment, chevalier, ma revanche de ce matin ? » Puis, sans attendre ma réponse… « L’abbé, vous êtes libre sans doute ? — Tout à fait à vos ordres. — Et vous, ma bonne amie (à la grosse dame) ? — Au désespoir, ma chère baronne : j’ai du monde chez moi ce soir, et j’emmène monsieur (son vieux chaperon). — Tant mieux ! me dit alors Sylvina, en me serrant la main et très-bas ; nous ne serons que nous quatre, cela sera plus gai. » Son voluptueux sourire fut en même temps accompagné d’un regard si brûlant, que je me dis soudain : « Quel dommage que de ces deux yeux, non moins jolis qu’électriques, l’un ait été la victime de cette petite vérole ! » Plus j’y faisais attention, plus il me semblait que les vestiges de l’affreuse maladie, assez visibles à la vérité, ne nuisaient cependant presque point au charme de la plus agaçante physionomie… — Allons, dis-je à Monrose, me voilà bien préparée à vous voir entreprendre, auprès de madame de Folaise, tout ce que peut un homme fort amoureux ! »



CHAPITRE XII

PARTIE FINE. CHANSON. PANTOMIME.
CULBUTE


C’est Monrose qui continue de parler. « Le souper fut excellent : la conversation, toujours gaie, devint, par degrés, gaillarde et bientôt grivoise à m’étonner. La demoiselle, qu’à table on avait commencé de nommer Adélaïde, n’était rien moins que réservée dans ses propos : loin de là, l’air plus que connaisseur dont elle souriait aux bons endroits des plus fortes gravelures, était un sûr indice de certaine théorie qu’on ne possède pas ordinairement à ce point sans s’être permis aussi quelque peu de pratique. Quant à M. de Saint-Lubin, on ne pouvait s’y méprendre, c’était un garnement : capable de boire comme un moine sans compromettre sa raison, il provoquait nos dames, qui n’osaient lui désobéir. J’étais un peu plus sur mes gardes. Il chanta : Bacchus fut d’abord honoré dans quelques madrigaux. Mais Vénus fut à son tour bien autrement célébrée. Une gaze si déchirée voilait les nombreuses polissonneries qui se succédèrent dans la bouche du profane abbé, que j’admirais le courage de ces dames à l’entendre. Mais je sus enfin à qui j’avais affaire quand mademoiselle Adélaïde, qui par bonheur chantait mieux qu’elle ne jouait du piano forte, se mit de la partie et nous donna des strophes !… Celles-ci ne le cédaient point, je vous jure, à celles de l’autre répertoire. Madame de Folaise était enchantée et buvait d’autant. « Avouez, chevalier, qu’ils sont charmants ! me disait-elle, jouant en même temps des pieds par-dessous la table… Ah ! j’y pense à propos, ma chère Adélaïde. Chantez-nous ce couplet de l’autre jour… où il y a… qu’un homme est fort… du regret… du plaisir… Vous entendrez cela, chevalier ?… Unique !… derrière un paravent… l’illusion est complète : » Je ne comprenais rien à ce vrai galimatias, sinon que madame de Folaise pouvait avoir assez bu pour que sa tête n’y fût plus.

« Cependant Adélaïde, en fille aguerrie, ne se le fait pas dire deux fois. Elle passe derrière le paravent ; l’abbé, d’un air folâtre, se met en devoir de l’y suivre. Elle a l’air de s’y opposer : il insiste, on croirait qu’elle va se fâcher. « Allons, l’abbé, disait madame de Folaise, en ce moment bien dupe, point de folie : laissez Adélaïde ; ne la contrariez pas. » Pourquoi donc en même temps s’éclipsent-ils tous deux ? Presque aussitôt on entend cette demoiselle, tout à l’heure si farouche, chanter avec une bien différente expression :

                                      (Monrose chante.)
Laisse-moi goûter le délire
Où me jette un si doux transport.
Souffre qu’un instant je respire :
Non… suspends… dieux ! qu’un homme est fort !

                                      (Plus tendrement.)
Je ne sais ce que je désire :
Je veux… et ne veux pas mourir.

                                      (Vif accent.)
Ah !… c’en est fait… je sens… j’expire.
Et de regret et de plaisir…

                                      (Plus lent et coupé.)
Et de regret… regret… et de plai…sir.


« Bravo ! chevalier, dis-je en l’applaudissant ; je ne vous connaissais pas à ce point la méthode et le goût dont vous venez de faire preuve.

« — Ma chère Félicia, continua le musicien d’un air modeste et glissant sur mon éloge, il est bon de vous dire qu’aussitôt tête à tête avec moi, vu l’invisibilité des deux autres personnages, madame de Folaise avait eu la gaîté de passer sur mes genoux, pour me donner plus commodément des baisers de la plus vive espèce… Ah ! c’en est fait ! était un bis ; mais au mot j’expire…

                                                      … Patatras[18]
Avec un fort grand bruit voilà le meuble à bas.

— Quel meuble ? — Le paravent qui, venant de notre côté briser une de ses feuilles sur le dossier des siéges abandonnés, nous découvre mademoiselle Adélaïde renversée avec sa chaise, les jambes en l’air et franchie par l’abbé, qui venait de culbuter par-dessus elle. M. de Saint-Lubin, dans la position heureuse d’un amant qui mettait en action ce qu’on nous avait chanté, s’était maladroitement écarté de la perpendiculaire : de ses mains opposées pour se retenir, il avait poussé le paravent, qui, trop faible pour résister à la masse de deux personnes hors d’équilibre, venait de se renverser avec elles. La chanteuse, écartée comme on conçoit qu’elle ne pouvait manquer de l’être, montrait en plein tout ce qui pouvait la compromettre,

5.  

excepté son visage, dont la vraisemblable rougeur se trouvait heureusement voilée par le linge, fort déployé, de son indécent accompagnateur.

Monrose, 1871, Figure Tome 1 page 53
Monrose, 1871, Figure Tome 1 page 53

« Quelque contrariant que devînt pour madame de Folaise elle-même cet étonnant coup de théâtre qui la forçait à retirer ses mains d’un poste dont les vapeurs du vin pouvaient seules lui avoir donné la hardiesse de s’emparer, cette bonne dame ne put s’empêcher et de rire de l’originalité du cas, et de courir aider son incontinente amie ; cachant d’abord le mieux qu’elle put l’objet pécheur que nous montrait si bien mademoiselle Adélaïde, elle lui rendit encore le service de la relever, tandis que l’abbé, pour ne pas ajouter à l’indécence du tableau, gagnait à quatre pattes le dessous de la table. Je devins utile à mon tour, en remettant sur pied le paravent invalide.

« C’est pourtant un peu fort ! dit enfin, avec un faux sérieux et s’adressant aux deux coupables, madame de Folaise, quand le dégât fut à peu près réparé ; des libertés de ce genre chez une femme de ma sorte ! et lorsque j’y reçois mon cousin ! — Monsieur le chevalier, dit pour toute justification l’abbé, qui s’apercevait chez moi de certain désordre, vous avez fait apparemment quelque effort en vous occupant de nous : vous auriez aussi besoin de vous rajuster ! » Madame de Folaise, après cette épigramme que ses douces manières m’avaient tout de bon méritée, aurait eu mauvaise grâce à jouer plus longtemps la dignité. « Allons, mademoiselle, continua Saint-Lubin avec l’effronterie d’un sous-lieutenant, allons passer l’éponge là-dessus, et nous reviendrons faire, aux pieds de madame, une humble amende honorable. » À ces mots, il disparaît avec Adélaïde, riant sous cape. Un moment après nous les revoyons aussi sereins que s’il ne leur fut rien arrivé. »



CHAPITRE XIII

TRIOMPHE DE NATURE. JEUNESSE ET SANTÉ


C’est toujours Monrose qui parle, ami lecteur. « Minuit sonnait : l’abbé savait que madame de Folaise, qui se piquait de beaucoup d’ordre dans sa maison, ne veillait pas plus tard ; il se mit donc en devoir de sortir après m’avoir demandé très-poliment la permission de venir bientôt me faire visite. Je voulais aussi me retirer, et j’offrais même à l’abbé de le jeter à sa porte. « Non, non, chevalier, interrompit vivement madame de Folaise ; vous resterez, s’il vous plaît, un moment de plus, ayant à causer ensemble de nos affaires de famille. » Saint-Lubin tira sa révérence ; Adélaïde logeait dans la maison : d’après ce qu’elle venait d’entendre, son rôle était de nous laisser seuls.

« Imaginez alors, ma chère Félicia, la femme la plus tendre, la plus enflammée, se jetant dans mes bras et me dévorant de baisers : le marbre n’aurait pu, sans s’échauffer, recevoir d’aussi brûlantes caresses. « Pardonne, disait-elle, mais, ensorcelée de toi, je m’efforcerais en vain de paraître moins folle. Viens, bel ange (en rougissant : il faut bien vous répéter ses mots), viens donner une nuit de parfait bonheur à celle que poignarderait ton refus… » « — Je vous connais, interrompis-je, madame de Folaise ne sera point poignardée ! » Il sourit et continua :

« Au bruit de la sonnette, paraît un grand pendard de laquais. — Ah ! parlez avec plus de révérence de mons Milon, qui passe pour être aussi beaucoup de la famille : allez. « Qu’on prépare, lui dit sa maîtresse, un lit à mon cousin, dans le petit appartement… Je veux un demi-bain… Qu’on soit diligent… Lise, pour me déshabiller… Les gens de mon cousin, pour prendre ses ordres… » À l’air avec lequel je vis le laquais se retirer, à celui de la matoise femme de chambre, quand elle entra, je compris que ma chance n’était point, pour ces gens-là, quelque chose de neuf, et que plus d’un cousin à ma manière avait sans doute habité le petit appartement pour la même aventure qui m’était destinée. Je reconnus pleinement la vérité de cette conjecture, lorsque, dans mon nouveau domicile, je trouvai tout le nécessaire de nuit présenté par un intelligent grison, qui mettait de l’amour-propre à ce que, renvoyant mon monde avec la voiture, je voulusse bien agréer son seul ministère.

« Il pouvait y avoir environ une demi-heure que j’étais, sans lumière, étendu dans un lit, plus commode, il est vrai, pour veiller agréablement que pour dormir, lorsque, ma porte venant à s’ouvrir, je vis paraître Sylvina galamment coiffée de nuit, mais du reste totalement nue. Elle tenait, d’une main, une chemise ployée, et de l’autre un bougeoir. Son entrée m’avait offert la vue de toutes ses beautés de face ; le soin qu’elle eut de bien fermer après elle, me mit également en confidence de toutes celles de revers. Tout cela, je l’avoue, me parut étrangement conservé, et produisit sur mon ardente imagination l’heureux effet qu’on devait s’être promis de ce raffinement de coquetterie. À l’instant les flambeaux, les bras, les girandoles, tout est éclairé. Moins sûre du pouvoir de ses charmes, madame de Folaise les aurait-elle exposés au danger d’une si grande lumière ?

« Elle vient enfin à moi, brûlante et légèrement colorée, de la tête aux pieds, du vif incarnat de la lubricité touchant au moment du plaisir. « Monrose, dit-elle, je n’ai pas voulu te vendre chat en poche. Je me connais et sais trop bien que d’après mon pauvre visage, un peu disgracié, l’on pourrait supposer que le reste n’est pas plus digne de l’attention de ton sexe ; mais, vois, touche, mon amour… » Je voyais, touchais et baisais même avec un appétit inexprimable. Au plus léger mouvement qui l’assure que je vais répondre de toute mon âme à l’ardeur de son désir, elle s’élance sur le lit avec la vivacité de la plus agile danseuse de l’Opéra, m’étreint, m’enlace, frémit d’une tendre fureur et me fait partager les sublimes délices d’un moment qu’avait si bien préparé pour tous deux la magie combinée de l’illusion, du vin et de l’amour. »

Je ne voulus pas laisser remarquer au fripon certaine émotion que me faisait éprouver la chaleur de cette scène : il était très-capable de passer, sans dire gare, du récit à l’action ; je me hâtai donc de lui dire, affectant un peu de persifflage : « Si je vous demandais, monsieur, combien de fois vous vous prêtâtes à tempérer les fougueuses ardeurs de madame la baronne, vous feriez le modeste et n’oseriez vous vanter de la vérité ! Je suppose donc que, pour peu qu’il y eût de l’amour-propre sur jeu, vous voulûtes bien en user avec elle à peu près comme vous l’aviez fait avec moi ? — Vous permettiez, répondit-il, elle exigeait : trouvez donc bon que, cette fois-ci, les bornes se soient un peu plus étendues. — L’extravagant ! interrompis-je, tout de bon courroucée de voir qu’un être de cette perfection avait pu devenir la dupe d’une femme de trente-huit ans, furieuse surtout contre cette Sylvina, qui me semblait être bien criminelle de mettre de la sorte un trop complaisant jeune homme à des épreuves capables de l’abîmer. Et combien donc, malheureux ? lui demandai-je avec humeur. — Neuf fois complètes je lui prouvai la haute opinion que j’avais de sa beauté. — Neuf fois ! m’écriai-je ; ne faudrait-il pas proscrire de la terre des vampires de cette inhumanité ! Poursuivez. — Je vais donc augmenter votre humeur et m’attirer de nouvelles invectives. »



CHAPITRE XIV

IL AVAIT LE DIABLE AU CORPS


« Huit heures sonnaient, dit-il, et nous étions encore sur le lit, quand madame de Folaise, soit excès de catinisme, d’amour-propre ou d’amitié, fit prier mademoiselle Adélaïde de descendre auprès de nous. Pendant qu’on faisait ce message, Sylvina, qui m’en voyait fort étonné, trouva bon de m’expliquer ainsi son idée : « Ne m’en veux pas, mon cher Monrose, d’un acte de vanité que semble me reprocher ta surprise. Elle cessera quand je t’aurai dit qu’Adélaïde, dont tu ne peux présumer le prodigieux mérite, est une autre moi-même. C’est un homme essentiel sous l’apparence d’une femme pourvue de mille agréments. Nous nous aimons à la folie : j’ai le bonheur de lui être fort utile par les avantages que la fortune me donne sur elle, très-injustement accablée de ses coups ; mais elle m’est plus utile mille fois, par ses soins sans prix, par son attachement à toute épreuve et par la désirable perfection de sa beauté… »

« Sa beauté ! je n’avais vu que des traits d’un agrément ordinaire. La taille était à la vérité distinguée, mais la peau me semblait un peu plus brune que de raison… Pendant que je me retraçais ces détails, mademoiselle Adélaïde se montre à peine vêtue, jambes nues et, pour ainsi dire, prête à tout événement. Croyez-vous qu’elle va paraître interdite de voir un homme aux côtés de son amie ? qu’elle va rougir de l’idée dont un tête-à-tête aussi défini ne peut manquer d’effaroucher la pudeur d’une demoiselle ? Point du tout : d’un pas délibéré, ce féminin esprit-fort s’avance vers le lit : « Viens, viens, mon incomparable ! dit en lui tendant amoureusement les bras madame de Folaise, qui semble retrouver dans le charme de cette visite tous les feux que je croyais avoir amortis ; viens admirer le trésor que possède ton amie, et prendre quelque idée de la perfection possible d’un mortel ! »

« Cette belle tirade n’était point encore achevée, que déjà toute ma personne était à découvert. Heureusement certain objet, variable de sa nature, se trouvait encore dans un état qui ne prêtait nullement à l’épigramme. C’est le premier sur lequel l’imperturbable Adélaïde jette un regard connaisseur et fixe. De là, ses yeux se promènent partout avec curiosité. Madame de Folaise vante la douceur de ma peau ; l’amie touche tout ce qu’on lui désigne, et d’elle-même, pour le coup, elle a l’effronté courage de saisir… ce dont, pour approcher, une femme ordinaire attend du moins qu’on l’en ait un peu pressée… Je rougirai toute ma vie de ce que je vais vous dire, ma chère comtesse, mais l’excessive dévergonderie d’Adélaïde, au lieu de me glacer pour cette impudente créature, m’enflamme au contraire et me livre soudain à la plus capricieuse tentation. « Parbleu ! mademoiselle, lui dis-je avec une galante affectation d’humeur, il y aurait, ce me semble, un moyen plus flatteur pour moi d’interroger ce dont vous me faites la faveur de vous occuper. — Ah ! que c’est bien dit ! s’écrie aussitôt Sylvina, se hâtant de faire une grande place. Il faut, chevalier, qu’elle y passe, pour lui apprendre à ne pas douter une autre fois du simple témoignage de la vue. Happe-moi-la ! Bien : point de grâce ! — On le veut donc tout de bon ! repart l’aguerrie libertine ; eh bien ! me voici. » En même temps tombe à ses pieds le peu de bazin et de toile qui la couvrait ; elle s’élance dans l’arène, et se mettant savamment en garde, l’intrépide championne me fait voir à qui parler.

« Madame de Folaise n’avait pas tout à fait tort. Le corps d’Adélaïde était un vrai chef-d’œuvre. Ce brun embonpoint, par son élastique fermeté, me prouvait pour le coup qu’il manquait du moins cette perfection à la blanche mais demi-flasque baronne. Mon destin, dans cette aventure, était de marcher de surprise en sur prise. J’eus celle de trouver, sous une épaisse décoration qui n’était pas nouvelle à mes yeux, vu la culbute de la veille, un si charmant et si rare obstacle à la fougue de mes désirs, que je commençai tout de bon à me sentir très-reconnaissant envers Sylvina pour le cadeau qu’elle me faisait, et dont, en effet, j’avais été bien loin de deviner tout le prix. Quelle sublime jouteuse que cette Adélaïde ! quelle vivacité ! quelle chaleur ! quel rage de plaisir !… — Et madame de Folaise, interrompis-je, comment prenait-elle la chose ? car, entre nous, la chère dame est connue pour être un peu jalouse. Je gage que, malgré son invitation, elle eût trouvé très-bon que vous n’eussiez point eu la trop obéissante Adélaïde ! — Vous êtes dans l’erreur, ma chère comtesse : Sylvina, ou corrigée avec le temps, ou peut-être moins délicate qu’autrefois, loin de montrer de la jalousie, semblait au contraire jouir de notre bonheur ; elle donnait son attention aux moindres détails, nous caressait des mots les plus charmants, avait l’œil et la main partout, s’occupait en même temps un peu d’elle-même, et paraissait heureuse autant que nous.

Monrose, 1871, Figure Tome 1 page 65
Monrose, 1871, Figure Tome 1 page 65

« Comme en dépit d’une nuit assez laborieuse, mon début avec la savoureuse Adélaïde avait été bref à proportion de sa vivacité, je crus devoir donner à cette connaisseuse une meilleure opinion de mes moyens : Sylvina me paraissait femme à tout pardonner. Après quelques minutes de repos (qui ne l’avait été que pour moi, car ces dames s’étaient amusées à me donner une scène de tendresse mutuelle, d’un genre dont je n’avais aucune idée alors), je risquai de reprendre mademoiselle Adélaïde, et lui prouvai, plus agréablement encore pour elle-même, que faire vite, en pareil cas, ne signifie pas toujours, comme certaines gens le supposent, le défaut de moyens de faire autrement.

« Un déjeuner canonial, dont j’avais grand besoin, suivit ces ébats ; après quoi, l’on me laissa libre. Ces dames avaient exigé de moi deux choses : l’une, que je serais discret, surtout à cause d’Adélaïde, que la baronne était en train de marier avec l’aimable président dont j’ai parlé ; l’autre, que je viendrais bientôt recommencer, si le cœur m’en disait, nos lascives extravagances. À l’égard de la discrétion, la parole que je donnai fut sincère ; quant au prompt retour, je mis, je vous l’avoue, plus de civilité que de franchise à les en assurer.

« Rentré chez moi, je délibérais si je me mettrais au lit pour quelques heures, ou si je resterais debout ; mais on m’annonça la visite de l’abbé. Pour lors, le besoin de dormir fit place à celui d’étudier cet agréable original, et de m’instruire, par lui, de ce qui pouvait me faire mieux connaître madame de Folaise, Adélaïde et leur semi-bourgeoise société. »



CHAPITRE XV

MÉDISANCES DE L’ABBÉ, TOUJOURS CONTÉES
PAR MONROSE


« Après les civilités d’usage, entre personnes de très-nouvelle connaissance, le premier texte de Saint-Lubin fut les excuses qu’il croyait me devoir pour ce qui s’était passé la veille derrière le paravent « Dans un sens, dit-il, ce petit scandale m’a fait de la peine, car il vous a donné, de la chère Adélaïde, une assez mauvaise opinion. D’un autre côté pourtant, je n’ai pas été fâché que cette scène gaillarde (à laquelle vous faisiez bien un pendant avec la baronne ?) abrégeât entre vous et moi le cérémonial, et nous apprît mutuellement que nous sommes sujets aux mêmes faiblesses. (Je souriais.) Vous ne savez pas, continua-t-il, dans quel guêpier vous êtes tombé !… »

« Je fus enchanté de le voir entamer ainsi de lui-même le sujet sur lequel je m’étais justement proposé de le pousser. « Pour peu que vous soyez enclin, chevalier, à répondre aux avances des femmes, vous ne sortirez pas comme vous voudrez des pattes de mesdames de Folaise, de Montchaud, de Brisamant, de Vauxcreux, etc., solidaires associées qui sont dans l’usage de se passer de main en main les hommes tombés dans l’un ou l’antre filet. Ce sont au fond d’excellentes femmes, à qui l’habitude de s’ébattre ne laisse pas un moment pour les méchancetés. Une qualité surtout (mais qui doit être de peu de considération pour vous, riche, dit-on), c’est qu’elles ont l’admirable, et de nos jours trop rare usage, de payer leurs galants. Quant à moi, possesseur pour tout bien d’un chétif prieuré, j’avoue que je prise fort cet utile statut de leur lubrique confrérie, et que, tout comme un autre, je mets, au besoin, les bonnes sœurs à contribution… Que la corvée serait douce si toutes ressemblaient à votre délectable cousine ! Elle est sans contredit la plus belle, donne le plus de plaisir, et paie le mieux ! C’est, malheureusement pour moi, celle pour qui j’ai le moins à faire. — C’est apparemment mademoiselle Adélaïde qui… — Bonté de Dieu ! qu’allez-vous soupçonner ! Vous seriez peut-être assez bon pour imaginer qu’il y aurait entre cette demoiselle et moi quelque liaison de cœur ? — Qui ne le croirait ! — Daignez m’entendre. Vous inspirez tant de confiance, monsieur le chevalier, et d’ailleurs vous avez déjà vu quelque chose de si positif, qu’il serait bien inutile d’exalter devant vous l’être bizarre avec lequel je m’abattis hier. Sachez donc, monsieur, ce qu’est Adélaïde. Bien née, bien élevée, mais pauvre comme un rat, elle fut recueillie par des bigotes qui l’ont placée, pour son édification, comme demoiselle de compagnie chez la baronne, je ne sais comment en demi-odeur de dévotion ; Adélaïde, pourtant, vit avec sa bienfaitrice à la manière de ces temps de caprice et de corruption ; du reste elle est bien, par le cœur, la plus insensible créature qu’il y ait au monde. Également incapable et d’amour et d’amitié, de même sans ambition, au surplus assez désintéressée, Adélaïde, pourvu qu’elle vive au jour le jour, et que son inimaginable tempérament trouve une surabondante pâture, se soucie peu avec quelles gens elle soit en liaison, quel séjour elle habite, quels hommes, quelles femmes fassent les frais de ses impurs amusements. Madame de Folaise, au cœur tendre et généreux, aux sens doucement effrénés, d’une candeur incurable, que maintient chez elle un esprit borné, peu pénétrant, incapable d’observer et de réfléchir, madame de Folaise est ivre d’Adélaïde, dont, à leur commerce intime près, elle est complétement la dupe. Elle voudrait marier cette fille avec ce robin-mirliflor d’hier, qui me fit l’honneur de fuir à mon approche. Le président Blandin est riche, vain, faux bel-esprit, infatué de sa figure fade et guindée, orgueilleux d’une charge de moyen ordre, mais qui l’élève infiniment, vu la bassesse publique de son origine ; au surplus, bouffi de ses petits talents, et divinisé dans quelques cercles dénués de lumières et de goût. Adélaïde n’aurait, sans contredit, rien de mieux à faire que d’empaumer cet épouseur, beaucoup trop bon pour elle. On ne lui demande que de dire une seule fois au président : « Je vous aime ! » Présomptueux et badaud comme il l’est, c’en serait assez pour qu’il conduisît le lendemain sa nymphe au pied de l’autel… Point du tout, cette rude philosophe, qui sait s’accommoder aussi bien, pour ses plaisirs, d’un malotru que du plus galant homme, n’a pas l’instinct d’user du plus simple artifice pour faire fortune par un sot, d’ailleurs estimable, et qui vaut mille de ceux qu’elle a favorisés ! Par sa faute, le président est jaloux : cet homme est sentimental ; Adélaïde, impudente ; il la croit sage, mais coquette ; il suppose (excepté lui) tout le monde aimé d’Adélaïde : elle a tout le monde, et bien sûrement elle n’aime qui que ce soit. »



CHAPITRE XVI

SUITE DES PORTRAITS. VÉRITABLE OBJET DE
LA VISITE


« Ô ma chère Félicia, poursuivit mon conteur, comme tout cela m’humiliait ! quelles fieffées catins avaient fait, la veille, mon bonheur suprême ! « Et qui est-ce, demandai-je à Saint-Lubin, que cette grosse dame ? — La veuve, autant vaut, d’un payeur des rentes agonisant, répondit l’abbé, madame Popinel, avec qui, par parenthèse, nous espérons bien de vous marier le lendemain de l’enterrement. — Me marier, moi ! — Sans doute : on savait que vous étiez de retour d’outre-mer depuis une semaine ; tout ce qui vous concernait, dès avant votre départ pour l’Amérique, avait été conté comme un roman ; écoutez : vous étiez délicat alors, mais vous promettiez ; vous deviez avoir acquis pendant votre absence, et, si le métier de la guerre ne vous avait pas méfait, vous deviez être un charmant cavalier. — Pourquoi ne vous voyait-on point ? — Parce que probablement l’ancienne concurrence et la jalousie de certaine comtesse

— Ah ! me voici ! interrompis-je ; ainsi je me trouvais honorée, bien à mon insu, d’un personnage dans les entretiens de société de mesdames de Folaise et de Popinel ! Voyons.

« Saint-Lubin ajouta que cette comtesse (sans vous nommer) m’avait subito conduit à la campagne, me chambrait, en un mot, afin que du moins cette fois aucune autre femme ne me fît la première impression. — Fort bien !

« D’après ces détails, ma chère Félicia, je ne pouvais douter que la commère Sylvina n’eût beaucoup babillé et ne m’eût mis dans le cas de paraître au milieu de son cercle comme une espèce d’animal curieux : j’avais peine à contraindre extérieurement l’humeur que me donnaient d’aussi déplaisantes confidences.

« Ainsi, demandai-je sérieusement à Saint-Lubin, on songe à me faire épouser la dame Popinel ? — Certainement : vous n’aurez pas du neuf, du joli, mais c’est une succulente maman, malgré sa quarantaine ; d’ailleurs la meilleure diablesse du monde, et qui donnerait jusqu’à sa dernière chemise pour reconnaître un bon procédé. Ce qu’il y a d’essentiel à citer en sa faveur, c’est qu’elle va se trouver légataire universelle de six cent mille livres, en vertu d’une bonne donation entre-vifs, bien légale. Il y a, je crois, peu de jeunes colonels à qui ce renfort de finance ne parût digne de quelque attention. — Et les hommes d’hier ? — Le sourd est un ancien enthousiaste de musique française, qui pendant un demi-siècle n’a pas manqué un opéra, ni un concert spirituel, ni une messe à grand orchestre : aussi est-il ce que vous l’avez vu. — Les ecclésiastiques ? — Des locataires du troisième de l’hôtel, garniture de la table, le jour des douze couverts. — Les militaires ? — Le boiteux est un sigisbée de madame la payeuse de rentes ; il a payé, lui, tant qu’il a pu les arrérages : la bonne dame l’entretient maintenant pro Deo. L’autre est un gazetier parasite qui pourrait bien être, à petit bruit, un espion public. — Le cordelier ? — Un cordelier à table, au lit ; la pièce de bœuf de la baronne et de son amie. Sa révérence jouit chez ces dames des grandes et des petites entrées, à titre de confesseur. »

Je ne pus m’empêcher d’interrompre ici Monrose et de m’écrier : « Ainsi, toujours la même, ma pauvre Sylvina ! »

« Ma curiosité pleinement satisfaite (c’est Monrose qui continue), j’aurais bien désiré que Saint-Lubin me laissât seul ; mais il avait, pour son compte, un autre chapitre à traiter, et ce n’était pas sans un propre intérêt qu’il avait mis tant d’empressement à me faire visite.

« Vous voilà bien au fait, monsieur, dit-il en approchant avec un peu plus de familiarité son siége du mien ; mais ne me compromettez pas. « Pourquoi, pourriez-vous me dire, un inconnu s’est-il mis de la sorte en frais d’éclaircissements qu’on ne lui demandait point ? » Je vous répondrais, chevalier, que je me suis senti soudain pour vous un… je ne sais quoi de favorable, d’attirant, qui ne m’a pas permis de vous laisser en danger d’essuyer des disgrâces inévitables pour vous, à moins du fil tutélaire que je viens de vous donner et qui vous guidera sûrement à travers le dédale de catinisme où nous avons fait connaissance. Ayez madame de Folaise, ou, pour dire mieux (il souriait), causez quelquefois ensemble de vos intérêts de famille ; fort bien, mais tâchez de lui être assez précieux pour qu’elle ne soit pas tentée de vous mettre en circulation ; autrement vous tombez dans un abîme. Adélaïde ?… vous l’aurez quand vous voudrez[19], chez son amie, chez vous, chez moi. Si jamais vous vous trouvez seul avec elle, donnez-vous-la, sans dire gare, comme on prend une prise de tabac dans la première boîte qui peut s’ouvrir ; mais point d’arrangement avec elle ; vous seriez au blanc au bout de huit jours, et elle ne vous en aimerait pas davantage… Parlons maintenant à cœur ouvert. Cette obscure société n’est nullement votre fait, mon cher ; votre âge, votre état, ce que vous êtes, en un mot, vous appelle a des succès d’une tout autre importance… Eh bien ! chevalier, c’est à moi que vous les devrez ; c’est moi qui veux vous mettre à votre véritable place. Touchez là ! (Je ne revenais pas de mon étonnement.) Voulez-vous vous trouver demain aux Italiens, aux secondes loges no 4, côté du roi ? — Demain… je ne pourrai pas. (J’aurais pu cependant.) — Après-demain donc ? — À la bonne heure ! — Eh bien ! au même spectacle, même rang, mais de l’autre côté, no 7, vous me verrez ; il y aura pour vous une place gardée. — Puis-je savoir ?… — Ne vous embarrassez pas du reste… Que Saint-Lubin soit le plus fieffé maraud de Paris si vous ne faites pas à ce spectacle des connaissances délicieuses, dont vous m’aurez d’éternelles obligations. (Il se lève.) Après-demain ? — Je serai exact. — Prenez note, de peur d’oublier : Italiens, secondes, côté de la reine, no 7. — Cela est entendu. — Serviteur. »



CHAPITRE XVII

SERVICES RÉCOMPENSÉS. MATINÉES
DE SYLVINA


« Débarrassé de l’abbé (continua mon neveu), je sortis pour quelques emplettes. D’anciens camarades de la maison du roi, qui se trouvaient au Petit-Dunkerque[20], m’emmenèrent… — Chez des filles ? interrompis-je. — Point du tout, chère comtesse ; à la Râpée, où nous mangeâmes une matelote ; ensuite aux boulevards, d’où, après un petit spectacle, nous vînmes faire au Palais-Royal un souper totalement masculin. Vous chercheriez vainement à mordre, car à minuit j’étais de retour. — À la bonne heure ! Poursuivez.

« Pendant qu’on arrangeait mes cheveux, votre cocher monta. « Monsieur, me dit-il, voudra bien sans doute, avant de se coucher, venir voir les chevaux qu’on a conduits ici pour lui ? — Des chevaux pour moi ! que voulez-vous dire ? — Les chevaux que M. le chevalier a fait acheter chez Rossmann, et que cet homme a pris la peine lui-même d’amener ici. — Quel conte me faites-vous là ? — Je ne sais si c’est un conte, mais je sais fort bien que j’ai dans mon écurie deux jolis chevaux pour M. de Kerlandec et que j’en ai donné mon reçu. — À la bonne heure ! Mais comme je meurs de sommeil, et qu’on verra probablement demain que les chevaux ne sont nullement pour moi… — Tant pis, monsieur, car ils sont charmants, jeunes et, je crois, excellents, quoique la réputation du maquignon ne fleure pas comme baume. — Je ne descendrai pas : bonsoir. »

« Cependant ces chevaux donnaient de la tablature à mon esprit. Je pensai d’abord que ce pouvait être une galanterie de votre part « Mais, me disais-je aussitôt, à quoi bon Félicia me donnerait-elle, en propriété, des chevaux, quand elle me permet de disposer de tous ceux qu’elle a ? Cependant je suis peut-être le seul au monde qui se nomme de Kerlandec… et je ne connais encore presque personne à Paris… » Un sommeil bien nécessaire mit fin à mes calculs.

« Ce malentendu de chevaux n’aurait pourtant point eu lieu, si le suisse (qui ne m’avait pas vu rentrer, parce que j’avais passé par derrière avec ma clef) s’était du moins souvenu de remettre à Lebrun[21] un billet apporté pour moi vers le soir. C’était de madame de Folaise, qui très-galamment me priait « d’agréer des chevaux que je lui ferais plaisir de ruiner bien vite à venir, plutôt deux fois par jour qu’une, lui prouver mon attachement et recevoir les tendres protestations du sien ». Une bague de cheveux blonds en jarretière parfaitement tissue, liserée de cheveux noirs (que je ne pouvais méconnaître pour être du cru d’Adélaïde), était aussi, mais sans aucun avis, dans on coin du papier. Je ne pus m’empêcher de rire de l’idée que cette bague, nécessairement préparée d’avance, était peut-être la décoration d’une espèce d’ordre dont l’usage de ces dames serait d’honorer leurs communs chevaliers. Une carte à part m’invitait cérémoniellement à venir passer la soirée du surlendemain, du jour précisément où j’avais promis à Saint-Lubin de le joindre à la Comédie-Italienne.

« Comment faire ? à qui donner la préférence ? J’hésitai longtemps : là, j’ai promis ; un désir curieux me presse ; ici, je dois de la reconnaissance… Refuser les chevaux ?… Il n’eût pas fallu les recevoir. Les renvoyer ? Ce serait se brouiller… avec madame de Folaise ? mon cœur y répugnait trop ; avec Adélaïde ? ce m’eût été parfaitement égal !

« Enfin je me décidai ; avant l’heure où l’on vous fait jour, ma chère comtesse, je fis atteler les chevaux de présent, très-jolis en effet, et qui me transportèrent lestement chez la généreuse baronne. Elle ne comptait assurément pas sur moi si matin. Il était onze heures à peine.

« Il me convint d’attendre quelques minutes au salon. Pour lors, la dame parut, mais dans un négligé de saut-du-lit très-chiffonné, les cheveux en désordre, enluminée, palpitante… « Vous voyez, dit-elle, comme l’impatience de voir tout ce que j’aime, me fait sacrifier le petit intérêt de mon amour-propre ! » Par malheur, la porte qu’elle avait cru fermer, avait fait résistance ; je pus voir très-distinctement, dans une glace, le noir mannequin et la rubiconde face du révérend père confesseur, pliant boutique. La porte ne se refermait point ; mais Sylvina, bien éloignée de soupçonner que j’eusse pu rien voir dans l’autre pièce, demeurait tout à fait à son aise avec moi ; bientôt elle se mit à me traiter si bien, que je tremblais qu’il ne lui prit envie de commencer tout de suite à me faire payer l’intérêt des chevaux. L’idée du frappart, qui venait incontestablement d’en découdre avec elle, me donnait, pour la continuation de cette besogne, une si glaçante répugnance, que l’effet eût sans doute été quelque humiliant symptôme d’ingratitude. Mais j’en fus quitte pour la peur. Sylvina, jetant enfin un regard sur cette porte qui continuait de bâiller, rougit et balbutia, me demandant la permission de retourner sans façons à ses affaires. « Cependant, dit-elle très-bas, montez chez Adélaïde : vous ne pouvez vous en dispenser. Elle fait tant de cas de vous, que hier elle se désolait de ce que peut-être vous alliez conserver d’elle l’idée d’une fille. (J’eus bien de la peine à ne pas éclater de rire.) Allez, mon fils, dit-elle plus haut ; surprenez agréablement Adélaïde : on est à la coiffer… « (Cette circonstance seule pouvait m’y décider.) C’est la première porte à droite, au second. »



CHAPITRE XVIII

MONROSE N’EN EST PAS QUITTE


« Je monte lestement : prêt à frapper, j’entends en dedans une conversation familière. Un homme était derrière la porte et riait ; Adélaïde, dont la voix grave et sonore ne pouvait être méconnue, disait gaiement : « Pour aujourd’hui, passe ; mais songe à faire mieux demain. » La porte s’ouvre : un fort joli coiffeur, excessivement étonné de me trouver là, face à face, salue, me laisse passer, s’esquive et referme, tandis qu’Adélaïde, tournant le dos et s’enfonçant chez elle, chante en sautillant : « Pour une fois, c’n’est pas la peine, pour une fois… » Mes pas l’avisent enfin ; elle se retourne alors ; cette créature au front d’airain accourt à moi, me jette les bras, et m’entraîne sans mot dire jusqu’au fond de son boudoir. Ainsi le chat happe à l’improviste une imprudente souris qui paraît, pour son malheur, à portée de la griffe meurtrière.

« Ô disgrâce ! un frac bleu-dauphin délicieux, dont je donnais l’étrenne à cette fatale visite, est en deux minutes totalement déshonoré : excepté la seule porte du carré, fermée, toutes les autres sont ouvertes. N’importe ; je suis embrassé, surmonté, pressé, dévoré, pillé. Ce que j’avais éludé là-bas, ici devient inévitable ; sauvé de Charybde, il faut, pauvre diable, que je tombe dans Scylla ; mais à la lettre, ma chère comtesse, car cette même Adélaïde, qui la veille, sans sa résignation prématurée, aurait pu se donner pour une vierge, est aujourd’hui… Dieux ! quel abîme !

— Que vous méritiez bien tout ce qui vous est arrivé, dis-je en éclatant de rire. Tombe-t-on aussi, le matin, chez une Folaise, chez une Adélaïde, sans les avoir fait prévenir ! Le jour de votre première visite elles se trouvaient sous les armes, parce que vous étiez attendu. La baronne, dès qu’elle avait appris votre retour, s’était baignée, frottée, rafraîchie au-dedans, et récrépie au-dehors de la tête aux pieds ; mademoiselle Adélaïde, en sa qualité de célibataire, s’était aidée de tout ce qui sert à tromper un faux connaisseur : vous avez été complétement la dupe de leurs artificieux apprêts. Mais aujourd’hui vous revenez tout juste pendant que Sylvina est dans les bras de son confesseur ! N’ayez peur qu’elle vous provoque tout de bon à des ébats qui peut-être ne l’indemniseraient point de ce qu’elle perdrait ailleurs, car, soit dit sans vous désobliger, s’il est vrai que vous n’êtes pas un homme ordinaire, il ne l’est pas moins qu’un gris-bourdon est bien quelque chose d’extraordinaire aussi. Mais vous montez chez une Adélaïde tout juste encore comme elle est mécontente du faible service de son coiffeur ! ce qui rend ici la situation totalement différente. D’abord, elle ne vous veut apparemment pas assez de bien, et n’a pas avec vous assez d’amour-propre, pour qu’elle désire d’entretenir votre illusion. La première fois vous étiez nouveau. L’on savait très-bien qu’on serait appelée, qu’on vous aurait. On vous a donc servi le petit plat de façons. C’était pour vous alors ; maintenant c’est uniquement pour soi qu’on vous a. Le coiffeur n’avait fait qu’émoustiller ; vous arrivez tout à fait à propos pour terminer solidement ce dont le polisson n’avait fait qu’une imparfaite ébauche : tout cela, mon cher, est dans l’ordre.

« Vous devinez les choses, répliqua-t-il, précisément comme elles se sont passées, et comme j’ai été moi-même forcé de me les définir ; mais ce que vous n’auriez cependant pas prévu, c’est que madame de Folaise, je ne sais comment ravisée, et venue à pas de loup par un petit escalier intérieur, nous surprend, trouve sa luronne d’amie trottant grand train à l’anglaise sur moi, m’excitant à partager sa lubrique fureur, et s’évertuant à convertir mon pauvre frac en casaque de garçon perruquier. Mais, grands dieux ! que j’eus bien d’autres souillures à déplorer quand cette poste fut courue ! Un accident féminin s’était déclaré pendant la fête ! J’en avais partout : il plaisait à ces dévergondées de rire de ce dont j’étais furieux.

« Il n’y avait pas moyen de quitter cette maison, à moins d’être rhabillé. Je fis courir quelqu’un à l’hôtel afin de m’amener Lebrun avec tout ce qu’il faudrait pour changer des pieds à la tête. Cependant mademoiselle Adélaïde, pour me prouver qu’elle ne m’avait pas oublié depuis notre première passade, me fit cadeau de deux pièces de ruban pour mes croix.

« L’heure du dîner était arrivée avant que mon désordre fût entièrement réparé. Ces dames me persécutaient pour que je fisse le quatrième, à table, avec mon collègue, le révérendissime cordelier. Vous connaissez madame de Folaise, et savez qu’un très-long séjour à Paris n’a pu la corriger de sa provinciale importunité ? Je restai donc : une chère de dévote et d’excellents vins me consolèrent de mon immonde bonne fortune. Vers cinq heures il vint de la société. Je profitai de la conjoncture pour m’évader après avoir fait agréer, non sans beaucoup de peine, mes excuses de ne pouvoir figurer le lendemain à l’assemblée où l’on m’avait fait l’honneur de m’inviter. « Je ne sais pas, me disais-je en m’en allant, ce que pourront me coûter les chevaux ; mais, parbleu ! je me crois déjà plus que quitte avec mademoiselle Adélaïde, pour ses largesses ! »



CHAPITRE XIX

QUI PEINT L’IMPATIENCE, ET POURRA
LA CAUSER


« Vous allez, ma chère comtesse, rire sur nouveaux frais à mes dépens, quand vous saurez que je faisais assez de fond sur ce que m’avait promis Saint-Lubin, pour que je regrettasse tout de bon d’avoir, sans motif, reculé de tout un jour notre partie de spectacle. Le matin, que d’ennui ! l’après-midi, quel désœuvrement ! Le lendemain, plutôt éveillé qu’à l’ordinaire, quel effroi de la durée du jour ! quelle humeur ! quelle impatience !

« Sans penser à tout le ridicule qu’il y aurait à me présenter peut-être le premier pour me faire ouvrir une loge dont je ne connaissais que le numéro, cinq heures sonnant à peine, je partis de chez moi, me persuadant bien plutôt que j’étais en retard, et pouvais avoir perdu quelques instants d’une soirée précieuse.

« L’abbé, qui logeait à quatre pas de la salle des Italiens, me vit de son entresol, parut à la porte avant que mes informations fussent achevées, et vint me dire qu’il n’était pas temps encore que je descendisse de voiture. « Au surplus, vous êtes exact, observa-t-il, souriant avec épigramme ; mais modérez cette impatience, mon cher chevalier. Nous ne verrons pas nos dames de sitôt. — Comment ! répartis-je avec trouble ; serait-il survenu quelque obstacle ? — Non, non : calmez-vous. Leur usage est de n’arriver que vers le milieu de la première pièce ; jamais elles ne voyent finir la dernière. On aurait grandement le temps de faire un tour de boulevard. » J’eus vraisemblablement l’air de goûter peu cette proposition, puisque aussitôt, se ravisant, l’abbé reprit, avec encore plus d’espièglerie… « Pourtant non : je crois que nous ferons encore mieux d’aller attendre de pied ferme là-haut. »

« Il n’y avait encore ni spectateurs, ni lumière : c’était ce dont Saint-Lubin avait la malice de vouloir m’assurer ; j’en fus, à vrai dire, un peu confus, d’autant mieux que mon introducteur affectait de se tapir, comme s’il avait craint d’être pris pour un badaud par quelques freluquets qui lorgnaient du parterre.

« Après s’être assez amusé de ma sollicitude, tout en voyant le monde se répandre, en me nommant ceux-ci, en me faisant des contes sur ceux-là, mon égrillard me dit enfin : « Mais, chevalier, pour un homme qui paraissait si pressé de voir les personnes que nous attendons, vous marquez bien peu d’envie de savoir qui elles peuvent être ! » Cette question accrut encore mon embarras. J’avais été vingt fois sur le point de l’interroger, mais j’avais l’enfance de croire qu’il n’aurait pas aussi finement mesuré toute l’étendue de ma curiosité. « Je dois, lui répondis-je, supposer, d’après votre éloge, que nous verrons des dames fort aimables : qu’ai-je besoin d’en savoir plus ? — Il est bon cependant que je vous prévienne de ce qu’elles sont : n’allez pas vous croire ici avec des Adélaïde ! L’une, jeune blonde, est l’épouse d’un certain M. de Belmont, officier employé à Saint-Domingue, lieutenant du roi, je crois, commandant, quelque chose comme cela ; l’autre (elle est brune celle-ci), c’est madame de Floricourt, séparée d’un orang-outang qui végète en province, bon gentilhomme sans aucun lustre. Ces dames, à qui, d’après leur manière de vivre, on doit supposer de la fortune, sont à Paris sur un grand ton, sans prétendre cependant à la qualité. Vous verrez au surplus chez elles des gens de haut parage et, en tout, la meilleure compagnie[22] ; mais, en revanche, vous n’aurez pas l’agrément de vous y rencontrer avec des sourds et des confesseurs. Je suis peut-être le seul enfant perdu de Paris qui soit ancré dans cette société, composée de roués charmants et d’étrangers, moins aimables, qui, par leurs respects et leurs soins, rachètent l’ennui que procure parfois leur apathie ou leur gaucherie à singer les Français ; il vient aussi dans cette maison des gens à talents, des femmes intéressantes et d’un commerce fort agréable… À propos, je suis chargé de vous dire que nous soupons. — Chez ces dames ? — Assurément, c’est sans façons, dans un certain ordre, qu’on fait connaissance, et dès qu’on se convient, on sait abréger la marche des liaisons. — Mais, je n’ai nullement l’avantage d’être connu. — Connu, chevalier ! vous l’êtes parfaitement. Pourquoi dernièrement, au Luxembourg, étiez-vous si fort occupé de vos dames, que vous ne me vîtes pas en quitter d’autres pour venir me joindre à votre groupe ! — J’avoue que je n’ai rien vu. — Mais nous, nous voyions, et si vous ne fîtes à nous aucune attention, vous fûtes assez longtemps l’objet de la nôtre… »

« Alors, une fort belle conversation (qu’il suppose s’établir entre ces dames et lui), dont l’objet est de flatter excessivement mon amour-propre, en m’apprenant que ses amies, sachant qu’il allait faire connaissance avec moi sous les auspices de madame de Folaise, l’avaient expressément chargé de m’amener chez elles. De là ses avances et la visite que vous savez. « Vous êtes au fait de tout, continua-t-il ; arrangez-vous d’après cela. — Mais, monsieur, lui répliquai-je, à travers tous ces renseignements, vous avez omis quelque chose de bien essentiel. Ces dames sont-elles jolies ? — Je ne m’y connais pas, répondit-il avec une mine de crispin ; la pièce commence : écoutons. »

Mon homme alors paraît tout à la scène : il ne m’est plus possible d’arracher une parole de lui… Mortel ennui ! L’opéra-comique, quoique fort goûté, me semble pitoyable ; les applaudissements, les bravos, qui commençaient dès lors à se multiplier jusqu’à l’abus, m’impatientent, m’excèdent. On ne vient point ! Je commence à soupçonner Saint-Lubin de s’être moqué de moi… Retour fortuné ! J’entends dans la serrure le bruit d’une clef… Des voix angéliques demandent à l’ouvreuse s’il y a déjà quelqu’un dans la loge… De quelle douce et vive émotion mon cœur n’est-il pas agité ! »



CHAPITRE XX

SURPRISE. COUP DE SYMPATHIE


« Deux figures célestes, plus éclatantes encore de leurs attraits que de leur parure, la tête jonchée de plumes et de fleurs, brillantes de diamants, et répandant le parfum des plus suaves essences, s’introduisent dans la loge avec autant de grâce que de gaîté. Quelles tournures ! Dans les yeux de la brune (élancée), que de feu ! Dans ceux de la blonde (moins svelte et moins grande, mais aussi bien faite), quelle séduisante douceur ! Le sourire est sur leur bouche, les mots qu’elles prononcent sont mélodieux. Surprise enchanteresse dont l’imagination ne faisait pas tous les frais, quoiqu’elle embellît sans doute encore ce délicieux instant !

« Toutes deux, à l’envi, me disent des choses flatteuses en me parcourant de la tête aux pieds à m’intimider. L’abbé provoque un peu des remercîments badins, qu’il obtient à son tour pour s’être si bien acquitté de son message. Puis, tout à coup, afin sans doute que j’eusse le temps de surmonter un embarras visible et non moins flatteur pour ces beautés que les plus éloquents éloges, elles font semblant de s’intéresser infiniment à la scène. Un trait heureux entraîne le public. Elles aussitôt de s’écrier : « Ravissant ! inimitable ! » et d’applaudir à coups précipités sur leurs gants avec de superbes éventails qu’elles risquent de faire voler en éclats.

« J’étais aux cieux. « Des femmes aussi sensibles, me disais-je, et capables de saisir à ce point les beautés de la musique et des vers, doivent être douées d’une organisation bien parfaite ! Quelles âmes ! et que celui qui pourrait les intéresser serait heureux ! » — Holà ! chevalier, interrompis-je ; c’était sur toutes deux, à ce que je vois, que s’étendaient déjà vos vues ? Peste ! il ne faut que vous en montrer ! — J’avoue, répondit-il, que mon admiration les enveloppait tellement l’une et l’autre, qu’il m’était impossible de ne pas les adorer également…

« La toile tombe : c’est alors que mille questions me sont faites, des regards charmants prodigués, et que tant d’amabilité m’électrise enfin au point de me mettre, je crois, à l’unisson de leur agaçante folie. À mesure que je prenais (cela se voit si bien !), j’étais plus content de moi-même ; bientôt après, je ne pus plus douter qu’on ne le fût de moi.

« La seconde pièce avait à peine interrompu notre galant entretien, que madame de Belmont dit gaiement à son amie, en fort mauvais anglais et à mi-voix : « Il est précisément tel qu’il me le faut… — Et tel qu’il me le faut aussi, lui répond madame de Floricourt dans la même langue, prononçant encore plus mal. — Mais entendons-nous, Floricourt : je le veux ! — Je le veux aussi ! — Cela n’est pas juste, je suis vacante. — Qu’à cela ne tienne, je le serai demain. — Mais j’ai parlé la première. — J’y ai pensé, moi, dès l’autre jour. — Sauriez-vous l’anglais, par hasard, M. le chevalier ? interrompit, comme par distraction, l’abbé, sans regarder et tourné vers le théâtre. — Je comprends quelques mots, » lui répartis-je, ne voulant pas me vanter de tout mon savoir, de peur d’embarrasser ces dames ; mais j’en disais assez pour prendre sur elles quelque peu d’avantage. Elles se retournent aussitôt, me regardent un moment, riant comme des folles de leur inutile finesse et se cachant derrière leurs éventails, qu’elles agitent avec une extrême vivacité.

« Deux minutes après, fidèles à l’usage dont m’avait parlé Saint-Lubin, elles se lèvent. Nous quittons la loge. J’offre la main à madame de Belmont, qui se trouvait le plus près ; elle me la serre, je réponds. Avant de monter en voiture, les amies se parlent un moment à l’oreille ; ensuite elles me prient de les accompagner et de céder mon vis-à-vis à l’abbé, chargé d’aller prendre quelque part deux personnes qui devaient être des nôtres le soir. Madame de Belmont placée, j’aide madame de Floricourt à monter. Elle me serre la main ; je réponds, et me voilà, sans y penser, engagé, selon toute apparence, dans une double affaire de cœur. — Je vous en félicite. »



CHAPITRE XXI

NOUVELLES CONNAISSANCES. PORTRAITS


C’est toujours Monrose qui raconte : « Ces dames demeuraient à la chaussée d’Antin, tout près de la barrière Blanche. — Je sais cela. — Vous m’étonnez ! Vous connaissez donc tout Paris ? — Pourquoi non, moi qui ne reviens pas de faire la guerre en Amérique ! Je ne suis pas fâchée que vos aventures me promènent de la sorte en pays de connaissance. Comme c’est la pure vérité que j’exige de vous, il serait difficile que vous me la déguisassiez, quand à chaque trait altéré vous craindriez de me voir substituer à l’instant ce que j’aurais su d’avance à ce que vous auriez voulu me persuader ! — Nous trouvâmes au salon trois messieurs, apparemment familiers dans cette maison, car ils faisaient un piquet. Deux jouaient, le troisième regardait et pariait. L’un des joueurs était un petit homme chamarré de cordons étrangers ; l’autre, un ecclésiastique mondain, aussi décoré d’un ruban et d’une étoile en broderie. Le parieur était un mince et long jeune homme, à la physionomie blême…

— Eh bien ! voilà que je connais encore ces trois personnages ! L’homme aux cordons est un chargé d’affaires, un pensionnaire de plusieurs petits princes d’Allemagne qui, n’ayant en particulier ni assez d’intérêts politiques, ni assez de revenus pour que chacun puisse entretenir à Paris un envoyé, se cotisent et font un sort à un seul conseiller intime, auquel, bien entendu, chacun de ses commettants attache sa petite marque distinctive. Quant à l’ecclésiastique étoilé, c’est tout de bon un seigneur, et même un aimable. Je gage qu’il perdait à la partie de piquet, car le petit plénipotentiaire est grec ! — Vous êtes sorcière, je crois ! La partie était fort chère ; l’abbé jouait du guignon le plus marqué ; et même, à travers les politesses qu’il ne manqua pas de faire à nos dames quand elles rentrèrent, il ne put s’empêcher de laisser percer de l’humeur. — En voici la raison : cet homme a la passion du jeu de commerce, et se pique d’y être fort habile. Il perd fort noblement avec ses égaux ; mais je le connais assez vain pour qu’il se trouvât peut-être humilié de jouer avec désavantage contre un particulier bien éloigné de prouver pour les chapitres. — Et le parieur enfin, puisque vous êtes si savante ? — Long, mince, blême ? À ce signalement j’ai reconnu tout de suite le cicerone de tous les étrangers, leur introducteur en titre dans les musées, les lycées, les loges maçonniques et les petits tripots de bel-esprit. Ce personnage est également le distributeur des billets de toutes les loteries particulières ; le receveur de souscriptions pour tous les bals, concerts et pique-niques ; le porteur d’adresses de tous les virtuoses, docteurs et charlatans ambulants ; il est le premier instruit de tous les bruits de ville, vrais ou faux, plaisants ou scandaleux ; il est au fait des mutations de bail des filles de toutes les listes : il va colportant tout cela d’hôtel en hôtel, paraissant le matin au petit jour de vingt de ces femmes qui se laissent voir à cette heure intéressée, et avec lesquelles ce porteur de feuille fait son travail ; puis il va prendre le vent au Palais-Royal, aux cafés, chez les restaurateurs, ou s’il est sans engagement, il trouve, à coup sûr, quelque curieux enchanté de payer d’un dîner l’instructive gazette clandestine du jour ; ensuite M. d’Aspergue (car il n’en coûte plus rien de le nommer) va courir les loges aux différents spectacles, et finit sa journée par se rabattre sur la première maison où l’on peut souper. — Vous m’épargnez le portrait de ce courtier de société, que depuis j’ai rencontré partout, et qui dès ce premier soir où nous faisions connaissance, m’offrit ses affectueux services. — C’était l’occasion, mon cher, de connaître en huit jours toute la société véreuse de Paris, et de pouvoir même bientôt payer de votre personne dans cette guerre civile perpétuelle qui s’y soutient entre l’armée des aventuriers et celle de leurs dupes ; mais, je ne vous interromps plus. Poursuivez.

« L’abbé de Saint-Lubin survint à son tour, précédant deux personnes pour lesquelles il ouvrit lui-même les deux battants : on annonça madame la baronne de Flakbach. L’être masculin qui donnait la main à cette dame illustre, était un gros et enluminé réjoui, dont, à l’habit noir de velours ciselé, à la perruque bouffante, à la longue canne au bec de corbin, on n’aurait pu méconnaître l’état, le laquais ne l’eût-il pas qualifié de docteur.

« La première scène que nous dûmes à ces nouveaux venus fut de plaintes aigres-douces dirigées par l’efflanquée baronne contre M. de Saint-Lubin. Charriée dans mon rapide vis-à-vis et sur les genoux du docteur, assis dans le fond, la dame avait brisé ses plumes contre l’impériale, aplati son pouf et dépoudré ses cheveux. Mais surtout elle avait souffert excessivement de l’incommode mobilité de l’abbé, placé sur le devant, faisant face, et qui, disait-elle, ne savait ni se prêter aux mouvements d’une voiture, ni s’y enchevêtrer d’une manière qui fût de bonne compagnie. Bref, il ne tint qu’à nous de deviner, surtout à certain sourire sardonique de l’accusé, que pendant le trajet il avait mis à quelque forte épreuve la pudeur de madame la baronne, très-rapprochée de lui, vu la très-ample circonférence de la bedaine du docteur…

« Une dernière carrossée de deux couples provinciaux, maris et femmes, coupa court à ce procès saugrenu.

« M. d’Aspergue était, dans cette conjoncture, le maître de cérémonies, et il y en eut beaucoup, car ces dames de province étaient de grandes façonnières. On se voyait pour la première fois. Les messieurs, tous deux de robe, et qui se piquaient de bel-esprit, avaient arrangé pour les maîtresses du logis de petits Compliments fort bien troussés ; l’un s’emparant de madame de Belmont, l’autre de madame de Floricourt, il ne leur fut pas fait grâce d’une syllabe de ces hommages académiques, qui tinrent fort ennuyeusement tout le monde debout pendant cinq ou six minutes… — Pour Dieu ! mon cher Monrose, faites annoncer enfin qu’on a servi ! »



CHAPITRE XXII

QUI EN PRÉPARE DE PLUS INTÉRESSANTS


« Une chère délicate, beaucoup d’élégance et surtout la franche liberté, l’âme de tous les plaisirs, présidèrent à ce souper, dont le véritable objet était d’aboucher les provinciales avec le docteur. L’une d’elles était fort incommodée, disait-on, de certaine maladie de femme que guérit ordinairement le mariage, mais qui, chez madame de Moisimont, bravait opiniâtrement, depuis trois mois, la vertu du sacrement et son régime. L’époux, avec de valables raisons pour souhaiter que l’art triomphât enfin d’une indisposition peu ragoûtante, contre laquelle échouait ainsi la nature, n’avait pu déterminer, en province, à aucun remède sa chère moitié, butée à n’user, jusqu’à parfaite guérison, que de celui dont M. de Moisimont était chargé par devoir.

« Sur ce pied et d’autres raisons encore qui seront citées par la suite, le maladroit esculape avait pris le parti de dépayser sa dame, se flattant, en homme de sens, qu’à Paris la Faculté, moins pédante, saurait enfin apprivoiser à ses ordonnances une malade rétive qui, dans ses foyers, n’aurait pas pris, à titre de médicament, un verre de limonade. D’Aspergue, correspondant (car l’exercice de son courtage n’est pas borné dans l’enceinte de la capitale), d’Aspergue avait été de plus loin instruit de tous ces détails : c’était lui qui, ne voulant pas effaroucher madame de Moisimont par l’apparition d’un docteur dans son hôtel garni, s’était si bien entremis, qu’enfin les intéressés se trouvaient en présence dans une maison tierce, comme par hasard et sous les auspices du plaisir.

« Mesdames de Belmont et de Floricourt, bien au fait, trouvaient très-bon qu’à leur souper le docteur fût une espèce de coryphée. Provoqué, vanté, célébré par d’Aspergue et Saint-Lubin, il soutint leurs éloges avec tant d’esprit, il improvisa pour les provinciales des choses si galantes et si gaies, que, faisant oublier par magie à madame de Moisimont qu’il était médecin, celle-ci fut la première à dire bien bas à d’Aspergue son voisin : « Si j’étais femme à consulter enfin quelqu’un sur mon état, j’aurais en ce docteur la plus extrême confiance : il est impossible qu’un aussi galant homme n’ait pas infiniment de talent. — J’allais, répliqua d’Aspergue avec autant de mystère, vous proposer de prendre au bond cet habilissime ; mais il faudrait lui dire un mot dès ce soir… — Moi ! monsieur, non sûrement ! — Je ne dis pas vous, madame, mais moi, de votre part. Sachez qu’on se l’arrache, qu’il est à tout moment hors de Paris, et que d’un mois peut-être nous ne trouverons plus une occasion aussi favorable. » Madame de Moisimont s’était laissée surprendre à la douce trahison du champagne ; sa tête était envaporée. Dans un premier mouvement, elle donna carte blanche à d’Aspergue, qui, de peur que la permission de s’ouvrir pour elle au docteur ne fût révoquée, se hâta de se mêler à d’autres entretiens.

« Pendant que ces dispositions s’étaient faites à petit bruit, d’autres intérêts avaient occupé les autres convives. M. de Moisimont, romanesque et vain par nature, épris surtout de la qualité, s’était brusquement passionné pour les beautés surannées de madame la baronne de Flakbach. Celle-ci, que depuis cinq ou six ans la galanterie offensive laissait parfaitement en repos, n’avait eu garde de mal accueillir un sémillant céladon qui se jetait à sa tête ; tout près d’eux le frais embonpoint de l’autre provinciale picotait vivement le petit plénipotentiaire, mais surtout le leste grand-chanoine[23], moins jaloux de garder le décorum, et qui lui disputait vivement cette conquête, à la barbe de l’oublié mari. Celui-ci, très-embarrassé de sa personne, avait visiblement de l’humeur, mais les amulettes de cour lui en imposant, il n’osait rompre, à ces messieurs, en visière.

« Ces différents tableaux m’auraient infiniment amusé si je n’avais eu moi-même un rôle principal, bien plus agréable que celui d’observateur. Placé, en manière d’étranger à qui l’on fait, pour une seule fois, un peu de façons ; assis, dis-je, entre mesdames de Belmont et de Floricourt ; également attiré par l’une et l’autre ; brûlant pour toutes deux et pouvant, sans fatuité, me tenir aussi pour dit qu’elles goûtaient l’émotion que me causait leur charme[24], je n’étais que par moments distrait d’elles et rejeté, bien malgré moi, dans le tourbillon ; mon état devenait par degrés un voluptueux supplice quand on se leva, fort à propos, car on ne sait ce que, plus longue, la séance aurait pu devenir, tant chacun s’était haut monté selon son caprice. Mais les préparatifs d’une bouillotte, déjà faits dans le salon, causèrent soudain une diversion calmante et nécessaire. Cette table fut bientôt entourée par l’envoyé, le chanoine, madame de Flakbach, M. de Moisimont (à cause d’elle), et enfin par l’amie dodue de madame de Moisimont. »



CHAPITRE XXIII

LE PREMIER, DE CE RÉCIT, QUI M’AIT
FAIT AUTANT DE PLAISIR


« On ne fut pas plutôt occupé du jeu, continua Monrose, que mes enchanteresses m’amenèrent gaiement vers une douillette ottomane, où je pris place entre elles, tandis que d’Aspergue avait l’air de négocier auprès du docteur ; que Saint-Lubin entretenait, non sans quelque jeu de mains, la dame pour laquelle on allait consulter, et que l’autre mari provincial, surnuméraire de la bouillotte, faisait diversion à ses visions cornues, debout devant la cheminée, en méditant les beautés lyrico-poétiques de quelques écrans bigarrés de vignettes et de petits airs.

« Floricourt, s’avise tout à coup de dire l’aimable de Belmont, tandis que tout ce monde est si bien à l’ouvrage, faisons voir au chevalier notre maisonnette. Il est bon qu’il connaisse un local où nous nous flattons bien de le posséder souvent. » Un baiser sur la main de chacune, en les suivant, fut mon unique réponse.

« Outre la jouissance des pièces communes, telles que l’antichambre domestique, la salle à manger, le grand salon et un plus petit, contigu, chaque amie avait encore celle d’un petit appartement complet, simple, mais de l’élégance la plus recherchée. On éprouvait, à l’occasion de ces retraites, le même embarras que causaient elles-mêmes les nymphes qui les habitaient. S’il était impossible de juger qui de madame de Floricourt ou de madame de Belmont était la plus désirable, on ne pouvait pas plus décider laquelle des deux était logée avec plus de goût et de commodité. Leurs lits étaient des trônes… Me sentant déjà bien assuré d’y régner tour à tour, cette idée faisait palpiter orageusement mon cœur. « C’est là ! » m’avait dit, chez elle, avec finesse, la tendre Belmont en me pressant doucement la main. « C’est là ! » n’avait pas non plus manqué de me dire, chez elle, à son tour, l’espiègle de Floricourt, en me pressant la main plus vivement encore. Chaque fois mon expressive physionomie m’avait trahi ; de sorte que l’une et l’autre belle avaient pu juger de l’excès de plaisir que me causait leur flatteuse rivalité.

« Nous étions enfin dans le boudoir de madame de Floricourt. Elle se hâta de fermer la porte, nous fit asseoir dans le sanctuaire de l’amour[25], y prit aussi sa place, et nous étonna par cette ouverture non moins difficile que franche :

« Enfants, dit-elle, gardons-nous de donner dans un piége que la discorde vient de glisser sous nos pieds, et dont, la première avisée, il est de mon devoir d’avertir. Tu voudrais en vain me cacher, ma chère Belmont, que Monrose t’inspire un goût bien vif : je t’en avoue autant de ma part ; nous sommes amies ; je ne veux pas me brouiller avec toi ; tu penses sans doute de même en ma faveur : allons donc au devant du danger de voir rompue, à l’occasion d’un joli cavalier, cette parfaite et sincère union qui depuis deux ans nous rend heureuses. Que le chevalier s’explique sans déguisement. S’il te préfère, je me sacrifie et te cède sa précieuse possession… — S’il te préfère, se hâta d’interrompre l’amie, prends-le vite avant qu’il me plaise encore davantage. Oui, qu’il te reste, chère Floricourt ; que rien, rien au monde (elle avait fixé sur mes yeux les siens humides de larmes)… que pas même lui ne puisse nous désunir ! »

« Le bonheur m’accablait ; j’étais hors de moi ; soudain l’amour m’inspire et me jette aux pieds des déesses. « Non, non ! m’écrié-je avec le plus sincère comme le plus impétueux transport, que plutôt je sois à jamais privé de la moindre de vos bontés, amies non moins généreuses que ravissantes, s’il faut acheter l’une de vous au prix d’un outrage menteur que je ferais à l’autre. Toutes deux célestes, toutes deux si différemment belles qu’on ne peut vous comparer, je veux vous idolâtrer indistinctement, vous consacrer ma vie et… Mais tant de bizarrerie peut-elle être mise au jour sans blesser votre délicatesse ! Je voudrais partager entre vous deux, avec une si parfaite égalité, mes adorations et mes transports… — N’achève pas, interrompt madame de Floricourt, me jetant les bras et me donnant un baiser de flamme ; je vois, chevalier, que la nature a tout fait pour toi !… » Pardon, ma chère Félicia, si je manque ici de modestie ; mais je cite, — Allez votre chemin.

« Déjà madame de Belmont a doublé le baiser de son amie… « Voilà, continua celle-ci, le premier homme chez qui j’aie trouvé le courage de la candeur. Monrose est enfin le phénix qu’ont forgé si souvent nos tendres imaginations. mais dont l’existence nous semblait impossible. Eh bien, nous te prenons au mot, unique chevalier. Tu viens de te déclarer… — ah ! bien sans le savoir ! — pour l’être qui doit combler un souhait fort antérieur à ton heureuse connaissance… — Oui, oui, coupa l’adorable Belmont, tu nous aimeras toutes deux, et nous ferons, à l’envi, notre bonheur suprême de sublimer le tien ! »

« Cette scène passionnée avait quelque chose de trop solennel pour que je songeasse à la gâter par quelque entreprise d’une dérogeante audace. À qui la première m’aurait-il convenu de faire l’insulte de commencer par avoir son amie ? Mais cet embarras ne devait durer qu’un moment.

« Chez moi, dit avec feu la magnanime Floricourt, c’est à moi de faire les frais de notre pacte d’alliance ! » Elle avait en même temps attiré sur ses genoux madame de Belmont, qui se trouvait depuis un moment debout, et… des yeux, la bizarre Floricourt me fait certain signe impératif… J’hésite. Madame de Belmont, digne de son amie, et qui devine quel sacrifice est médité, veut se dégager. On la retient ; on me commande encore. Je ne veux pas me conduire en novice ; j’obéis à madame de Floricourt, les yeux fixés sur les siens, qui continuent de m’inviter au pillage. Je fonds sur son amie. Presque à la première atteinte, celle-ci perd connaissance ; sa tête se renverse, avec toute l’expression du parfait bonheur, sur l’épaule de cette rivale qui lève nos scrupules avec tant de générosité. C’est Floricourt elle-même qui s’empresse d’écarter le monceau de gaze sous lequel bondit le sein de mon expirante victime… Maie mes bras étreignent à la fois ces deux femmes non moins extraordinaires par leurs sentiments que par leurs attraits ; si le sort veut que la céleste Belmont reçoive la première mon âme par la voie brûlante des suprêmes voluptés, du moins sais-je retenir une partie de cette âme éperdue, pour la souffler dans un magnétique et fixe baiser jusqu’au cœur d’une amie dont je ne suis pas moins épris. C’est ainsi que dès le premier instant, le seul critique sans doute, je suis assez heureux pour ne pas trahir mon serment. »

Monrose, 1871, Figure Tome 1 page 114
Monrose, 1871, Figure Tome 1 page 114

Ce n’est plus Monrose qui te parle, cher lecteur ; c’est Félicia qui t’adresse un mot à son tour.

J’avoue que quoiqu’un peu prévenue contre ces dames, dont je connaissais fort bien le catinisme, le récit de mon cher neveu me fit illusion : il venait de me frapper d’une idée de plaisir si vive ; ce joli boudoir, le groupe de ces trois délicieuses figures, le caprice de leur enlacement, l’excès de leur abandon… tout cela se peignait d’une manière si piquante… Il montait du rouge à mon visage… D’involontaires mouvements trahissaient une voluptueuse agitation… Le fripon s’en aperçut et… je ne pus éviter qu’il me fît, avec la pétulante ardeur d’un franc moineau, ce qui venait de rendre sa Belmont si complètement heureuse. La seule différence du lot de cette belle au mien fut qu’étant seule, et les bienfaits du désir que je pouvais moi-même inspirer, et ceux de la réminiscence, et les transports, et les baisers… tout fut pour moi sans partage.



CHAPITRE XXIV

OÙ LE HÉROS EST UN PEU COMPROMIS.


Vous saurez, cher lecteur, que malgré la douceur de l’impromptu dont je viens de me confesser, je me fis quelque reproche d’avoir cédé si facilement : mais que voulez-vous ? je fus toujours, je suis toujours la même. Perdant, du moins pour ce moment-là, le droit d’être sévère sur le chapitre des erreurs de mon entreprenant neveu, politiquement je rompis la séance.

C’était mon jour de loge à l’Opéra : j’obtins sans peine du complaisant Monrose qu’il m’y accompagnât. Il était bien éloigné de prévoir ce qui l’attendait à la sortie, et quelles armes allaient me donner contre lui de nombreux indices de ses galantes fredaines.

Comme, en sa qualité de plus jeune et de parent, il avait cédé ma main au duc de…, qui venait de voir le spectacle dans ma loge, plus de vingt femmes de tout rang, plus ou moins jolies, mais des plus mal famées, et dont quelques-unes étaient des demi-castors absolument usés, donnèrent à mon étourdi, sur tous les tons, des marques d’attention et d’intérêt, que ma présence surtout devait lui faire trouver insupportables.

« Te voilà, beau chevalier ! — Eh bien ! à quand donc ? — Bonsoir, mon chou ! — Point de réponse, monsieur ? — Ah ! c’est du plus loin qu’on s’en souvienne ! — Menteur ! — Oui, c’est encore moi ! — Maladroit ! comme me voilà faite ! — On est bien fier ! — Je te l’avais bien dit, milord s’en doute. — Je soupe seule ce soir. — J’ai chassé notre argus ; mais ne venez pas sans un mot de moi. — À quand notre paix ? » etc. Il semblait que toutes les allures du fripon se fussent donné le mot pour lui fondre sur le corps ce fameux soir-là.

Nous jetons chez lui le duc, et voilà que je me trouve encore tête à tête avec le pauvre garçon, bien embarrassé de sa contenance, en dépit de sa récente reprise de faveur. « Ne mourez-vous pas de honte, lui dis-je très-sérieusement, d’être, comme m’en voilà sûre, l’étalon affiché de ce fretin ou de ce rebut des femmes galantes ! — Grâce, grâce, ma chère Félicia ! Ne m’accablez point par de trop justes reproches. (Il me serrait les mains ; il mettait en jeu tous les ressorts de la contrition ou du moins de l’hypocrisie.) Soyez certaine, continua-t-il, que ce qui vient de m’arriver à cette maudite sortie, serait à jamais la plus frappante leçon pour moi, si son effet n’était encore surpassé par celui de ma honte, quand vous-même avez été le témoin d’une disgrâce trop méritée. C’est cette circonstance aggravante, ineffaçable dans mon souvenir, qui va, je vous le jure, me corriger pour jamais de ma méprisable banalité ! — Que de soins, que d’or, peut-être, en dépit de vos agréments, n’a pas dû vous coûter cette clique de sangsues non moins avides des dépouilles de leurs favoris qu’insatiables des voluptés qu’ils procurent ! — Oh ! pour le coup, vous outrepassez le vrai ; jamais… — Écoutez-moi : je veux bien supposer, — et si c’était autrement, je vous mépriserais comme un modèle de sottise, — je suppose, dis-je, que jamais vous n’avez tiré de votre bourse le vil salaire des faveurs de quelqu’une de ces prostituées ; mais avouez que des parties de plaisir, des commissions pour mille coûteuses fantaisies, des bagatelles, des chiffons désirés en votre présence, en un mot, tout ce menu détail d’impôts que les plus désintéressées excellent à lever sur leurs tenants… avouez que tout cela vous coûte… combien dirai-je ? — Très-peu de chose ; car de même on m’a beaucoup donné, et dans mes mains les bienfaits de l’amour ont fait, je vous l’avoue, une navette perpétuelle. — Et vous n’en avez pas mieux fait. Ce commerce, monsieur, ajoute encore au défaut de délicatesse. Je gagerais néanmoins que vous y êtes encore du vôtre pour un montant effrayant ? — Ne faut-il pas employer son argent à quelque chose ? Est-ce à mon âge qu’on a du plaisir à paralyser, entre quatre ais, le magique générateur de toutes les jouissances de la vie ! — Des sophismes ne m’en imposent point. Oui, sans doute, il faut se faire honneur de sa fortune, et jouir de son âge heureux ; mais ou nous nous brouillerons, mon cher Monrose, ou vous apprendrez à faire de l’une et de l’autre un usage qui tende à vous faire estimer. Quelle est pourtant cette jolie femme au nez en l’air, mais dont la physionomie ne laisse pas d’avoir je ne sais quoi d’extraordinaire et de sinistre ? — Laquelle, s’il, vous plaît ? — Celle qui vous a reproché votre maladresse. Elle n’avait pas l’air de rire, et certes il faut qu’il y ait du grave dans vos rapports avec elle ? — Du grave, d’accord, mais non pas de quoi me voir grondé, car ce que j’ai fait à son occasion est peut-être la meilleure action de ma vie. — Contez-moi cela. — Fille d’un honnête particulier sans fortune, et mariée depuis trois ans avec un riche barbon, la piquante Salizy, vaine de sa taille, telle qu’on en voit peu d’aussi parfaites, négligeait, à cause d’elle, la sage précaution de se faire faire un enfant, ou plutôt, fuyant les hommes et folle de son sexe, elle avait cauteleusement évité, jusqu’à moi, les moindres hasards qui pussent l’exposer à devenir mère. Cependant coquette à l’excès, dévorée de mille désirs que l’impuissant palliatif des caresses féminines ne faisait qu’irriter ; plus hardie enfin, et successivement arrangée avec plusieurs hommes tous éperdus, tous bercés d’espoir, tous d’autant mieux martyrisés, que toutes les faveurs imaginables, excepté la suprême, leur avaient révélé combien, sans celle-ci, leur fortune demeurait incomplète ; Salizy, dis-je, après tant d’escarmouches, se glorifiait encore de posséder ce que, lors de son mariage, elle savait très-bien ne pouvoir être emporté par son époux invalide… Je vins enfin : j’eus le bonheur de démonter un capricieux système ; en un mot, je triomphai, sous le serment, il est vrai, de ne pas user sans réserve de tous les droits d’un vainqueur. Mais, au moment de les exercer, la convention me paraît absurde, contraire même aux véritables intérêts de la bizarre Salizy : salutairement parjure, je la féconde dès le premier jour. — Fort bien ! et voilà ce que vous nommez la meilleure action de votre vie ? — Sans contredit, puisque je fixe ainsi sur cette femme, au nom de l’être qu’elle porte dans ses flancs, une fortune dont, sans moi, l’hérédité ne lui était nullement assurée. — Et si elle venait à mourir en accouchant ? — Vous me glacez d’effroi ! — Ne nous mêlons pas, aveugles humains, d’influer ainsi sur les destinées d’autrui, quand nous sommes à peine en état de diriger la nôtre. Cependant il semblerait que vous ne vous voyez plus ? — C’est l’ingrate qui m’a fermé sa porte dès qu’elle a été sûre de sa grossesse. — Voilà vraiment votre belle action récompensée d’un beau certificat ! »

Nous arrivions : je m’étais assez occupée ce jour-là des choses étrangères à moi. Nous convînmes de reprendre au premier jour la confession de l’aimable fou, laissée sur le canapé du boudoir de madame de Floricourt.



CHAPITRE XXV

CONCLUSION DU TRAITÉ DE TRIPLE ALLIANCE


« Vous douteriez-vous, dis-je à mon pupille au bout de quelques jours, que votre récente déconvenue, à cette sortie de l’Opéra, vous a fait un peu de bien dans mon esprit ? En y réfléchissant. j’ai trouvé qu’il était heureux pour vous d’avoir plutôt rôti le balai comme vous avez fait, que si vous vous étiez claquemuré près de deux égrillardes telles que vos belles de la chaussée d’Antin, qu’on dit… — Ah ! quartier pour elles ! interrompit-il avec feu ; ne les confondez pas, je vous prie, avec ces friponnes dont vous m’avez, bien à bon droit, blâmé d’avoir décoré les catalogues. Nous sommes seuls : ayez la complaisance d’entendre ce qu’il me reste à vous dire de mesdames de Belmont, et de Floricourt ; quand vous saurez tout, vous conviendrez que j’ai bien moins à me plaindre d’elles, qu’elles sans doute à se plaindre de moi. — Je vous écoute.

« Je n’eus pas plutôt pris possession de l’attrayante blonde, que, l’enlevant toute pâmée de dessus les genoux de la brune, je marque le plus fougueux dessein d’assurer également mes droits sur celle-ci. Madame de Floricourt, souriant de son danger, veut s’échapper ; mais avant qu’elle n’ait saisi le bouton du verrou, j’enjambe une chaise qu’en badinant elle vient de placer comme un rempart entre nous ; assis et attaquant l’équilibre de ma nouvelle proie, je le lui fais perdre ; elle tombe de ça, de là, sur moi, dans une position décisive, qui ne peut au surplus la désobliger, aux termes où nous en sommes, et à laquelle plutôt il me semble qu’elle sait se prêter fort adroitement. Je trouve pourtant un léger obstacle qui cause entre nous quelque débat. « Belmont est encore dans le néant du bonheur, elle ne voit rien ; il serait cruel de l’arracher aux délices de son extase ; saisirons-nous ce moment pour consommer à son insu ce qu’elle-même n’a souffert qu’avec l’attache de son amie ? » Vain scrupule, vétilleuse objection de la délicatesse de Floricourt, quand déjà ses sens la démentent ; quand je suis absolument le maître ; quand mes baisers passionnés lui coupent la parole ; quand mes téméraires mains et le reste ont mis le feu partout… Nos aimants se joignent, s’attirent, s’unifient… l’univers est oublié !

« Lorsque enfin nous redescendons ici-bas ; lorsque nos yeux à l’unisson se rouvrent à la vulgaire lumière, quel est le premier objet dont ils sont frappés ? C’est de la chère Belmont qui, radieuse de beauté, la paupière battante et demi-close encore, nous presse de ses bras d’albâtre et nous partage les plus indulgents baisers. Ah ! dans notre ivresse ceux que nous lui rendons peuvent-ils être moins brûlants !

« Floricourt se déplace ; elle n’occupe plus qu’un de mes genoux ; l’autre invite Belmont qui s’y poste. Toutes deux tombent dans mes bras et m’enlacent des leurs ; nos yeux, nos bouches, nos cœurs s’entr’électrisent encore ; nous nous jurons, à travers mille baisers, l’éternité de notre transfusion magique. Bientôt, avec moins d’exaltation, bravant la sueur glorieuse dont le cheval de bataille écume encore après son double exploit, chacune des aimables folles daigne étendre sur lui des doigts caressants, lui jurant foi constante et fervent hommage. Une situation telle que la mienne fut sans doute souvent esquissée par le caprice, mais je gagerais que nous venions de fixer, pour la première fois, dans un immortel original, l’intéressante alliance du pur sentiment avec la volupté sublimée.

« Cependant nous étions absents depuis trois quarts d’heure, et la décence exigeait que nous reparussions au salon. Mais quelque chose d’assez plaisant allait nous retarder encore : voici ce que c’est. »



CHAPITRE XXVI

CONSULTATION À REBOURS


« J’ai dit qu’à la suite de la pièce où l’on jouait il y en avait une plus petite contiguë ; c’était par celle-ci que nous nous proposions de rentrer, mais il s’y passait d’étranges choses, auxquelles, par respect pour nous-mêmes, nous devions bien nous garder de faire incident. Nous allions ouvrir lorsque : « Malheureux ! dit une voix que nous reconnûmes tous être celle de madame de Moisimont ; ne pouvais-tu pas du moins me faire avertir de ton état déplorable qui m’eût fait connaître le mien ? — Vous savez, lui répondit-on, que je partis brusquement pour Marseille : je ne me doutais de rien alors. Quand je fus sûr de mon malheur, j’écrivis ; mais n’osant confier à la poste une lettre qui aurait pu tomber entre les mains de vos parents, je chargeai mon camarade Saint-Far de vous la remettre en mains propres. — Saint-Far ! Dieux ! que m’apprends-tu ? et quelle faute n’ai-je pas faite ! Il est vrai, Saint-Far parut chez moi. Mais, outrée de me voir apporter mystérieusement, par un homme de sa sorte, des nouvelles qui supposaient que tu t’étais permis d’avoir un confident, je pris l’écrit avec colère, et devant l’émissaire, que je traitai fort mal, le feu me fit raison de ta prétendue témérité. — Tu vois donc, chère Mimi, qu’il n’y eut pas de ma faute ? — Je vois de plus qu’une fois qu’on a sauté le fossé, l’on ferait bien mieux d’être conséquente, et qu’on ne peut-être, avec succès, catin et bégueule à la fois. Un instant de sotte fierté m’a bien porté malheur. Au surplus, puisque toute cette aventure n’est qu’une chaîne de malentendus, il faut bien, bourreau, que je te pardonne ; mais à une condition pourtant. — Ordonne, chère Mimi : je n’ai rien à te refuser. Je te dois, de mon crime involontaire, toutes les réparations imaginables. — La punition sera douce : à genoux, monsieur… à genoux, vous dis-je ! » Pour bien comprendre ce qui suit, ma chère comtesse, ou plutôt pour pouvoir y croire, il est bon de vous souvenir que madame de Moisimont était à peu près grise au sortir de table. « Eh bien ? dit le coupable, sans doute venant d’obéir. — Ah ! tu fais semblant de ne point me deviner ! Un peu plus d’esprit, mon cher. Il s’agit de remettre sur l’heure en commun le revenant bon de nos anciennes prouesses. — Vous n’y pensez pas ! — Demeure. — Mais il y a de la folie ! — Ne crois pas m’échapper… Cela sera !… Je le veux, je l’ordonne ! — Ici ! chez des étrangers ! à peine en sûreté ! — Point de défaite ; tu vas, ne t’en déplaise, t’exécuter d’aussi bonne grâce que moi. Ta conduite, en apparence criminelle, avait bien pu me faire détester ton âme, que je croyais noire comme l’enfer, quand je supposais ton Saint-Far dans notre secret ; mais je n’ai pas été pour cela un seul instant brouillée avec cette sorcière de mine et quelque chose de plus séduisant encore qui m’a fait tant de plaisir… Voyons ! — Mais prenez donc garde !… — Le diable s’en mêlerait que tu ne sortiras pas d’ici sans que je t’aie rendu la monnaie de ta pièce ! — Mais, vous voyez bien que je suis guéri, moi !… — Tu te feras guérir une seconde fois, car je ne t’en ferai pas grâce. Allons, qu’on m’obéisse ; tu sais que ta Mimi, si fidèle à tes leçons, dont elle était si digne, ne badine pas sur l’article : au fait ! — Voilà bien le plus tyrannique caprice… Mais, par bonheur, j’ai sur moi mon eau de Préval[26]. »

« Au silence, au froufrou dont cet étrange colloque fut immédiatement suivi, nous jugeâmes qu’il valait mieux faire le grand tour, que de demeurer là pendant toute une cérémonie dont la durée ne pouvait au juste se calculer. Mes bonnes amies avaient eu d’abord quelque dépit de voir leur hospice ainsi pollué ; cependant n’ayant à rougir que devant moi, avec qui ce n’était plus le cas de faire des façons, elles ne purent s’empêcher de rire du comique bizarre de cette scène. « Il sera piquant, disait madame de Floricourt, de voir qui sortira du cabinet avec cette dessalée de Moisimont. Peste ! quelle luronne ! Il paraît que, dans leurs recoins de province, ces dames reçoivent d’excellentes leçons : les coulisses de Paris auraient peine à fournir le pendant d’autant de luxure et de cynisme… » « — Et vous ne riez pas aussi de cette folle ! interrompis-je, outrée de voir que le conteur mettait à cette citation le dessein de donner à sa Floricourt un vernis de délicatesse. Les réflexions de cette femme étaient vraiment bien de mise après ce qui venait de se passer au boudoir ! » Monrose ne chercha pas à la justifier. Très-attentif à ne point me déplaire, il baissa les yeux et poursuivit ainsi sa narration :

« À peine avions-nous passé quelques minutes autour des joueurs de bouillotte, qu’à travers la porte mystérieusement entr’ouverte, d’Aspergue fut appelé par madame de Moisimont. Il courut : on referma.

« Cependant nous comptions des yeux nos personnages : l’admirateur d’écrans et Saint-Lubin, remplaçant au jeu de madame de Flakbach, et son nouvel esclave, Moisimont, que nous avions trouvés roucoulant nez à nez sur l’ottomane, il ne manquait dans le salon, avant l’éclipse de d’Aspergue, que madame de Moisimont et le docteur. Quoi donc ! serait-ce bien ce grotesque esculape, en dépit de sa bedaine, de ses pots-à-beurre, de sa perruque, etc… Quoi ! ce serait lui qu’une petite-maîtresse de province viendrait de violer ! Quelle apparence pourtant qu’une telle figure eût jamais fait une passion, qu’elle fût encore venue à bout de rallumer à l’instant un voluptueux désir ! D’ailleurs, ces gens-là se connaissent de longue date ; on ne s’est cependant aperçu de rien pendant le repas ! Quel pouvait donc être le secret de cette inconcevable aventure ? quelle convenance avait décidé qu’un très-laid docteur se rencontrerait avec une catin, dans une maison tierce où ni l’un ni l’autre n’avaient encore paru, le tout afin qu’il y eut un éclaircissement dont le résultat fût, pour l’infortuné docteur, la nécessité de reprendre un vilain mal, qu’ailleurs il aurait eu la fortune d’inoculer ? Telles étaient nos réflexions. Il n’y avait que d’Aspergue qui pût fournir le mot de cette confuse énigme.

« Au bout de dix minutes celui-ci reparut, ayant sur le poing Mimi de Moisimont chiffonnée, décoiffée, le regard mi-parti de tempérament et d’ivresse, mais ne paraissant pas s’embarrasser de tout cela. D’Aspergue, d’un ton préparé, nous annonça qu’après une consultation savante, et dont la malade avait lieu d’être pleinement satisfaite, le docteur venait de s’échapper, devant prendre la poste à la pointe du jour pour d’autres consultations à faire en province. Il avait maladroitement imaginé, disait d’Aspergue, que ces dames s’étaient retirées pour ne plus reparaître ; en conséquence, il partait sans avoir eu l’honneur de les saluer, mais il priait qu’on les assurât de son respect et de tout l’empressement qu’il aurait à venir leur faire sa cour dès qu’il rentrerait dans la capitale. »



CHAPITRE XXVII

LA ROSE A DES ÉPINES


« Saint-Lubin venait d’avoir l’aveugle ou clairvoyant bonheur de se donner un tout petit brelan de huit, auquel deux brelans supérieurs s’étaient imprudemment attaqués, ne pouvant guères prévoir que le premier fût carré. Le coup, qui se trouva très-fort, ainsi gagné et payé, le prudent Saint-Lubin plia bagage, cédant sa place à madame de Moisimont. Celle-ci n’aimait apparemment pas à demeurer oisive ; car, dès sa rentrée dans le salon, elle avait marqué la plus vive impatience de tenir des cartes.

« D’Aspergue devenait vacant : l’occasion était belle pour madame de Floricourt. À l’affût, et se composant trop bien pour qu’on pût la soupçonner le moins du monde d’être au fait du réel de la consultation, elle engagea sur-le-champ à dîner pour le même jour le dépositaire unique de ce grand secret qui piquait, notre curiosité. « Elle voulait, disait-elle à d’Aspergue, le prier d’une commission de quelque détail dont il était impossible de lui parler devant tant de monde et si tard. » Mons d’Aspergue, qui, malgré sa tiédeur naturelle, n’est pas plus qu’un autre exempt de fatuité, se sentit vivement chatouillé par cette invitation, d’un heureux présage pour certain amour intermittent, dont une ou deux fois par mois il pétillait quelque faible étincelle en l’honneur de madame de Floricourt, bien éloignée au surplus d’y prendre garde avec intérêt. L’invité, dans un de ses moments de rare chaleur, répondit que bien qu’il eût formé le projet de dîner à l’autre extrémité de Paris, chez des gens qui l’attendaient de jour en jour depuis une semaine, il différerait encore de remplir ce devoir, puisqu’il allait être assez heureux pour se voir employé par la personne de l’univers qu’il respectait le plus et qu’il était le plus jaloux de servir. Son enthousiasme alla même jusqu’à baiser le gant de la belle dame, avec assez de mouvement pour qu’on pût s’en apercevoir.

« Assurée de son homme, madame de Floricourt venait pour me retenir aussi, mais la divine Belmont l’avait déjà prévenue. «  Chevalier, m’avait dit celle-ci, je ne vous propose pas de vous dérober à tous les yeux, et d’aller attendre dans l’une de nos cellules que tous ces gens-là, dont je commence à m’ennuyer fort, aient fait retraite. Nous nous séparerons bravement à la face de l’univers, mais demain, ou plutôt aujourd’hui, car nous y sommes, vous dînerez ici ; nous vous mènerons aux Français, après quoi, revenant enfermer avec nous l’Amour, le Mystère et le Plaisir, nous mettrons la dernière main à l’œuvre délicieuse de notre indissoluble union ! » Que n’étions-nous encore au boudoir fortuné ! La magique Belmont s’y serait bien vite convaincue qu’un délai de vingt heures était un siècle pour des désirs aussi vifs que ceux qu’elle venait de rallumer… L’approche de Floricourt pouvait seule en briser le foyer, le faisant diverger en partie sur elle-même… Mais ce qui surtout eut bientôt fait de calmer la tempête de mes sens, ce fut l’impatience de se retirer que vint à marquer madame de Flakbach et la prière qu’elle me fit de la ramener moi-même, ajoutant tout bas que pour un empire elle ne risquerait pas de faire, tête-à-tête avec cet égypan de Saint-Lubin, le trajet de la barrière Blanche à la Montagne Sainte-Geneviève !…

« Miséricorde ! mes pauvres chevaux, qui n’étaient pas rentrés depuis cinq heures du soir ! las ! affamés ! Quel crime avaient-ils commis pour que cette antique bégueule les condamnât à faire ainsi, par un temps détestable, une grande lieue de plus ! Et je voyais, pour que j’enrageasse mieux, ce damné de Saint-Lubin, souriant derrière la noble haquenée, avec l’air de me complimenter ironiquement : alors je ne connaissais point encore ces défaites de roués, au moyen desquelles on peut avoir l’impertinence d’éluder une reconduite peu désirable. Personne ne venait à mon secours, pas même l’amoureux Moisimont, qui, ce me semble, aurait bien dû se ménager la jouissance de posséder sa dulcinée sur ses genoux dans le fameux remise, en cinquième ; mais le sort ordonnait ainsi de ma disgrâce. Je m’armai de courage et la bouillotte durant encore, je partis, me chargeant de la fatale madame de Flakbach… Vous souriez ? — C’est que tout à l’heure il va se trouver que je connais encore cette femme-là ! Continuez cependant : la suite m’apprendra si j’ai deviné juste.

« Nous allions, et mettant à profit la levée de bouclier que cette pointilleuse femme avait trouvé bon de faire sur le remuant Saint-Lubin, je me gardais bien de bouger, ni de mêler nos jambes. Troussé sous moi comme une volaille rôtie, je cheminais tristement, sans donner à madame la baronne le plus petit sujet de plaintes. « Mon Dieu, monsieur le chevalier, me dit-elle, mettez-vous plus à votre aise : étendez-vous. » En même temps, pour m’en démontrer la facilité, la voilà qui s’écarte et se trousse assez haut pour qu’à la faveur du flambeau d’une voiture qui croise la nôtre, je puisse voir les deux tiers des plus maigres échasses. « Assurément, poursuit-elle, ce n’est pas l’entremêlement, comporté par le vis-à-vis, qui m’a choquée, ce soir, de la part de ce polisson d’abbé, mais c’est… je ne sais quel ton, qu’à propos de la même nécessité… des gens comme vous, par exemple, sont incapables de se permettre avec une femme de ma sorte… Point de façons ; allongez-vous, mon fils… Ne craignez pas de m’incommoder… Votre chapeau vous embarrasse : je veux le prendre sur mes genoux ; donnez… — Madame, je ne souffrirai pas… — Donnez, vous dis-je ! » Et de me disputer mon pauvre chapeau, si frais, si bien retapé, dont elle joue à martyriser la plume ! Il vaut mieux le lui abandonner, céder à tout, glisser enfin tout de leur long mes jambes, qui se trouvent aussitôt embrassées et presque blessées par les os des siennes. C’était, hélas ! tout ce que je pouvais faire naturellement pour obéir au commandement de m’allonger… Mais à peine à la place du Carrousel, il me fallut pressentir quelque chose de pire encore, dont me menaçait notre funeste tête-à-tête. »



CHAPITRE XXVIII

PAS DE CLERC. LEÇON POUR LA JEUNESSE


« Il est inutile, ma chère Félicia, de vous filer cette situation : aucun art ne la rendrait intéressante, aucune excuse ne suffirait à me justifier. Sachez seulement que le destin m’avait fait tomber dans un guet-apens détestable. Cette Flakbach avait de plus loin un impudent projet ; mais comme ni le plus léger propos, ni la moindre liberté de ma part ne pouvait amener quelque chose d’analogue à ses vues, il ne restait à la dévergondée que la ressource du début actif le plus démasqué. Nous n’étions pas encore au Pont-Royal, que déjà cette Putiphar prenait sur moi sa revanche des sottises qu’apparemment Saint-Lubin lui avait faites.

« À ton âge, beau chevalier, disait-elle, et quand on n’est pas encore bien au fait des usages de cet heureux pays, ce qui t’arrive a de quoi surprendre, j’en conviens ; mais au mien, par contre, on fait argent de tout ; on craint de s’avouer à soi-même que peut-être on n’inspire plus rien ; sur ce pied, dans un tête-à-tête de voiture, ne fût-ce qu’avec un cavalier infiniment au-dessous de tes agréments, j’aime bien mieux me donner le ridicule d’une fille, que de m’exposer à l’affront d’un insultant respect… — Cependant, madame, vous étiez furieuse contre l’abbé, qui n’avait pas été respectueux sans doute ? — C’est bien différent : nous étions trois ; et le garnement mettait, comme à dessein, si peu d’adresse à ses manières… que d’ailleurs il eût pu rendre agréables… Suffit : je ne sais comment cet honnête docteur ne s’apercevait pas… Mais revenons à nous… Je disais que, de peur de n’être point attaquée, j’attaque volontiers la première. D’honneur ! c’est moins la chose elle-même qui m’intéresse, que le plaisir de m’assurer que j’y suis toujours bonne. J’aime à mettre les gens dans l’état heureux où te voilà. Quand c’est à si peu de frais, ce succès me rend toute fière ; il m’assure du charme qu’ont encore des appas moins effacés par les ans, que peut-être fatigués de leurs innombrables triomphes. Il est vrai que jusqu’à présent aucune escarmouche, dans le genre de celle-ci, n’a manqué de tourner du moins à ma gloire, quand je n’ai pas voulu que ce fût, comme à présent, à mon bonheur ! » À ces mots, l’enragée s’enlace autour de moi, m’attire, me soulève et, d’un pied, fait tomber le coussin sur lequel je venais d’être assis… — Voilà, m’écriai-je, une coquine d’un genre bien étonnant. Ce ne peut-être que la femme à laquelle j’avais pensé d’abord. Son âge ? — Vingt-huit ans avoué, c’est-à-dire une dizaine de plus. — Sa figure ? — Encore assez piquante, mais sucée, et toute d’art. — De la tournure pourtant ? — C’est là son principal agrément. — De grands airs, n’est-ce pas ? — Vous y voilà. Le port et les manières d’une sultane de tragédie. — Vous y voilà vous-même ; car… croyez-vous peut-être avoir fait le caprice d’une femme de qualité ? — Pour cela du moins, j’en suis certain : c’est le seul beau côté de ma pitoyable aventure. — Je vais, mon cher, vous ôter cette futile consolation. Votre conquête s’est nommée, pendant plus de vingt ans, la B… Après avoir infatigablement brillé sur les tréteaux de toutes les provinces, ayant dévalisé, chemin faisant, je ne sais combien de barbons enthousiastes du cothurne, cette illustre se trouvait enfin à la tête d’un assez solide revenu de vingt-cinq à trente mille livres. La longue habitude d’être princesse quelques heures par jour, l’ayant mise tout de bon dans le goût des grandeurs, il lui prit un beau matin fantaisie d’épouser certain vieux sardanapale de baron, qui, n’ayant plus un écu, prostituait depuis quelques années, sur le pavé de Strasbourg, un nom qu’on dit honnête, et de ces décorations dont l’Allemagne est volontiers prodigue. Ainsi métamorphosée, et le vil baron duement confiné dans un coin de l’Alsace, sous peine de n’être point payé des quartiers d’une pension modique, prix de son déshonneur, madame la baronne vint s’établir à Paris, où, par bonheur, elle était peu connue. Bientôt on la vit partout, faisant sonner très-haut son titre et son rauque nom, qui m’était toujours échappé, mais que vous m’avez enfin rappelé à force de le redire. N’est-ce pas qu’à table vous aviez vu cette fanfaronne étaler fastueusement une grosse boîte d’or dont le dessus offrait un large portrait ? — Je vis la boîte, et j’y admirai son excellence le haut et puissant baron, bardé de ses cordons comme le vénérable d’une loge. Mais comment soupçonner son épouse de ne pas le valoir au moins pour la qualité ! Son air de cour ! le respect du plénipotentiaire et presque du grand-chanoine pour elle ! — Oui : du premier, par bassesse ; et du second, par esprit de corps ; car, au rebours du Français, l’Allemand affecte toujours d’honorer beaucoup chez autrui l’attribut dont il peut lui-même tirer quelque orgueil. Un noble allemand, en prononçant le nom d’un égal par la naissance, ne pense point à l’individu qui a pu s’avilir, mais à la famille qui est considérée, et ce préjugé vaut bien sans doute la philosophique méchanceté dont chez nous on se pique en pareil cas… Un mot encore au sujet de votre altière conquête : vous daignâtes l’avoir ? — Eh mais… quel moyen de m’en dispenser ! — Non ! dis-je en me levant furieuse, votre sale roman ne peut plus être écouté ! Si quelque mendiante couverte de haillons vous demandait la passade au lieu d’aumône, je vous vois homme à la servir sur une borne en plein jour. — Que je suis malheureux ! Daignez m’écouter, de grâce !… »



CHAPITRE XXIX

QUI DOIT AJOUTER ENCORE À L’IMPATIENCE
DU LECTEUR


L’humilié Monrose venait de tomber à mes pieds. Ses beaux yeux roulaient déjà des larmes. Je craignis pour lors de l’avoir trop sensiblement mortifié par cette explosion d’un mépris momentané dont je n’avais pas été maîtresse. Mais, avec le meilleur caractère du monde, le plus cher de mes amis pouvait-il manquer d’aller de lui-même au devant de ma justification ! « Je sens jusqu’au fond du cœur, me dit-il, ce que votre colère, quoique outrée, a d’obligeant pour moi. Si vous ne daigniez pas prendre à votre élève autant d’intérêt… — Mon élève ! Assurément, monsieur, vous n’avez pas appris de moi… » Je n’osai poursuivre : je me rappelais l’orgie et Géronimo[27], l’aventure du fiacre et Belval[28]… « Je me sentais rougir : le pauvre pécheur me vit à l’instant un visage moins sévère. « Eh bien, ne grondons plus, lui dis-je ; mais suspendons vos récits : je veux effacer de mon imagination le vilain tableau qui vient de s’y former, d’un pauvre papillon frais éclos, diapré des plus agréables couleurs, et sur lequel, tandis qu’il se pavane, s’élance une impitoyable araignée qui, l’entraînant dans sa toile, va le sucer tout vif avec délices… Faisons un piquet. (J’allais sonner.) — Il y aurait sans doute un plus agréable moyen de vous distraire, dit-il en m’arrêtant la main… » Je souriais ; déjà les rayons rosés d’une voluptueuse espérance, saillaient de son visage et se réfléchissaient peut-être sur le mien ; mais…

Dans ce moment un de mes gens parut, demandant si les ordres donnés à la porte étaient aussi contre madame de Liesseval, qui, bien que refusée par le suisse, insistait pour entrer. Comme je ne voulais pas compromettre sur nouveaux frais mon ascendant en marquant une faiblesse décidée toutes les fois qu’il pourrait être question de sceller avec mon pupille un traité de paix par des faveurs, je me hâtai de dire, à son grand étonnement, que je recevrais volontiers madame de Liesseval. Il y avait un peu de malice dans mon fait : depuis plus de trois mois, deux êtres avec qui tour à tour je me trouvais sans cesse, n’avaient pas prononcé devant moi le nom l’un de l’autre, et j’avais même plus d’une fois remarqué comme de l’affectation à s’éviter. Mais je déteste trop les petits commérages, pour que, sans autre intérêt que la curiosité, j’eusse pensé jamais à les questionner au sujet de leur évidente bouderie.

C’était autre chose quand il s’agissait d’éplucher à fond mon ami, comme je venais de l’entreprendre : j’allais observer, voir quelle mine se feraient mes boudeurs en présence ; et les deviner, s’il était possible, me promettait un plaisir plus piquant que celui qu’aurait pu me faire une confidence de leur part.

Le soin extrême que Monrose me vit mettre à lire sur sa physionomie, en attendant l’entrée de sa ci-devant amante, fit sans doute qu’il se tint sur ses gardes ; il ne paraissait nullement agité. Son air fut même respectueusement aisé quand madame de Liesseval parut. Elle traînait après elle un vieux cordon-rouge, dont il fallait qu’elle se fût affublée depuis bien peu de jours, à moins que, de plus loin, elle ne m’eût fait mystère de cette importante conquête. Bref, on venait me présenter M. le comte de ***.

Liesseval était in fiocchi ; le barbon, en grande tenue, sa perruque imitant la coiffure de nos plus jeunes habitués de l’œil-de-bœuf[29], l’habit à proportion. La chaussure seule nuisait à l’illusion : des pieds goutteux et peu traitables n’avaient permis que d’amples souliers, décorés au surplus de boucles du plus frais modèle. Une perfide canne encore, auxiliaire indispensable, démentait, en dépit du costume, l’air de jeunesse auquel prétendait visiblement le sexagénaire Adonis. Ce témoin imprévu fut cause, à mon grand regret, qu’il ne pût y avoir, entre madame de Liesseval et Monrose, une explication où je les aurais malignement embarqués, et qui m’eût fort amusée. Au surplus, des regards tour à tour dédaigneux ou foudroyants, tournés de temps en temps sur ce pauvre chevalier, m’apprenaient qu’on l’aimait encore assez pour lui faire l’honneur de le haïr : il fallait bien d’ailleurs, pour cajoler par ricochet le prétentieux vétéran, victimer sous ses yeux une adorable créature, à propos de qui le moindre air plus gracieux pouvait faire naître, chez le vieillard, une dangereuse jalousie. Si Monrose eût été assez roué pour analyser ce manége, ou assez méchant pour vouloir s’en venger, sans doute que, jouant le léger, l’avantageux, il eût pu, par quelque fine impertinence, se faire raison de l’hostile madame de Liesseval ; mais avec un si bon cœur et, surtout alors, si candide, il aima mieux ne rien laisser paraître de ce qu’il était si bien en droit d’afficher. Certain air de pénitence et presque d’intercession, qui ne pouvait avoir aucun sens pour le vieux lieutenant général, eut bientôt émoussé les traits d’un ressentiment factice. L’imprudente Liesseval, rassurée (car sans doute elle avait commencé par craindre), redevint par degrés naturelle, adressa la parole ; on lui répondit, et certainement la grâce de Monrose venait d’être accordée in petto lorsque, après la courte durée d’une visite de présentation, la glorieuse baronne se leva pour aller montrer ailleurs son illustrant esclave, objet ce jour-là d’une tournée de visites dans laquelle on avait bien voulu ne point m’oublier.



CHAPITRE XXX

SUITE DE LA CONFESSION. AVEU DIFFICILE


« Eh bien ! dis-je à mon pupille, fous venez de passer encore un mauvais quart d’heure, et cela par votre faute. Je gage que vous avez assez négligé cette femme pour que vous en ayez fait une ennemie ? — À peu près ; au surplus, les torts ne sont pas tous de mon côté. Mais remettons à parler d’elle : ce qui la regarde se placera naturellement ailleurs… Après le piquet, ou… si vous aimiez mieux vous souvenir de ce que je vous proposais d’y substituer… — Chut ! chut ! interrompis-je, lui fermant la bouche d’une main qui fut à l’instant couverte de baisers ; point de mauvaises pensées. Le piquet était une punition, dont assurément l’alternative n’était pas un excellent procédé que pourtant, si vous vous corrigez, je voudrai bien avoir de temps en temps pour vous, à titre de récompense. Ramenez-moi bien vite chez vos belles de la barrière Blanche, avec lesquelles sans doute vous allez dîner ? Sachons ce qu’y dira d’Aspergue du docteur en bonne fortune avec cette archicatin de Moisimont. « Je n’en suis pas encore tout à fait au dîner, » répondit le conteur en baissant les yeux. À l’intéressante anxiété que trahissait son adorable visage, je devinai qu’ayant à m’avouer quelque chose de bien grave, il craignait de me trouver peu de dispositions à l’indulgence dont il sentait avoir besoin. Cependant il continua :

« Je fus surpris de ne pouvoir fermer l’œil à la suite de ma triple prouesse. Au bout de deux heures une chaleur incommode m’agita ; je souffrais, à… ce qu’on ne nomme point, d’une cuisson que beaucoup de gêne avec mes deux amies ne m’avait pourtant point fait éprouver : comment ressentir les effets de la strangulation à la suite du trajet le plus commode à travers les pays-bas de madame de Flakbach, vraiment tailladée de façon à ne point estropier son monde ! Vers le matin, j’ai le bonheur de m’endormir, mais bientôt une urgente irritation me réveille ; déjà mon linge est empreint d’une humidité menaçante… Le léger besoin que je satisfais me cause quelque douleur… »

Ici je fus cruelle : frappée, comme au théâtre, d’une situation inattendue, je ne pus m’empêcher d’applaudir et de rire à la fois. « Parbleu ! mon cher Monrose, lui dis-je d’un air de raillerie plus offensant que des injures, vous n’avez bien que ce que vous méritez ! Quoi ! cette scélérate de Flakbach n’avait pas dit gare ? — Oh ! mon Dieu, non. — Vous voilà joli garçon ! Après ? » Il poursuivit.

« Avant dix heures mon état fut décidé ; je fis courir Lebrun chez le chirurgien de l’hôtel ; par miracle on trouva chez lui cet homme ; il accourut. Ayant pris connaissance du cas désastreux, il mit ordre à tout ; barbouilla du papier pour l’herboriste et prescrivit un régime… Ne voulait-il pas que je gardasse le lit ! « Quoi ! lui disais-je, je ne pourrai pas dîner quelque part où j’ai promis ! — Il s’agit bien de dîner, ma foi ! De la bonne chère ! des entremets ingrédientés ! des vins ! du café ! des liqueurs ! De la tisane, morbleu ! de bonnes émulsions, de l’eau de poulet ! Vraiment oui ! j’irais vous mettre la bride sur le cou ! vous reviendriez en bel état ! Ne traitez pas ceci de plaisanterie, M. le chevalier. Votre pouls ne dit rien de bon ; et je ne sais pas s’il ne conviendra point, ce soir, de vous ouvrir la veine. » Maudite Flakbach ! infernale empoisonneuse ! voilà donc ce que me coûte ma sotte complaisance à ne pas mortifier ton luxurieux amour-propre !

« Cependant, je ne puis me résoudre à faire attendre vainement après moi mes célestes amies. Écrivons… Mais que leur dire ? que mon bonheur fut un éclair et qu’aussitôt je me trouve plongé dans les ténèbres de l’infortune. — Holà ! mon cher Monrose, abstenez-vous du ton de l’élégie, ou, sans respect pour votre pitoyable situation, je pourrais être assez franche pour vous laisser encore apercevoir combien vous m’y semblez ridicule !

« — L’esculape est à peine sorti, que je fais monter un de mes gens à cheval pour porter à la barrière Blanche la troisième édition d’un billet d’excuse qui n’avait pas le sens commun. Ces dames, jouissant d’un sommeil paisible, le prolongeaient bien au delà de midi. Mon émissaire, croquant le marmot, avait eu beau pester, répéter que sa mission était de conséquence ; qu’on lui avait recommandé de la faire vite et de revenir à toute bride, le refrain de l’imperturbable portier était qu’il avait des ordres, que sous aucun prétexte on n’entrerait chez ses maîtresses avant le petit jour, et que tout ce qu’il pouvait faire était de tuer, en buvant avec l’impatient, tout le temps qu’il lui conviendrait encore d’attendre. En un mot, il était plus de deux heures lorsque enfin le postillon, mille et mille fois maudit, arriva, m’apportant, dans la plus exiguë mais la plus jolie des enveloppes, un poulet doré, lissé, fleuronné, musqué ; j’y lus ce peu de mots écrits en caractères couleur de rose : « Fidèles à nos traités, nous exigeons la même probité de la part de nos amis : ainsi le cher Monrose est attendu mort ou vif ! »



CHAPITRE XXXI

ASSAUT DE FRANCHISE ET DE GÉNÉROSITÉ


« Je pris à l’instant mon parti (continua le conteur). Debout et n’écoutant guères l’orateur Lebrun, qui rabâchait, en m’habillant, toute la kyrielle du menaçant esculape, je me fis donner, dans un élégant négligé, la meilleure tournure qui convînt à mon état de pénitent et de malade… Mes chevaux sont mis, je vole à mon rendez-vous.

« Quoiqu’il fût à peu près trois heures quand j’arrivai, ces dames étaient encore à leur toilette. J’y fus admis. On accourait à moi : quatre bras amoureux s’entr’ouvraient pour m’étreindre ; mais, au lieu de me livrer à leurs flatteurs enlacements, je tombe à genoux, me courbe, et voulant exprimer autant de honte que de repentir, je couvre de mes suppliantes mains des yeux à qui je n’ai pas même permis la douceur de s’élever jusqu’à ceux de mes amantes.

« Eh bien ! eh bien ! s’écrie la tendre Belmont. — Est-il devenu fou ? » repart avec agitation la vive Floricourt. On s’incline, on me relève ; mes pleurs commencent à bouillonner, mon cœur se comprime, je suis près de me trouver mal. Mon trouble a bientôt causé celui des plus aimantes créatures. Dès le premier moment, elles m’ont entraîné dans un cabinet de bains ; j’y suis un peu grondé de n’avoir pas fait attention à une espiègle soubrette devant qui mon extravagant début peut m’avoir compromis… Il est temps enfin de dévoiler mon fatal secret… Je parle net, et sans chercher à fléchir mes juges quand je suis moi-même pénétré du sentiment de ma turpitude ; je raconte tout ce qui m’est arrivé.

« Si ma confession laisse Belmont consternée, elle met Floricourt en fureur. Celle-ci s’élance… « Où cours-tu ? » lui dit avec émotion sa moins pétulante amie, la retenant par son peignoir. « Écrire à cette Flakbach : je veux la voir à cheval au bois de Boulogne avant la nuit, et, mettant une balle dans la tête de l’exécrable Messaline, je prétends délivrer toi, Monrose, moi, l’univers entier d’un monstre qui pourrait se faire un jeu de multiplier ainsi ses assassinats réfléchis !… » Malgré sa très-sincère affliction, Belmont ne put s’empêcher de sourire. « Calme, dit-elle, ce transport martial. N’ajoutons pas à nos malheurs : que le mépris seul nous venge… » Et comme en même temps ses yeux se tournaient de mon côté. « De moi, peut-être ! » m’écriai-je du ton d’un homme qui craindrait d’entendre prononcer son arrêt de mort. « Non, non, Monrose, — non, mon ami, » dirent à la fois mes trop généreuses beautés. Floricourt semblait avoir aussitôt passé de la colère à l’attendrissement. Tels sont les plus violents caractères, qui presque toujours sont aussi les meilleurs. « Ta franchise, continua Belmont, tes remords, tout ce qui décèle en toi l’âme la plus délicate, nous prescrit de te pardonner : tu n’as péché que par la funeste bévue de ton amour-propre égarant ton ingénuité. Non, mon ami, tu ne nous as point offensées : n’est-ce-pas, Floricourt, que nous ne devons pas cesser de l’aimer ? — Je le crois : si, pour mon compte, je voulais me dédire, je ne sais s’il ne me forcerait pas à lui tenir parole, en enrageant… »

Pendant ce récit, je riais sous cape de voir mon candide historien entraîné par sa ponctualité jusqu’à se dire à lui-même, au nom de ses belles, d’assez agréables douceurs. Je me gardai bien de l’embarrasser par une observation qui, par bonheur, ne fut point devinée.

« Ainsi, ma paix était faite, continua-t-il. De doux serrements, des baisers… — mais, hélas ! si différents de ceux de la veille, — m’assurèrent qu’on daignait me conserver une faveur que j’avais si bien mérité de perdre…

« À travers ce traité l’on vint avertir que M. d’Aspergue était survenu. Ces dames ordonnèrent qu’on le fît attendre au salon. Ensuite, d’après l’avis de Floricourt, adopté vivement par son amie, et contre lequel s’élevèrent en vain les scrupules de ma délicatesse, il fut résolu que je demeurerais en prison dans l’hôtel, pour être soigné sous leurs yeux, cet état d’esclavage devant, sous peine de rupture, durer jusqu’à ma parfaite guérison. »



CHAPITRE XXXII

ÉCLAIRCISSEMENT ORAGEUX


« La certitude de n’avoir, par miracle, rien perdu dans le cœur de mes ravissantes amies, me fit oublier pour un instant ma fâcheuse position. Elles achevèrent devant moi de s’habiller. Leur dessein était bien de me sacrifier les Français, quoiqu’il s’agît pour ce jour-là d’une nouveauté de laquelle on augurait diversement, et dont le succès ou la chute semblait intéresser tout Paris[30]. Mais j’insistais pour que, dès ce moment, elles voulussent bien me mettre tout à fait à mon aise en ne se gênant aucunement avec moi. J’obtins donc qu’elles ne se privassent point du spectacle.

« Il me vint une idée, c’était d’engager ces dames à permettre que, ne voulant point dîner comme un homme bien portant, je feignisse d’avoir fait le matin une chute de cheval, d’être saigné et de vouloir observer scrupuleusement une diète ordonnée. Elles comprirent en effet que c’était un bon moyen pour dérouter absolument d’Aspergue, qu’il s’agissait d’ailleurs d’occuper de tout autre chose que de ce qui pouvait m’être relatif.

« À dîner, quoique d’abord on traitât d’Aspergue avec une assez naturelle familiarité, le pénétrant personnage ne laissa pas de paraître intrigué de je ne sais quel air de contrainte et d’humeur dont par degrés les amies cessaient de se rendre maîtresses. Floricourt surtout décelait par moment une impatience expressive : il lui tardait que le service des gens finît pour que nous fussions enfin seuls.

« — Mon cher d’Aspergue, dit-elle pour lors, vous faites sans doute quelque estime de nos personnes et de l’accès que vous avez dans cette maison ? Il va dépendre de vous tout à l’heure de le conserver, ou de vous fermer à jamais notre porte. Il s’agit de nous instruire, en ce moment, avec autant de détails que de vérité, de tout de ce que vous pouvez savoir concernant votre docteur d’hier et celle des provinciales qui a consulté sa science… — Il est aisé, madame… — Ne m’interrompez pas. D’abord, répondez nettement à cette question. Quand vous avez abouché, dans notre maison, ces deux personnages, saviez-vous qu’ils se sont connus ailleurs ? (À cette brusque attaque le blême d’Aspergue eut presque de vives couleurs.) N’hésitez pas, ajouta la vive Floricourt, il nous faut la vérité : elle seule peut aider à vous absoudre. — Eh bien, madame, répondit-il, non sans effort, j’avoue que j’étais instruit d’une liaison antérieure entre les personnes dont vous vous informez. — Ainsi, monsieur, vos demi-confidences étaient un piége, et dans l’intrigue de l’entrevue que vous avez procurée, avec assez d’artifice, c’était madame de Belmont et moi que vous trouviez bon de mystifier ! Nous vous demanderons tout à l’heure à quelle fin. Maintenant savez-vous ce qui peut s’être passé de plus qu’une prétendue consultation dans l’arrière-salon, avant que vous y fussiez appelé ? — Une explication très-importante sans doute. — Et quoi encore ? (Floricourt pétillait de colère.) — Quoi ? madame ! s’il m’était permis d’interprêter l’agitation où je vous vois, j’aurais lieu de craindre qu’on n’ait abusé… — Vous y voilà ! Vos insolents présentés y ont fait ce qu’on ne se permet, hors de chez soi, qu’en des lieux… dans lesquels au surplus l’un et l’autre m’ont bien l’air d’avoir fait leur cours d’éducation !

— Vous m’atterrez, madame. D’honneur ! si j’avais pu soupçonner le moins du monde des personnes auxquelles j’ai pris jusqu’ici beaucoup d’intérêt, d’être capables de manquer au respect que vous êtes faites pour inspirer… je vous jure… — Point de serment, monsieur ; il faut vous en croire sur un simple aveu : d’abord en considération de nous-mêmes, qui savons nous rendre justice ; ensuite à cause de vous ; car si vous pouviez avoir, dans tout ceci, le moindre tort de plus que l’imprudence d’un homme superficiel, et qui se jette volontiers à la tête des premiers venus, il ne nous serait plus possible de vous voir. Au fait enfin : déclinez-nous sans la moindre ambiguïté tous les rapports qui existent entre vos impudents personnages. Monsieur (en me montrant) n’est point de trop. Témoin avec nous… — Témoin ! s’écrie d’Aspergue, je suis pétrifié ! Quoi ! devant vous !… — Peu s’en est fallu ; de même que nous avons tout entendu, nous risquions de tout voir, si, à l’instant d’ouvrir une porte, l’indiscrétion d’un bavardage assez bruyant ne nous eût avertis de ce qui se passait. — Oh ! sur ce pied, madame, repartit d’Aspergue avec un mouvement d’indignation fortement prononcé, je vais vous dire tout ce que je sais, et me confesser ainsi de ma part, très-vénielle, d’une faute que je déteste. Heureux si je puis, après m’être justifié, vous paraître digne d’un pardon que vous ne pourriez me refuser sans faire le malheur du reste de ma vie. »



CHAPITRE XXXIII

COMMENT, EN PROVINCE, ON RÉUSSIT À
SINGER PARIS


Je réclame votre indulgence, ami lecteur, pour ma manière de conter, dont j’avoue la bizarrerie, mais qui est d’habitude, et qu’il n’est pas en mon pouvoir de réformer. Je sens ce que vous devez avoir de peine à suivre des yeux, dans l’air, une balle que plusieurs joueurs lancent et se renvoyent tour à tour. C’est tantôt moi, tantôt Monrose qui parle ; un moment après quelque personnage épisodique s’empare du récit. Tous ces bonds doivent fatiguer votre attention et votre complaisance à me suivre ; mais souffrez une petite comparaison. Autrefois, un roman, de même qu’une histoire qu’il représente, était un jardin régulier, un parc, où se faisait remarquer une symétrique ordonnance : le goût a changé. Maintenant on se plaît dans de petits dédales tortueux, et l’on y fait grâce au désordre du tout, pourvu que chaque partie présente quelque chose d’agréable. Imaginez-vous, cher lecteur, que cette rapsodie est un jardin anglais. Pardonnez-moi la confusion que vous y rencontrez, et soyez content, pourvu que, chemin faisant, quelques détails du moins supportables vous occupent. Vous serez bien surpris, à la fin, de voir que rien de ce que je vous aurai conté n’était inutile. Je conviens qu’il n’y a pas d’étoile au milieu de mon parc, et qu’il y manque une grande et belle allée, au bout de laquelle vous puissiez voir, de très-loin, la décoration du dénouement ; mais errez toujours sur ma parole ; je ne vous égarerai point, et nous arriverons enfin quelque part. Sur ce pied, commencez dès maintenant à trouver bon que, d’Aspergue parlant devant Monrose, qui me met au fait de ce que je vais vous dire, les détails suivants vous parviennent ainsi de la quatrième main :

« Mimi, dit d’Aspergue, fut une enfant gâtée. Son père, très-estimable magistrat, l’adorait, et lui faisait donner une excellente éducation, à laquelle une mère étourdie et folle de plaisir était incapable de présider. Mais ce galant homme mourut trop tôt. Celle qui lui survivait crut marquer aussi beaucoup de tendresse à leur fille unique, en la faisant exister, encore enfant, comme elle-même se plaisait à vivre, c’est-à-dire dans le tourbillon du monde et des amusements, libre, entourée, sans argus qui veillât sur sa conduite, sans qui que ce fût de sensé qui pût, au besoin, prévenir ses étourderies, ou la mettre sur la voie des louables habitudes. À seize ans, Mimi savait tout, et parlait de tout ce qu’une demoiselle doit faire du moins semblant d’ignorer. Les lectures fortes en tout genre lui étaient familières. Très-jolie, ayant de la grâce, musicienne, danseuse distinguée, elle ne pouvait manquer de faire des passions. Tous ces galantins d’une ville de province qui n’ont autre chose à faire qu’à soupirer en vers, en prose, pour une Iris, étaient couchés sur sa liste. Mimi, hère et même hautaine (c’est son malheureux défaut), n’avait garde de favoriser aucun de ses amants ostensibles : leur servage alimentait sa vanité. Sa rigueur, à travers tant d’occasions d’être faible, lui faisait, dans sa province, une réputation. Mais on n’a pas impunément dix-huit ans enfin, la tête pleine des plus chatouilleux romans, et le cœur électrisé par une cohue d’adorateurs, dont plusieurs, abjurant le sentiment, attaquaient avec de plus sûres armes ! Le mezzo-termine que Mimi choisit entre son orgueil et ses secrets désirs, fut de se donner Vanidor, pour lors acteur d’une troupe qui chaque hiver se fixe dans la ville où demeurait notre héroïne. Vanidor, bon musicien, donnait des leçons ; non-seulement il poussa Mimi dans l’art du chant, mais il perfectionna surtout les admirables dispositions qu’elle avait à devenir, avec l’aide des libertins, la plus dévergondée des femmes dans le tête-à-tête, si elle pouvait conserver, avec beaucoup d’hypocrisie, le décorum d’une honnête personne en public. On était bien éloigné d’imaginer que Mimi pût favoriser quelqu’un ; mais si l’on avait voulu lui faire cette injure, on aurait nommé toute la ville avant de penser à Vanidor, capricieusement traité, mortifié, ravalé plus bas même que ne le comportait son état de comédien et de coureur de cachets. Tel est le caprice des humains que Vanidor, mieux accueilli, plus agréablement favorisé dans d’autres maisons, préférait pourtant sa tyrannique maîtresse, et ne pouvait s’en détacher. Il avait une autre faiblesse, et c’est celle qui le perdit. D’assez heureuses fortunes dans la bonne société ne le rendaient point insensible aux dangereuses agaceries de celles des dames du spectacle qui pouvaient faire cas de son talent au boudoir. Vanidor faisait volontiers leur partie ; une carogne de duègne le gâta. Des germes corrupteurs, dont le développement devait par malheur être lent, furent disséminés par lui bien avant qu’il s’en sentît infecté lui-même. L’altière Mimi surtout en avait outrément subi la contagieuse inoculation. C’était vers la fin de l’année comique[31].

« Vanidor partit avec la troupe, de laquelle il demeura toutefois quelques traîneurs, écloppés déjà, comme il devait bientôt l’être lui-même.

« Cependant les roses de la belle Mimi pâlissaient à vue d’œil ; une teinte jaunâtre éteignait sa carnation ; ses lèvres devenaient violaces. Voilà dès ce moment toute la clique amoureuse en alarmes, et s’écriant que la nature, piquée d’avoir vainement pressé l’ingrate Mimi de lui payer son tribut, l’abandonne, et la menace de ruiner ses attraits. L’occasion était belle pour redoubler de galants transports, pour jeter le gant à l’interne ennemie de la beauté et, sans figure, pour solliciter la main de l’attrayante malade. Le tendre, le galant, le passionné Moisimont, coryphée de la jeunesse de robe du lieu, l’homme à la mode, l’ex-favori de la mère, de cette mère qui, pour être elle-même plus indépendante, brûlait de se débarrasser de sa fille, en un mot, l’heureux Moisimont fit pencher la balance en sa faveur ; il épousa.

« Cette grande victoire était à peine remportée, que Vanidor, enfin pleinement éclairé sur son état propre, et en même temps averti par Saint-Far (l’un de ses camarades demeuré en arrière) que la belle écolière venait de se marier, pour tâcher de guérir d’une maladie ordinaire aux jouvencelles trop austères dans le célibat ; Vanidor, dis-je, ne pouvant donner dans le sens littéral de cet avis, sut à l’instant de quelle nature était l’indisposition de sa fringante écolière ; il lui écrivit une lettre que ce Saint-Far devait remettre en mains propres… — Nous sommes au fait de cette circonstance, interrompit madame de Floricourt ; nous savons que, par un mouvement de hauteur assez ridicule, la Moisimont brûla, sans le lire, un écrit qui pouvait la sauver ; allez. — M. de Moisimont, continua d’Aspergue, avait beau travailler de tout son pouvoir à déraciner certaines fleurs dépravées, le jardin de sa chère Mimi s’obstinait, comme de raison, à n’en pas produire de plus bénignes : bien loin de là. Mais, par bonheur pour une épouse trop près d’être reconnue bien coupable, M. de Moisimont, en dépit de sa belle passion, avait eu lui-même un instant de succès auprès de certaine directrice qui s’était donné de grands mouvements pour avoir des partisans dans la magistrature ; le délicat époux vint donc à se persuader que, loin de devoir s’en prendre à sa moitié, d’un accident très-déclaré dont il souffrait beaucoup, il avait au contraire à se reprocher d’avoir communiqué sans doute à son ingénue un second mal plus funeste que celui dont il s’était flatté de la guérir. Quel abus de confiance de sa part ! quel outrage à l’amour ! quel crime !… Dès lors il s’empresse, il prie sur tous les tons celle qu’il croit être sa victime, de permettre que la Faculté prenne enfin connaissance de son état. Elle, de refuser et d’assurer, avec une sécurité qui la justifie de mieux en mieux, que le remède naturel dont elle attend sa guérison, est trop doux pour que jamais elle essaie d’un autre. Bref, avec un caractère assez mou, M. de Moisimont ne pouvant rien gagner sur un esprit altier qu’effarouchait le seul nom du devoir, et le vilain mal ne laissant pas d’aggraver son ravage, il fallut bien user de détours pour tâcher d’arriver enfin au but d’un traitement. Ici, mesdames, je commence à jouer quelque rôle dans les mutuels intérêts de la jeune personne et de l’innocemment perfide Vanidor. » Le café qui parut permit à d’Aspergue de respirer : comme lui je reprends haleine.




CHAPITRE XXXIV

DÉNOUEMENT DE LA SCÈNE DU DOCTEUR


« Vanidor, continua d’Aspergue, venait d’être appelé à Paris pour doubler en troisième un emploi, à l’un de nos plus honorables théâtres. Je le connaissais de longue date, nous nous liâmes plus étroitement. J’étais aussi le correspondant littéraire de M. de Moisimont, fort jaloux de brillotter dans les petites congrégations académiques. Un jour, comme je nommais ces époux en présence de Vanidor, devenu à Paris M. de Rosimont, il parut enchanté de trouver inopinément quelqu’un qui pût devenir un intermédiaire propice entre eux et lui : cette convenance me valut d’apprendre son épineux secret.

« Le résultat de différentes conversations que nous eûmes à ce sujet, fut que j’attirerais à Paris M. de Moisimont, en le flattant qu’il y percerait au moyen de son portefeuille, duement bourré de pièces fugitives. Les intéressés une fois rapprochés, ce serait des circonstances qu’on prendrait conseil pour se rencontrer, se parler, et faire enfin cesser le malentendu des indispositions de la belle provinciale. Celle-ci avait beau jeu contre son époux, sur qui se trouverait bientôt tomber à plein tout l’odieux de la commune maladie. La seule difficulté qui restât d’après ce plan, naissait de la bégueulerie de madame de Moisimont, qui, plus hautaine encore depuis qu’elle était devenue présidente, ne consentirait jamais à revoir, pour un éclaircissement, M. de Rosimont, plus obscur à Paris à la troisième place, qu’il ne l’était primant en province. Écrire ? il craignait de se compromettre. Je refusais avec obstination d’être porteur de paroles.

« Entre temps, les époux arrivèrent ; Rosimont, assez intelligent mystificateur, imagina le déguisement que nous avons vu, sous lequel encore je ne voulais même pas me charger de l’introduire directement chez sa belle. À la fin, pressé, supplié, tourmenté… je jetai les yeux sur votre maison, espérant peu, je vous l’avoue, de vous engager à mettre du vôtre dans une bonne action qui regardait une femme à laquelle vous ne pouviez prendre intérêt ; mais votre infinie bonté… — C’est assez ! interrompit madame de Floricourt ; du moins votre motif peut faire excuser votre excessive étourderie… — Mille et mille pardons, mesdames, ajouta d’Aspergue ; je croyais vous donner hier, à ce souper, une scène amusante qui ne serait ensuite devenue sérieuse que pour les deux individus intéressés, mais tout nous a contrariés. M. de Moisimont, que nous supposions devoir saisir avec enthousiasme l’occasion d’un docteur bel-esprit, dont je faisais un grand éloge, est allé, je ne sais à propos de quoi, se concentrer dans une sotte admiration pour une momie ! Vous-même, mesdames, vous étiez à mille lieues de nous, et je ne vous ai pas reconnu, je l’avoue, cette attention enchanteresse qu’à l’ordinaire vous savez si bien partager entre les personnes qui ont le bonheur de vous approcher. Le faux docteur ne tarda pas à s’apercevoir que ses frais généraux d’amabilité seraient en pure perte auprès de vous, dont surtout il brûlait de mériter le suffrage ; il lui convint donc de se renfermer dans le petit cercle de trois ou quatre personnes qui l’écoutaient, et desquelles par bonheur s’est trouvée celle qu’il avait exclusivement intérêt à fixer… — Le chaos se débrouille un peu pour moi, dit, en l’interrompant, la charmante Belmont ; une seule chose me chiffonne l’imagination : comment votre docteur Rosimont, qui, ne vous en déplaise, m’a paru épouvantable, peut-il, une fois dans sa vie, avoir plu ? — Pouvez-vous, belle dame, me faire sérieusement cette question enfantine ! Ce paquet, ce rondon à trogne cramoisie, est, au naturel, un fort joli garçon, au visage plein, mais sans bouffissures ; il avait hier, sous ses joues, deux grosses figues sèches, afin de les exhausser : aussi aurez-vous pu remarquer qu’il avait quelque embarras à parler, et qu’il n’a pris qu’un bouillon. Ses sourcils blonds étaient convertis en deux arcs larges, durs et rapprochés, peints au charbon de liège. La perruque, horriblement descendue sur le front, ajoutait au ridicule affecté de ce visage, dont la barbe bleue était encore un effet de l’art. Quant au mannequin, le ventre, les cuisses, les jambes, les bras, tout était exagéré au moyen de coussinets et de bandages, jusqu’à concurrence de remplir un vaste habit, pris à la friperie. Si par accident vous vous fussiez avisées d’ouvrir cette fatale porte de laquelle vous avez tant approché, vous eussiez vu le faux docteur délivré de sa laidement belle perruque, de son noir, de son rouge, de son bleu, sans ventre, etc. ; vous eussiez compris alors que son ridicule embonpoint n’était du haut en bas qu’imposture. D’après ces détails, vous concevez comment le démoli docteur ne pouvait reparaître au salon. C’était pour favoriser sa retraite qu’on m’appela. J’étais utile pour procurer un fiacre, qui, à la porte de derrière, a reçu l’ex-docteur reconduit, avec sa défroque, jusque-là par moi seul…

« Daignez me juger maintenant et voyez si, protestant en homme d’honneur contre tout ce qui n’a pas été la comédie et l’explication, je dois, pour avoir fait une bonne action, avec des moyens imprudents sans doute, perdre l’estime et l’amitié de deux personnes à qui je sacrifierais, sans hésiter, les trois quarts de mes innombrables connaissances. »



CHAPITRE XXXV

QUI N’A PAS BESOIN D’ARGUMENT


« Écoutez, mon cher d’Aspergue, lui dit madame de Floricourt ; pour mon compte, et je pense que Belmont pensera comme moi, je veux bien ne plus vous jeter le chat aux jambes à propos de tout ce micmac d’hier, mais voyez à votre tour si vous êtes homme à remplir les conditions auxquelles nous pourrons vous absoudre. — D’avance, je souscris à tout. — Eh bien ! vous trouverez bon de ne nous voir, jusqu’à nouvel ordre, qu’à nos loges, dont vous savez les jours, et vous aurez grand soin de ne nous proposer jamais de recevoir qui que ce soit qui n’aurait que vous pour nous en répondre. » La pilule, était amère sans doute pour un homme infiniment jaloux de s’entremettre, et qui se fait peut-être on ne sait quelle ressource d’impatroniser les étrangers. Il n’osa pourtant murmurer contre un arrêt qui du moins lui laissait pour lui-même une pierre d’attente. « C’est encore vous, continua madame de Floricourt, qui nous avez malheureusement embâtées de cette Flakbach. — Ah ! madame ! se hâta d’interrompre le rassuré d’Aspergue, vous n’avez du moins aucune plainte à porter contre celle-ci, de laquelle, au contraire, vous m’avez fait quelquefois l’éloge. » Floricourt, déjà rouge de colère, allait s’emporter et peut-être en dire trop ; l’adroite Belmont lui fit à propos un signe, et prenant la parole avec dignité, mais sans aigreur :

« Eh bien ! monsieur, dit-elle, maintenant des raisons, dont il ne nous plaira de rendre compte à personne, nous font un devoir de ne nous rencontrer jamais avec cette femme, et nous aviserons aux moyens de le lui faire savoir. »

« Le rôle du maladroit d’Aspergue n’était plus soutenable. « Mesdames, dit-il en se levant, quand je vois chasser impitoyablement de chez vous cinq ou six personnes que j’y avais introduites, je dois être assez délicat pour me punir de vous les avoir présentées, et je me résigne à toute la rigueur de ma disgrâce, pour jusqu’au terme qu’il vous plaira de fixer à sa durée. » À ces mots il sortit aussi visiblement piqué que le peu de caractère de cette physionomie pouvait permettre qu’on le remarquât. Je fus, pour mon compte, enchanté de voir ainsi finir des discussions dans lesquelles je mourais de peur de me voir peut-être enfin indiscrètement mêlé.

« Tout ceci, dit fort sensément la douce Belmont, doit nous engager à tamiser notre société. Quant à moi, je boude l’univers, et si tu veux, Floricourt, nous serons inaccessibles pendant un siècle. Pour lors, toutes deux uniquement occupées de notre charmant prisonnier et nous suffisant à nous-mêmes, nous laisserons expirer, faute d’aliment, une multitude de petites liaisons dont l’expérience nous apprend que, la plupart inutiles, elles peuvent aussi devenir dangereuses. » Floricourt n’opposa rien à ce projet prudent et louable.

« On vint les avertir que la voiture était prête. Elles donnèrent les ordres nécessaires pour mon petit emménagement. Lebrun, que j’avais fait venir, tomba des nues quand il sut qu’il s’agissait pour lui de venir s’établir avec moi secrètement à la barrière Blanche. Sa raison humoriste eut bien des objections à faire contre ce changement de séjour, mais je le mis au pied du mur, en l’assurant que c’était à cause de vous, ma chère comtesse… — À cause de moi ! — Oui, sans doute, ne pouvant me résoudre à faire, dans votre hôtel, des remèdes qui, tôt ou tard, trahiraient une position dont j’assurais que pour tout l’or du monde je ne voudrais pas que vous pussiez être instruite. Bref, ce fut pour déguiser mon déplacement que je prétextai ce prompt voyage en Bretagne, pour lequel, ne devant être absent que quinze jours, je le fus néanmoins pendant près de six semaines, stratagème dont votre confiante amitié fut complétement la dupe…

« — Ainsi donc, monsieur, lui dis-je, un nouvel engagement obtenait de votre part la préférence sur l’attachement le plus éprouvé ! Des étrangères, des folles, vous arrachaient de chez votre meilleure amie ! Voyez à quelle distance des vrais devoirs peut être jeté le plus galant homme par les cahots d’un tourbillon désordonné ! Je me flatte au surplus que la suite de votre histoire ne ressemble point à ce que vous m’en avez appris : je n’aurais pas, je vous l’avoue, le courage de l’entendre. — Le plus bourbeux est écouté. — Nous ne dirons donc rien de ces dames qui vous parlèrent à la sortie de l’Opéra ? — Une seule a rendu nécessaire que je vous entretienne d’elle. Tout le reste ne signifie rien et peut être omis. En somme, attendez-vous à me voir, sinon plus sage, du moins d’un peu meilleure compagnie. — À la bonne heure ! À cette seule condition, je veux bien promettre de vous donner, demain, pour la suite de votre roman, une nouvelle audience. »



CHAPITRE XXXVI

MONROSE REPREND LE FIL DE SON RÉCIT


« Le retour de mes adorables hôtesses s’annonça par la plus pétulante gaîté. Ces dames avaient eu vis-à-vis d’elles, au spectacle, les deux provinciales de la veille, avec leurs maris, tous quatre aux petits soins auprès de l’illustre baronne de Flakbach, livrée à ces hommages par le flegmatique d’Aspergue, en sixième dans leur loge.

« — Cette folle de Floricourt, me dit madame de Belmont, ne voulait-elle pas faire une scène ; attendre, pour la première fois de sa vie, la fin du spectacle ; se trouver au vestibule avec toute la clique, et noter à jamais d’infamie cette vipère de Flakbach ! Jugez un peu du scandale qu’aurait fait un pareil éclat ! Au surplus, comme tous les combats ne se donnent pas corps à corps, la mystifiante caravane n’a pas laissé de souffrir de nos attaques ; je dis de celles de Floricourt, qui n’a cessé de ricaner, de lorgner et de plier les épaules, car j’ai gardé, moi, tant que je l’ai pu, une décente neutralité. »

« Il est en effet impossible d’imaginer quelque chose de plus ridicule que ce qui se peignait à mon imagination d’après le récit de la spirituelle Belmont.

« L’ex-tragédienne tranchait de la duchesse, se renversait nonchalamment pour écouter, avec un théâtral abandon, son fade Moisimont, celui-ci en frais extrêmes d’éloquence, commandé à la baguette et souvent sorti, rentré on ne sait à propos de quels caprices. D’ailleurs, ces deux tourtereaux avaient l’air d’ignorer totalement qu’on était au spectacle. Mimi, fort négligée, sans rouge, pourtant très-jolie si elle n’avait pas été verte comme un chou, s’agitait, soit ennui, soit manières ; lorgnait cavalièrement les jeunes acteurs, le balcon et par-ci par-là quelques freluquets du parterre. La grasse amie, ressemblant bourgeoisement à quelque ragoûtante nièce de chanoine, frappait comme un briquet sur le froid d’Aspergue, qui ne donnait pas la moindre étincelle. Par-dessus tout ce monde-là, l’autre mari, allongeant le cou, bouche béante, dévorant d’attention la pièce et les acteurs, et pestant parfois contre sa femme, à cause d’un caquetage qui troublait ses spirituelles jouissances. Tel était le tableau dont l’hostile Floricourt ne pouvait s’arracher, et qu’elle mourait d’envie de rendre tragique, mais dont Belmont, d’un autre caractère, avait eu le bon sens de beaucoup s’amuser.

« Cependant le temps où j’avais été seul, ne s’était pas vainement écoulé pour moi. J’étais arrangé dans une jolie pièce entre les deux chambres à coucher. Quel voisinage pour un malade de mon espèce ! J’avais aussi vu le docteur. Mon état n’annonçait pas devoir devenir aussi rigoureux que la promptitude des accidents semblait m’en avoir menacé. J’étais dispensé de la saignée. On me bornait à la stricte observation des remèdes et du régime, le tout, au surplus, secondé d’une imperturbable continence ; c’est-à-dire qu’on me condamnait au supplice de Tantale. Que dis-je ! Tantale n’avait que faim et soif : je brûlais d’un double et réciproque amour ! Ah ! j’étais bien plus à plaindre !

« Puisque je vous ai promis, ma chère comtesse, d’être vrai sans réserve, il est nécessaire que je vous conte quel étrange conseil se tint entre ces dames et moi dès le premier soir de notre société nouvelle. Floricourt prétendait que nous devions passer tous trois la nuit ensemble qu’il était généreux de me prouver qu’on m’aimait assez pour vouloir partager ma disgrâce, et que lorsque tout serait commun entre nous, on procéderait de même en commun à la cure. Belmont rejettait bien loin cet avis extravagant.

« — Le vôtre ? interrompis-je ; vous étiez, je gage, pour coucher ? — J’étais, je vous l’avoue, étrangement combattu. Je détestais, il est vrai, l’idée criminelle d’empoisonner deux femmes qui me montraient à l’envi tant d’amour ; mais elles étaient si désirables ! et comment me persuader que dans un état de perpétuelle tentation, tôt ou tard quelque instant d’oubli ne me rendrait pas coupable envers elles d’une galante ingratitude ! Leur libre volonté m’aurait sauvé la honte d’une aussi perverse faiblesse. — Hommes ! hommes ! ne pus-je m’empêcher de m’écrier, que vous êtes au-dessous de nous ! » Monrose poursuivit :

« Après un débat assez vif, où d’ailleurs j’étais neutre, Floricourt, dans un moment de fougue, allait trancher la difficulté ; déjà debout et me tenant la main, elle m’entraînait chez elle ; mais, à l’instant Belmont se jette entre nous : « Non, non, Floricourt, tu ne te dégraderas pas à ce point. — Si tu me blâmes, riposte mon emportée ravisseuse, tu ne connais rien à l’amour… — Si le délire des sens peut t’égarer, réplique avec dignité Belmont, toujours opposante, tu ne connais rien toi-même à l’amitié… Monrose (ajoute-t-elle, tournant vers moi des yeux humides et parlant si tendrement que mon cœur en fut brisé), si vous nous aimez… » Je ne laisse point achever ce qu’elle avait à me dire ; ma main s’efforce d’échapper de celle de Floricourt, qui frémit en lui résistant. Cependant je deviens libre ; un moment de stupeur nous paralyse en situation ; le groupe se décompose, c’est la fin de l’orage : nous rentrons muets, calmes en apparence, et bientôt chacun va se mettre au lit séparément. »



CHAPITRE XXXVII

CONVALESCENCE. ROMANS. PLAIDOYER. C’EST
TOUJOURS MONROSE QUI ME PARLE


« Heureux, ma chère comtesse, mille et mille fois heureux le malade dont l’amour daigne se faire le complaisant hospitalier ! Qu’il est doux de se voir présenter par les plus belles mains du monde les breuvages nécessaires à la guérison ! Qu’on a de plaisir à les savourer quand on peut se dire : « La fin de tout ceci sera le comble de la félicité ! » Quelle gaîté ne répandaient pas sur les plus humiliants détails de mon traitement les étonnants services de deux petites maîtresses se disputant près de moi le soin des lotions et jusqu’à l’intromission de certains remèdes quand j’affectais d’en épargner à mes gens eux-mêmes le procédé burlesque ! Oui, telle était la folie de mes charmantes gardes-malade, qu’il m’était défendu de me médicamenter moi-même d’aucune manière, et que le grave Lebrun était également dépossédé de cette portion des droits de son état auprès de ma personne. C’est ainsi que le triste accomplissement des volontés du docteur dégénérait en récréations bouffonnes, et trompait mon affreuse disgrâce. Combien de fois pourtant, principalement les premiers jours, mes féminins esculapes me mirent au supplice, moins par leurs soins stimulants que par la précaution de ne me traiter jamais qu’ensemble, comme ces dames en avaient fait entre elles l’inviolable serment ! C’est surtout cette réunion qui, doublant mes tentations, soufflait à l’excès le feu de mon amour et mutinait de cuisants désirs, au point de les rendre enfin insupportables. En vain des faveurs de plus d’un genre, mais qui n’étaient que fleurs pour moi, charmaient-elles mon état de privation, et m’assuraient-elles que j’occupais amoureusement deux êtres parfaitement sensibles ! C’était emprunter encore où je me désolais de ne pouvoir au contraire répandre mes richesses. Le plaisir que je donnais excitait ma jalouse envie : une invalide partie de moi-même reprochait, avec rage, surtout à mes baisers, cette fantasque usurpation de ses droits légitimes. J’achetais ainsi bien cher un simulacre de bonheur.

« À cela près, je menais, dans mon hôpital, une vie bien douce. Floricourt, fille d’un artiste distingué, peignait elle-même en artiste. Belmont savait chanter et jouer de la harpe… comme plaire, comme aimer. Elles cultivaient à l’envi mes talents à demi-formés pour le dessin et la musique. Je faisais avec ces maîtresses des progrès surprenants. L’Amour enseigne bien mieux qu’Apollon lui-même : je l’éprouvais.

« Cinq semaines se passèrent ainsi, pendant lesquelles on ne me quitta jamais, si ce n’était pour aller furtivement à quelque spectacle. Pendant ce temps-là je guéris et j’atteignis l’un des plus beaux moments que puisse souhaiter un jeune mondain un peu jaloux de sa figure. Cet heureux point fut habilement saisi par les galants pinceaux de Floricourt, qui, dans un tableau de demi-nature, me peignit deux fois, avec une parfaite ressemblance, chacun des deux moi, mourant du baiser d’une femme céleste ; ces femmes étaient… l’artiste elle-même et notre amie ; derrière nous l’Amour, souriant, achevait de graver avec un de ses traits sur un vase de fleurs : « Et tous quatre ne font qu’un. »

« — Vous finirez, interrompis-je, par me raccommoder avec ces femmes. À vous entendre, on dirait que cela sait aimer et même avec délicatesse ! Comment concilier cette conduite avec mille traits qu’on sait d’elles… en un mot, avec leur réputation ? — Votre réflexion est juste, répondit mon neveu ; il est très-vrai que ces dames sont confondues, dans l’opinion du public, avec une infinité d’autres auxquelles il refuse son estime. Mais malgré le respect qu’on doit à ses jugements, qui ne sait combien le plus souvent ils sont injustes ! Si ce public, toujours avare d’éloges, préconise parfois le faux mérite ou les vices adroitement masqués, doit-on s’étonner que, s’attachant à des apparences défavorables, il prononce légèrement de rigoureux arrêts contre des personnes qui, mieux examinées, entraîneraient peut-être ses suffrages ? Vous devez savoir mieux que moi, ma chère comtesse, qu’à Paris surtout on est le jouet de mille chocs qui, nous jetant çà et là, en dépit de notre naturel et de nos affections, modifient et souvent dénaturent notre existence, au point de nous rendre enfin méconnaissables à nous-mêmes : mes belles amies étaient toutes deux dans ce cas.

« La nature s’était épuisée en leur faveur ; d’étranges hasards leur avaient préparé des disgrâces cruelles, et, comme tant d’autres, elles s’étaient accrochées, dans leur naufrage, à la planche de la galanterie, qui sauve toutes les jolies femmes qui le veulent bien ; ce qui vaut mieux sans doute pour elles que de périr. Le roman de madame de Belmont était surtout un affreux tissu d’innocentes horreurs.

« Une abbesse de haut rang, esprit fort, avait séduit, âgé de seize ans, le fils naturel dont elle était autrefois accouchée : une fille était le fruit de cet inceste. Lucette, secrètement élevée chez des gens du peuple, mais n’ayant point été négligée, fut retirée de là dès qu’elle eut quatorze ans. Dans un bienfaiteur jeune encore et séduisant, elle était bien éloignée de soupçonner un père ; elle espérait plutôt d’y rencontrer un époux. Le premier homme pour lequel avait parlé son cœur triompha sans effort d’une raison qu’on n’avait armée d’aucun préjugé. Lucette, presque aussitôt amante que protégée, donna bientôt aussi des signes de sa prochaine maternité. Sur ces entrefaites, ce père, ce frère méconnu, ce protecteur, cet amant tomba dangereusement malade ; la Faculté lui signifia l’arrêt d’une mort inévitable. Il était riche, ayant été joueur adroit, habile et rusé spéculateur, ayant, en un mot, pratiqué avec un extrême bonheur le système du rem, quocumque modo rem d’Horace[32] : il lui restait donc un moyen de réparer les outrages faits à la candide Lucette, à qui d’ailleurs le sang accordait tant de droits. Que ne se borna-t-il, cet homme criminel, à donner tout son bien ! Mais un imprudent scrupule lui fit aussi révéler à sa future héritière tous les honteux secrets de son origine et de ses premières amours. Cependant la cynique aïeule vivait encore. Elle tenait à tout. On s’employa pour procurer à Lucette un époux. On trouva, sans beaucoup de peine, un gentilhomme aussi pauvre d’honneur que de biens et de préjugés, qui, sachant très-bien qu’il allait épouser une bâtarde enceinte, ne laissa pas de vendre son nom pour vernir la mère et le futur enfant. Au surplus, on ne fit point à cet homme la dangereuse confidence des mystères plus particuliers de la généalogie de son épouse : il l’avait prise comme fille naturelle de gens de qualité. La dot était considérable et comptant, ce que Crispin rival reconnaît judicieusement être préférable, étant plus portatif. En effet, l’incestueux beau-père et beau-frère n’eut pas plutôt fermé les yeux, que M. de Belmont voyagea, gaspilla, joua, ruina sa malheureuse bienfaitrice, et la rendit plus malheureuse encore par des procédés brutaux et par d’indignes reproches. Lorsque tout fut au pis, il convint à M. de Belmont de chercher sa sûreté dans un volontaire exil. Cependant, soutenu, malgré ses déportements, par l’abbesse, philosophiquement indulgente pour le crime et jalouse de montrer quelque pouvoir, M. de Belmont eut encore le bonheur d’obtenir un emploi militaire décent et lucratif sous un autre hémisphère. Son épouse, respirant enfin, mais sans ressources et dédaignant de se jeter dans les bras d’une aïeule auteur de tant de maux, madame de Belmont, dis-je, préféra de composer seule avec la fortune ; on lui donnait de bons conseils, elle les suivit : des amis généreux l’eurent bientôt indemnisée de toutes ses pertes et consolée de ses étranges malheurs[33].

« Le destin de madame de Floricourt, beaucoup moins bigarré, n’avait pas été plus doux. Élevée au sein des beaux-arts, elle avait fait, à quinze ans, la passion d’un magot fou de peinture et de jolies femmes ; qui n’avait d’ailleurs aucune espèce de mérite, mais, en revanche, plus de travers encore que de difformités. Ce vilain homme n’ayant pu supporter décemment le premier grade de cocu que sa femme s’était avisée de lui conférer, il y eut entre eux une rupture d’éclat ; l’objet de la fortune fut ainsi manqué pour la charmante Floricourt ; mais la très-modique pension à laquelle on la bornait, ne pouvant suffire à cette femme sensuelle, et chez qui le goût du faste était le plus raffiné, bientôt, ainsi que Belmont, elle prit le parti de s’entourer d’amis galants et prodigues. Vous voyez, chère comtesse, que malheureuses dans tout ce qui leur était étranger, ces dames furent entraînées par ce torrent où tant d’autres, que rien ne peut excuser, se précipitent d’elles-mêmes avec délices. Mes hôtesses ont donc, selon moi, de grands droits à l’indulgence, et c’est à leur égard surtout qu’on peut dire, comme on ferait bien de l’appliquer à tout le monde : « Tout est ici-bas pour le mieux. »



CHAPITRE XXXVIII

NÉCESSAIRE ET PEUT-ÊTRE INTÉRESSANT


Quoique bien convaincue de la justesse de l’axiôme cité, mes fonctions de censeur me défendaient d’y applaudir. Cette thèse ne fut donc point poussée. Monrose continua :

« Grâce à cette tolérance que j’ai pour le reste de mes jours vouée à l’humaine faiblesse, je pus me faire une raison sur de petits revers capables de désespérer qui n’aurait eu que mes passions sans un peu de saine philosophie. Tout le bon temps dont mes célestes hôtesses auraient volontiers disposé uniquement en ma faveur, s’était écoulé sans beaucoup de fruit pour moi ; l’impérieuse voix de la nécessité leur criait, plus haut de jour en jour, de nommer enfin à des places qui, si vous vous en souvenez, étaient vacantes[34] à l’époque justement où devait commencer mon règne. Belmont — faut-il vous révéler notre honte ? — Belmont, vers la fin de ma maladie, s’était arrangée avec un prélat… (Vous serez bien étonnée, chère comtesse, quand je vous le désignerai.) Et comme tout se faisait parallèlement chez deux amies plus unies qu’Oreste et Pylade, Floricourt en même temps passait bail avec un opulent banquier ; le tout, au surplus, sans déroger au serment de m’aimer toutes deux à la folie !

« Vous allez me demander si l’on me fit l’affront de me confier ces humiliants accords, et comment je pus aussi m’instruire des aventures bien terrestres de ces femmes que j’avais tant à cœur d’ériger en divinités. Je n’ai rien su par elles, ou du moins j’avais puisé d’avance, dans une autre source, des faits dont plus tard, il est vrai, leur amitié s’enhardit à me révéler une partie. Si mons Lebrun est un austère philosophe, il est aussi le plus ardent et le plus entreprenant des pasquins. Il avait donné tant d’amour à la femme de chambre de ces dames, il avait pris sur elle un si fort ascendant, qu’il en arrachait tout ce qu’elle pouvait savoir des secrets de ses maîtresses, desquelles d’ailleurs elle ne croyait point médire, parce qu’elle leur pardonnait tout, et les chérissait à l’égal de sa vie. Lebrun, avec plus de morale, et qui se pique d’une autre manière de m’aimer, profitait politiquement de toutes les lumières qu’il pouvait acquérir, se flattant que ses rapports, appuyés de fort éloquentes remontrances, me détacheraient bientôt de mes galantes hôtesses. C’est ainsi qu’en dépit de moi le bourreau déchirait avec suite un bandeau que j’aimais à porter. J’avais beau jurer contre l’impertinent historien, lui prescrire le silence, le menacer, le chasser en un mot, il me répondait, avec un sangfroid désespérant, que lui seul pouvait se chasser d’auprès de moi, quand il sentirait m’aimer moins et m’être moins nécessaire ; mais que tant que j’aurais, comme il le voyait, le mors aux dents, et que, lui, pourrait demeurer maître de la bride (je vous cite ses termes), mes hauts-le-corps et mes ruades ne viendraient point à bout de désarçonner son flegmatique attachement.

« Honnête et rare créature ! Quelle faute j’eusse commise, ma chère comtesse, en éloignant de moi cet incomparable serviteur, à qui bientôt après je devais avoir obligation des plus insignes services ! »



CHAPITRE XXXIX

QUI N’ÉTONNERA PAS LES GENS DU MONDE


« Enfin, enfin, la faute ridicule d’avoir eu cette détestable Flakbach était expiée ; l’empreinte de ses funestes bontés était effacée jusqu’à la moindre trace, et j’allais être, selon les premières conventions, en droit de réclamer ma liberté ; mais j’étais bien plus occupé de solliciter une revanche serrée où je pusse regagner un si long temps perdu pour le vrai bonheur. On ne me fit pas présenter deux fois ma galante requête.

« Dès que les dernières formes prescrites par le docteur eurent scellé ma parfaite guérison, toutes bornes à ma faveur disparurent. En vain, en nous disant adieu, le prudent esculape m’avait-il fait jurer d’être pendant quelque temps encore fort sobre au banquet des amoureuses jouissances ; ni mes beautés, ni moi n’étions gens à prolonger ainsi notre commun tourment ; j’aimais, j’étais aimé. D’ailleurs je n’ignorais point la double mine creusée sous mon galant intérêt ; je sentais qu’il était délicat à moi de prendre vite un milieu convenable entre l’incivilité d’une retraite trop précipitée et l’indiscrétion d’un trop long séjour. En un mot, également incapables tous trois d’éteindre brusquement le flambeau, nous pouvions du moins hâter le ravage de la flamme, afin qu’il fût plutôt consumé. Huit jours… — Quels jours ! ma chère Félicia ! Fut-ce un songe ? Non : je me souviens trop bien qu’ils ont existé. N’étais-je alors qu’un homme ! Étais-je un dieu ! — Huit jours plongé dans les perpétuelles délices de ma double possession ! Huit jours enivré, comblé de toutes les voluptés de l’amour et du caprice ! Huit seuls jours au bout desquels enfin le nec plus ultrà de mon triomphe était de voir les amies, pour le coup un peu jalouses, se disputer les restes de mes expirantes facultés : tel fut le cercle étroit mais brillant de ma félicité suprême. N’était-il pas bien piquant pour mon amour-propre que la dernière nuit dont je devais jouir entre mes deux Vénus, elles se partageassent mes longs cheveux, les entortillant chacune autour d’un bras, de peur que pendant le sommeil de l’une, je ne pusse la frustrer en me livrant furtivement à l’autre avec quelque inégalité ! Il faut en convenir humblement, ma chère comtesse : cette nuit si différente de celles qui l’avaient précédée, fut celle où le flambeau cessa de donner de la lumière. Soufflé de toutes manières, vers le matin il ne fut plus qu’un charbon fumeux, et presque aussitôt une poignée de cendres.

« C’était le signal de ma retraite : on me rendit l’essor. Hélas ! je ne ressemblais plus guères aux deux moi du frais tableau d’alliance. Vous me revîtes ; je vous fis peur, et vous me grondâtes bien de m’être à ce point fatigué pendant un voyage dont avec raison vous persistiez à nier l’utilité.

J’attendais impatiemment la fin de ce détail, me souciant assez peu des figures hyperboliques au moyen desquelles mon romanesque neveu s’évertuait à justifier la duperie d’avoir fait pendant toute une semaine la chouette à ces deux impitoyables joueuses ; j’avais bien plus à cœur de savoir quel était ce prélat dont je serais étonnée, et qui se chargeait de soutenir madame de Belmont.

Étonnée ! je ne le fus presque point lorsque, après quelques façons, Monrose me nomma le très-lubrique et peu constant oncle de d’Aiglemont, le prélat de d’Orville, de Sylvina, le mien. « Ainsi donc, dis-je à mon pénitent, cet arrangement, qui ne peut pas être plus ancien que de quatre mois, dure peut-être encore ? — Assurément. — Cependant je vois souvent le conquérant évêque, et jamais il ne m’a parlé de cette femme ! — Il a peut-être ses raisons pour cela. » Le fripon souriait : en effet, il me pinçait à son tour ; car j’avoue de bonne foi que de temps en temps Sa Grandeur passait encore avec moi des heures agréables. Certes, c’est dire d’elle un grand bien : est-il beaucoup d’hommes assez aimables pour qu’au bout de huit ans de connaissance on ait encore du plaisir à les favoriser ! Au surplus, monseigneur, plus prudent à mesure que l’âge ajoutait à la gravité de son rôle dans le public, faisait très-bien d’être hypocrite. Il me connaissait peu curieuse des affaires d’autrui ; c’était donc peut-être sans affectation qu’il avait négligé de me confier ses rapports avec madame de Belmont. Beaucoup moins prévenue contre elle d’après le bien que Monrose en avait dit, je me sentais très-capable de pardonner cette maîtresse au prélat incorrigible.

« Sans doute, mon cher neveu, lui dis-je, vous conservâtes chez ces dames vos grandes et vos petites entrées ? — J’en jouis encore : il n’eût tenu qu’à moi que ce fût toujours sur le même pied qu’au moment de notre séparation ; mais un certain jour ayant eu par malheur la vision du pataud dont Floricourt gagnait l’or au prix du partage de mes priviléges, le dépit d’avoir un aussi flétrissant rival me glaça soudain pour elle. Dès que mes soins et mes transports furent inégalement répartis, Belmont, plus qu’amie de sa Floricourt, n’hésita pas à me sacrifier ; elle me rendit le froid dont j’offensais son intime ; notre commerce dégénéra, languit ; il n’est plus aujourd’hui qu’une amitié tranquille, à peine galante, et que n’a dégradée qu’une seule fois un retour capricieux, dont la réalité valut à peine le moindre souvenir de l’heureux temps où tout de bon nous étions sous le charme. »


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

  1. La plus ancienne édition qu’on connaisse des Fredaines étant de 1778, il paraît que Félicia reprit la plume pour écrire ce second ouvrage environ en 1788 ou au commencement de 89 ; c’est-à-dire très-peu de temps avant la fameuse révolution. (Note de l’éditeur.)
  2. Voyez les derniers chapitres de la quatrième partie de Félicia, édition de 1792.
  3. Félicia ne prévoyait point qu’avec ces nouveaux mémoires, les siens seraient réimprimés, et que le tout ne composerait plus désormais qu’un même ouvrage. (Note de l’éditeur.)
  4. Au commencement de 1776.
  5. Alors à la Hollande, au Brabant, au pays de Liège : le tour de la France n’était point encore venu. (Note de l’éditeur.)
  6. Milord Sidney, excellent citoyen, et milady, mère de Monrose, virent avec un extrême déplaisir notre héros aller prêter main forte aux insurgents ; mais si milord était Anglais, Monrose était Français. Sidney sentit donc que le jeune homme agissait selon le même principe de patriotisme qui lui faisait souhaiter qu’il n’agit point. Le beau-père eût donc été aussi blâmable de gêner Monrose, que celui-ci de résister, par déférence, à sa vertueuse inspiration.
  7. L’ordre de Cincinnatus.
  8. Le lecteur voudra bien me permettre de lui rappeler que, quoique tante de Monrose, je n’ai qu’à peine dix-huit mois de plus que lui. (Note de l’auteur.)
  9. Voyez le deuxième volume des Fredaines.
  10. Nom de famille de Monrose.
  11. On n’entend point ici ce que de nos jours, un bel-esprit a mis en possession d’un si beau nom, si plaisamment usurpé. En un mot, il s’agit du cœur honnête. (Note de l’auteur.)
  12. On se souvient que Félicia est veuve d’un comte ? Mais elle ne le nomme ni dans sa propre histoire, ni dans celle-ci. (Note de l’éditeur.)
  13. On voit ici que Félicia, de peur d’effrayer ses lecteurs, n’ose pas dire tout uniment que la confession de Monrose remplira tout un volume. Plus franc, je préviens ici que tout à l’heure, c’est Monrose qui va parler, et que Félicia ne fera plus qu’écrire sous sa dictée. (Note de l’éditeur.)
  14. Sylvina, dame de la baronnie de Folaise, n’en avait pris le nom qu’après la mort de son mari, qui avait constamment refusé de le porter. La baronne et la comtesse se voyaient peu. La première avait primé ; elle était déchue : cette infériorité l’humiliait. Félicia, qui l’aimait, se mettait souvent en frais d’avances, mais Sylvina se dispensait volontiers d’y répondre. Elle aimait pourtant aussi beaucoup son ancienne pupille, mais de loin.
  15. Voyez la quatrième partie de Félicia, chap. VI.
  16. Monrose n’était rien à Sylvina par le sang ; mais elle avait des vues que bientôt on connaîtra.
  17. V. dans Félicia, partie 3e, c. II, le détail de cette aventure.
  18. Parodie d’un passage des Folies amoureuses de Regnard.
    Il y a dans l’original : voilà l’esprit à bas.
  19. L’abbé ne savait pas que c’était déjà chose faite : il est d’ailleurs très-obligeant.
  20. Magasins de marchandises anglaises, fameux à Paris, avant d’être éclipsé par celui de l’illustre Sickes.
  21. Valet de chambre de Monrose.
  22. Les parasites, les intrigants dans le genre de Saint-Lubin donnent à plein collier dans les titres et les marques de distinction qui feraient, en effet, les gens de haut parage et de bonne compagnie, si l’abus dans ce genre ne l’emportait pas à peu près sur l’institution elle-même. Le fait était qu’il venait chez ces dames des personnes titrées et décorées : on verra si toutes étaient à la lettre de haut parage et de bonne compagnie. Le carnaval ne dure à Venise qu’un certain temps : à Paris quantité de gens gardent leurs masques toute l’année.
  23. À Mayence et dans quelques autres cours ecclésiastiques, les grands-chanoines sont d’étoffe à devenir électeurs, évêques, souverains, etc. — On nomme ordinairement comtes, en pays étranger, ces seigneurs tonsurés.
  24. Avec beaucoup de charmes, c’est-à-dire de beauté, on peut manquer de charme ; on peut de même avoir beaucoup de charme avec très-peu de beauté : réunir le et les, c’est la perfection à son comble.
  25. Ici l’auteur me paraît obscur. Il veut dire apparemment dans la niche du boudoir. (Note de l’éditeur.)
  26. Ce spécifique, au moyen duquel on devait pouvoir braver tous les dangers du libertinage, était fort à la mode alors. Quand il a pu perdre toute sa réputation, on peut conjecturer combien il a fait de dupes et multiplié les victimes de la fatale contagion.
  27. Félicia, seconde partie, chapitre XXII.
  28. Félicia, quatrième partie, chapitre VIII.
  29. Dans le cas où Félicia (restée) traînerait à sa suite cette continuation, il sera bon que des notes, jetées par-ci, par-là, rendent intelligibles certains mots qui pourront, comme l’œil-de-bœuf, n’avoir plus de sens pour la génération suivante, si bien les enragés de celle-ci s’efforcent d’extirper jusqu’aux moindres racines de ce qui concerne la cour. L’œil-de-bœuf était, à Versailles, la pièce où s’assemblaient, soit les courtisans qui n’avaient pas le droit d’entrer chez le roi, soit ceux qui devaient attendre le moment d’être introduits… Aux différentes résidences, on nommait aussi l’œil-de-bœuf la pièce qui remplissait le même objet, quoique celle de Versailles fût seule dans le cas d’être ainsi désignée, à cause de la lucarne en œil de bœuf qui lui fournit de la lumière, vu l’insuffisance de l’unique croisée, désavantageusement placée, qui regarde sur la cour. (Note de l’éditeur.)
  30. Ô temps de vertige et de léthargie, où l’à-propos de quelque œuvre dramatique pouvait armer l’une contre l’autre deux armées de badauds pour une guerre ridicule qui ne se faisait qu’à coups d’épigrammes ! On n’avait pas alors l’honneur de savoir ce qu’on vaut. Depuis qu’au lieu de juger des pièces de théâtre, on s’est mis à juger les États et les rois, d’autres soins nous occupent et nous élèvent : il est vrai qu’on s’ennuie à périr et qu’on meurt de faim, mais qu’importe ! on régne. Et quel sot ne payerait pas du sacrifice de tous les plaisirs imaginables la satisfaction de pouvoir se dire : « D’atome je suis devenu roi. J’ai droit de vie et de mort sur quiconque n’est pas en tout point de mon sentiment. Vive le nouvel âge ! Bâillons, jeûnons, et régnons d’autant, et quand le temps nous durera, tuons et mangeons quelques rois, nos égaux. Cela ne laisse pas d’être récréatif ! »
  31. On sait que c’est, en province, huit jours avant Pâques.
  32. Du bien, à quelque prix que ce soit, du bien.
  33. Cette étonnante histoire, à quelques circonstances près, est celle d’une personne qui vit encore à Paris.
  34. V. le chapitre XX de cette première partie.