Monseigneur Henry Verjus/IX

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IX

LE SCOLASTICAT

(Suite.)
PRÉPARATION OFFICIELLE AUX MISSIONS. — LA PRÊTRISE

I

Depuis le départ du Barcelona, on peut dire que le Frère n’a pas cessé de vivre à bord du navire et de voguer à travers les océans. Que sont devenus les chers apôtres ? Où sont-ils ? Que font-ils ? Est-ce qu’enfin ils ont vu de leurs yeux la Nouvelle-Guinée ? Comment expliquer leur long et douloureux silence ? Au moindre bruit, le Frère prêtait l’oreille et son cœur tressaillait… Les premières nouvelles furent tristes. On croyait déjà les Missionnaires au milieu de leurs sauvages, et ils étaient, comme nous l’avons raconté, à Manille. Depuis lors, rien de certain. Des rumeurs poignantes. « Un Dominicain, à qui nos Pères ont confié, à Manille, leurs lettres pour Issoudun et pour Rome, aurait appris, en arrivant à Port-Saïd, le naufrage de deux navires partis pour Batavia. Or, nos Pères lui avaient assuré qu’ils allaient se mettre en route pour cette ville. Les naufragés du premier navire se sont tous sauvés. Une partie des passagers du second sont noyés. O mon Dieu, quelles cruelles incertitudes ! O Notre-Dame du Sacré-Cœur, est-ce ainsi que vous abandonnez vos enfants ? Souvenez-vous donc que vous êtes leur Mère, qu’ils sont partis pour vous, pleins de confiance en vous… Donnez-leur du courage et sauvez-les[1]… » — « La pensée que nos chers Missionnaires sont dans l’épreuve ne me sort plus de la tête. Pauvres Pères et Frères ! Que ne suis-je avec eux pour partager leurs souffrances et les adoucir, en me faisant leur serviteur bien aimant !… Oh ! oui, je les aime davantage, maintenant qu’ils sont contredits par le démon et que les moyens humains leur manquent. C’est au Cœur de Jésus à tout faire. Où vont-ils descendre ? Qui leur fera leur pauvre maison ? Que ne suis-je là-bas ! Je leur aiderais à la construire, à se nourrir, à se vêtir sur cette plage inhospitalière où ils sont peut-être. Mon Dieu, soyez leur Providence[2]. » Quelques jours plus tard, le bruit courait que quatre hommes de la colonie de Port-Breton avaient été mangés par des anthropophages devant un cinquième condamné à prendre sa part de l’horrible festin, et le frère Verjus écrit : « Mon Dieu, faites que cela ne décourage ni nos Pères, ni nos vénérés supérieurs. S’il faut que quelqu’un soit mangé, que ce soit moi ! Je ne suis guère bon qu’à cela[3]… » Le 19 février 1882, arrivé à Rome le frère Georges Durin. On se souvient qu’il accompagnait son oncle en qualité de Frère coadjuteur pour la Nouvelle-Guinée. Cette arrivée soudaine et absolument inattendue fut au scolasticat comme un coup de foudre. Le frère Verjus multiplie d’abord les questions ; mais le R. Père supérieur, jugeant à propos de ne pas répondre, le Frère écrit : « Je vais à la chapelle, je prie, je pleure, je conjure le Cœur de Jésus de ne pas nous abandonner, et je m’offre comme victime pour le salut de nos chères Missions. Le courage ne me fait pas défaut ; au contraire ! Je sens que les épreuves sont le signe du triomphe… » Et il conclut de la sorte : « Sois un saint et le Sacré Cœur hâtera ton bonheur. » Quelques heures plus tard, il apprend de la bouche du frère Georges que son oncle l’a quitté à Brindisi et qu’il rentre en France. Un supérieur qui abandonne son poste… — le lecteur n’a pas oublié par suite de quelles circonstances pour ainsi dire fatales, — est-ce que, du même coup, l’œuvre ne va pas crouler ? Le frère Verjus renouvelle son acte d’immolation complète : « S’il faut une victime, ô mon Dieu, me voici ! Faut-il du sang ? prenez le mien. Si notre chère Société doit payer le tribut avant d’entrer en Nouvelle-Guinée, oh ! prenez-moi, mon Dieu… Il vaut mieux que ce soit moi qu’un autre… Les autres convertiront et baptiseront les sauvages[4]. » Le 24 avril, c’est un prêtre, parti de Barcelone pour Port-Breton en qualité d’aumônier de la colonie, qui fait sa rentrée en France. Lui aussi apporte de mauvaises nouvelles. Rien ne trouble ni n’ébranle l’intrépide scolastique. Écoutons-le : « Pauvre prêtre, comme il a souffert ! Sa figure est pâle et amaigrie… Sa vue, loin de me décourager, m’a rempli d’un nouveau courage. Je cherche des souffrances pour expier mes fautes, sauver les âmes et réparer les outrages faits au Sacré Cœur. Mes chères Missions sont un bon moyen d’en avoir. On dit de tout côté : La position n’est pas tenable. La Nouvelle-Guinée n’est pas habitable. Le P. Durin revient. M. D*** revient. Qu’est-ce que cela prouve ? Rien. Le Sacré Cœur a ses vues. Tôt ou tard, elles se feront jour à travers tous ces événements. Mon Dieu, je ne puis croire que tout ce que vous m’inspirez au sujet de mes chères Missions, depuis que je sais penser et aimer, soit un pur effet de mon imagination exaltée. Vous avez vos desseins, mon Dieu ; je les sens, je les entrevois de temps à autre, et je veux les suivre, coûte que coûte, selon la sainte obéissance que je vous ai jurée[5]. » Le 1er mai, on reçoit une lettre du frère Mesmin Fromm. Les Pères sont toujours à Batavia, où ils attendent des ordres pour aller plus loin. Il paraît qu’autour d’eux on ne croit guère à la possibilité de la Mission. « Toujours le même refrain, écrit le frère Verjus. On ne sait pas encore ce que peut faire Notre-Dame du Sacré-Cœur, quand il s’agit de la gloire du Cœur de Jésus, recherchée, malgré tout, à travers les croix et les sacrifices. O mon Dieu, quand donc enverrez-vous à ces pauvres sauvages l’homme de votre Cœur ? Préparez-le, mon Dieu, et permettez que je sois son serviteur, que je le connaisse, que je le serve, que je l’aime et que je meure sous ses ordres[6] ! » Il est là-bas, ô cher et admirable enfant, l’homme du Cœur de Jésus, très humble, très doux, très fort. Vous l’avez entrevu au noviciat de Saint-Gérand ; vous le verrez de plus près, bientôt ; vous l’aimerez tous les jours davantage ; vous serez son serviteur et son fils bien-aimé. Hélas ! vous mourrez loin de lui ; mais, il me semble qu’éternellement, au milieu des tribus sauvages qu’auront baptisées vos mains entre-croisées, dans cette Nouvelle-Guinée agrandie qui est le ciel, éternellement vous reposerez sur son cœur.

Enfin, voici un peu de joie ! De la Propagande on a écrit, le lecteur ne l’a pas oublié, aux Missionnaires ballottés dans les vagues houleuses, de contourner l’Australie et d’attaquer leur Mission non plus par Manille, mais par Sydney, Brisbane et Cooktown. Le 6 juillet, arrive à Rome, de Sydney, un télégramme du P. Navarre : « Nous partons ! » — « Ils partent, écrit le frère Verjus, et je n’y suis pas ! Il est vrai que je ne le mérite point, mon Dieu ; mais ce n’est point pour mon mérite que je demande les Missions, c’est pour vous, mon Jésus ! Accompagnez nos Pères. Dirigez-les. Faites qu’ils demandent bientôt du secours, et que je sois prêt[7] ! » Nouveau télégramme à la fin de juillet, ainsi conçu : ce Voyage favorable. Arrivons à Cooktown. » Le P. Jouet réunit la petite communauté, et, après avoir donné lecture de la bonne nouvelle, il dit en substance : « C’est bien. Rendons grâce au Cœur du divin prêtre. Mais nos Pères ne sont pas immortels. Il faut prier pour que le Maître de la moisson envoie des moissonneurs. Puis, de la prière, passons à l’acte. Or, le frère Verjus, ayant demandé depuis longtemps (le Père aurait pu dire : depuis toujours) à se préparer aux Missions, nous lui en donnons l’autorisation officielle… »

Aussitôt, rayonnant et débordant, le Frère écrit : « O mon Dieu, vous m’avez donc enfin exaucé !… Quel bonheur de commencer officiellement ma préparation à mes chères Missions ! Oh ! oui, ce jour comptera dans ma vie. Je le veux noter dans mon livre de prières au nombre de ceux que je veux spécialement sanctifier par l’oraison et l’action de grâces. Merci, mon Jésus, merci de tout cœur[8] !

Le 1er janvier 1883, S. E. le cardinal Siméoni, préfet de la Propagande, est à la maison de la place Navone. Il est venu, au nom du Souverain Pontife, pour bénir la petite Société du Sacré-Cœur et plus particulièrement les Pères qui sont en Mission. En un clin d’œil, on a couvert les murs de grandes cartes océaniennes, dessinées par le frère Verjus. On a chanté dans toutes les langues, même en canaque. On a complimenté Son Eminence. Et voilà que le supérieur demande à faire à haute voix la lecture d’une lettre, qui, de Nouvelle-Bretagne, arrive à Rome par Issoudun. Aux premiers mots de la lettre : « Aimé soit partout le Sacré Cœur de Jésus ! Béridni (Blanche-Baie). Nous sommes enfin arrivés !… », un frémissement de joie indicible saisit tous les cœurs. Plus d’un a des larmes plein les yeux. Le cardinal n’est pas le moins ému : « Mes très chers enfants du Sacré-Cœur, dit-il, il y a bien longtemps que nous cherchions à reprendre les grandes et lointaines Missions de la Mélanésie et de la Micronésie, qui n’ont pas vu de Missionnaires catholiques depuis plus d’un quart de siècle ; et il nous a été bien agréable de voir Notre Très Saint Père le Pape les confier à la Société des Missionnaires du Sacré-Cœur dont nous connaissons le zèle pour la gloire de Dieu. Aussi, nous réjouissons-nous grandement aujourd’hui, avec vous, des premiers succès obtenus ; car c’en est un bien grand pour vos zélés confrères d’avoir pu aborder enfin dans la première île de leurs vicariats après tant de difficultés et tant d’épreuves. Nous avons la conviction qu’une grande moisson d’âmes vous attend là-bas ; et je suis sûr que le Souverain Pontife sera très touché de ces heureuses nouvelles, quand je pourrai les lui donner dans la prochaine audience. Sa Sainteté porte à ces Missions un intérêt tout spécial, et j’en suis d’autant plus heureux, que, depuis bien des années, j’ai l’habitude, tous les jours, dans mes prières du matin, de dire un Pater et un Ave, pour demander tout particulièrement à Notre-Seigneur d’envoyer des Missionnaires dans cette grande île de la Nouvelle-Guinée. Les protestants y sont déjà, eux les apôtres de l’erreur, et les Missionnaires catholiques n’y ont pas encore établi un centre d’évangélisation pour y faire connaître la vérité et prêcher l’amour de Jésus-Christ : et il y a dans cette seule île plus de cinq millions de sauvages !

« Mais, grâce à Dieu, il y aura maintenant parmi vous, nous l’espérons, des Missionnaires à qui il est réservé de planter la croix dans ces contrées idolâtres. Vous voyez, par la lecture de l’intéressante lettre du P. Navarre, que le Sacré Cœur a ouvert la Mission, que Notre-Dame du Sacré-Cœur protège ses enfants, et que le moment est venu de tout espérer.

« Quelles paroles pourrai-je maintenant vous dire, chers enfants, pour vous faire apprécier de plus en plus votre sainte et sublime vocation ? Je n’en trouve pas de meilleure à vous rappeler, dans une si belle circonstance, que celle de notre divin Maître à ses apôtres. Il leur disait, et il vous dit à vous-mêmes : « Non vos me elegistis, sed ego elegi vos, et posui vos, ut eatis, et fructum afferatis, et fructus vester maneat : Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis, et qui vous ai placés, afin que vous alliez, et que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure. »

Et le pieux cardinal, fortement et suavement, développe ce beau texte :

« C’est le bon Dieu, qui, sans aucun mérite de votre part, vous a appelés à la foi chrétienne, et de la foi à la vie religieuse et apostolique… C’est le Cœur de Jésus qui vous a voulus à lui…, et qui vous a fait entrer dans la Société de ses Missionnaires. Qu’il a été prodigue de grâces en vous amenant à Rome, dans cette ville où réside le successeur de Pierre, dans cette ville où vous trouvez tout ce qui fait l’apôtre et le Missionnaire ! Les ossements des martyrs ne vous prêchent-ils pas jusqu’à quel degré doit arriver votre dévouement ?

« Mais vous n’êtes pas ici pour y demeurer toujours : vous n’y êtes que pour recueillir abondamment la science et la piété. Et ces connaissances et ces vertus que vous acquerrez ne sont pas pour vous seuls ; souvenez-vous, chers enfants, que vous devez aller : Ut eatis. Des peuples nombreux vous attendent, auxquels vous serez envoyés, soit en Europe et dans les pays catholiques, soit dans les contrées étrangères et barbares. Il faut que vous soyez prêts à aller partout où l’obéissance vous appellera, à aller malgré tout, jusqu’au bout du monde ; et cela au prix de n’importe quel sacrifice, au prix même de votre sang et de votre vie.

« Et fructum afferatis : Et que vous portiez du fruit. » Le fruit, c’est le salut des âmes, c’est la conversion des infidèles, c’est l’extension du règne de Jésus-Christ. Répandre la lumière du saint Evangile, c’est devenir le coopérateur de Notre-Seigneur lui-même. Toutes les sciences ne vous seraient d’aucune utilité si vous ne vous en serviez pour faire connaître et aimer Jésus-Christ. Vos chers Pères, qui sont allés en Nouvelle-Bretagne, n’ont pas d’autre ambition que celle-là : ils veulent convertir des sauvages el on faire des enfants de Dieu et de l’Église.

« Et fructum vester maneat : Et que votre fruit soit durable. » Si vous devenez de saints Missionnaires, le Seigneur bénira vos œuvres de zèle en leur donnant la stabilité. Travaillez donc de plus en plus à la vertu solide, développez tous les germes d’humilité, d’obéissance, d’amour de Dieu, déposés dans vos âmes, et vous assurerez le succès à votre futur apostolat…

« Pour que chacun d’entre vous grandisse et persévère dans sa belle vocation, je vais tous vous bénir au nom de Notre Très Saint Père le Pape, qui vous aime tant. Que de fois il m’a parlé de vous ! Que de consolations il éprouve envoyant s’accroître tous les jours votre nombre, et en apprenant que vous êtes la joie de vos supérieurs[9] !…  »

Que sentait, que pensait, que disait le frère Verjus en entendant de telles paroles ? Demandons-le à son Journal : « Comme mon pauvre cœur palpitait ! Que de frémissements des pieds à la tète ! il est donc vrai que nos Pères sont arrivés, qu’ils ont été bien reçus et qu’ils ont commencé ! Quelles actions de grâces sont montées de mon cœur ! Les Pères veulent des aides. Ils préparent déjà une maison pour ceux qu’ils attendent. O mon Dieu, partira-t-on, cette fois encore, sans votre pauvre petit et indigne serviteur ? Que votre règne arrive ! N’importe comment. Pourvu qu’il arrive, je suis content. Que votre volonté soit faite et non pas la mienne ! » Quelques semaines plus tard, on apprend par les journaux qu’un navire hollandais s’étant hasardé sur les côtes de Nouvelle-Guinée, plusieurs matelots ont été massacrés et mangés. « Quel malheur, écrit le Frère, qu’il ne se soit pas trouvé là de Missionnaire. Son sang, du moins, aurait germé des chrétiens. Mon Dieu, j’irais dès maintenant, sans autre préparation qu’une visite au Très Saint Sacrement et à ma bonne Mère du Ciel. Vive Jésus ! Il y aura de l’ouvrage en Guinée. Demain, je communierai pour les bourreaux et pour les pauvres victimes[10]. »

II

Tout en se donnant à ce qu’il appelle « le noviciat des Missions », il se prépare aux ordres sacrés. Déjà il a reçu les ordres moindres à Saint-Jean de Latran ; les deux premiers le 5 février 1882, les deux autres, dans la même église, le 4 mars suivant. « Portier ! Me voici donc, de par Dieu, gardien des églises et de la sainte Église… Je les défendrai, s’il le faut, au péril de ma vie... Me voilà aussi, de par Dieu, lecteur du saint Evangile. J’ai grâce d’état pour comprendre et expliquer les divines lettres. Je veux m’y appliquer d’une façon spéciale... On devra lire désormais dans ma conduite le saint Évangile, comme mes Frères doivent lire en moi nos saintes Règles[11]. »

Le 25 août, il sera ordonné sous-diacre dans notre église par le cardinal Monaco. Le 16, sous la direction du R. P. Jouet, son supérieur, il est en retraite. Retraite brûlante. Approchons-nous du foyer quelques instants.

« Le seul attrait de mon âme, c’est Jésus, Jésus qui m’appelle à son Cœur. — Je lis avec bonheur la vie de Mlle Jaricot, fondatrice de l’Œuvre de la Propagation de la Foi. Oh ! comme j’ai bien vu que Dieu veut des instruments humbles, très humbles, pour ses grandes œuvres ! Sainte humilité, puissé-je vous mieux comprendre, vous aimer davantage et vous mettre en pratique plus sérieusement ! Je regarde, je ne sais pourquoi, tout ce que je lis dans cette vie comme une sorte de prédiction de ce qui m’arrivera en Nouvelle-Guinée. Mon Dieu, serai-je assez solide pour de pareilles épreuves ? Si je compte sur moi, certainement non ! Mais, ô Jésus ! tout en étant disposé « à payer de ma personne jusqu’au bout, je ne m’appuierai jamais que sur vous. — J’ai supplié le Cœur de Jésus de me procurer les humiliations nécessaires à ma formation.

— J’ai compris un peu mieux après la conférence mon beau titre de Missionnaire du Sacré-Cœur. Il signifie surtout Réparateur. Un Missionnaire du Sacré-Cœur doit dire tous les jours à Jésus : Bien des chrétiens vous méconnaissent ; bien des hommes ne soupçonnent même pas que vous les aimez. Bien des prêtres, bien des religieux, sont froids à votre égard. Mon Jésus, venez dans mon cœur, je vous aimerai pour tous. — Pour un sous-diacre, dit l’abbé Bonnet de Longchamp. c’est le Crucifix qui résume tout. Tant que j’aurai au cœur l’espoir de vous plaire, ô mon Dieu ! et avec moi l’Eucharistie, et avec moi le Crucifix, envoyez-moi où vous voudrez, je serai bien partout ; toujours je serai assez riche. — Le Cœur de Jésus, centre de tout. Quelle sublime contemplation ! Le plus loin possible, hors de la portée des rayons du Sacré Cœur, les damnés. Ma place était parmi eux ; mais Jésus ne l’a pas permis. Après les réprouvés, viennent tant de millions d’infidèles qui ne savent pas que Jésus les aime. J’aurais mérité d’être parmi eux. Jésus ne l’a pas permis. Il m’a dit : Viens à mon Cœur ! Je t’enverrai à ces brebis errantes. Viennent ensuite les fidèles. Que de froideurs et que d’offenses ! Mon Dieu, qu’ils sont rares ceux qui vous comprennent et qui vous aiment ! Voici les prêtres. Le Cœur de Jésus daigne m’appeler à ce rang si élevé. Quelle grâce ! Voici les religieux. Je le suis malgré mon indignité. Je vois autour du divin Cœur une place réservée à notre chère Société. O mon Dieu, qu’elle en soit digne ! Faites que jamais je ne la déshonore. Faites que mon sang versé pour elle soit la preuve de mon amour !…

— Et, dans mes élans, de tout cœur, j’ai demandé des martyrs pour notre petite Société. Je la voudrais voir tout entière, durant l’éternité, tout près du Sacré Cœur de Jésus. — Comme Missionnaires, nous sommes nés de l’Immaculée-Conception. De là l’obligation rigoureuse de conserver bien blanche l’aube de mon sous-diaconat. Le but de notre Société est de combattre le sensualisme et l’orgueil. Sensualisme et orgueil, c’est tout un. Le moyen de combattre, pureté et humilité. C’est tout un aussi… Nécessité de tout sacrifier au Sacré Cœur, jusqu’aux désirs formés pour sa gloire. Il n’est pas d’un bon religieux, disait le Père supérieur, de déterminer lui-même, d’une manière ou d’une autre, comment il veut servir le Sacré Cœur dans la Société. Il faut tout sacrifier… Merci, mon Dieu ! Je comprends… Vous savez si le désir de me consacrer aux Missions est ancré profondément dans mon cœur. Vous seul savez le pourquoi de cette conviction si intime et si énergique qui surnage à tout dans ma vie.

Vous savez ce que je voudrais faire et combien je paraîtrais extravagant aux hommes si je leur disais sur ce point tout ce que j’ai au cœur… Eh bien, mon Jésus, si j’ai trop manifesté ce désir, si j’y ai mis de l’humain, oh ! pardonnez-moi ! Si je dois par là contredire le moindre de vos désirs, s’il y a pour moi plus de perfection à ne rien désirer de ce que vous me faites aimer passionnément, si je dois être, en m’abstenant, un peu plus victime de votre divin Cœur, un peu plus Missionnaire, si je dois vous procurer un degré de gloire de plus en renonçant à tout, dès cet instant, ô mon Jésus ! je me jette à vos pieds, nu, pauvre, ignorant, sans préparation, sans lumière, sans rien,… résigné à tout ce que vous voudrez. Cela me coûte. Je sens mille objections qui surgissent. Je sens ma nature qui se révolte ; mais je tiendrai bon, et, je le répète, je renonce à tout ; je sacrifie tout. Je ne veux plus rien que votre très sainte volonté. Donnez-moi la force de ne pas vous trahir, et faites de moi tout ce que vous voudrez, excepté un homme qui ne puisse vous aimer de tout son cœur. — Il m’a semblé que l’enfer, pour le Missionnaire du Sacré-Cœur, serait de ne pouvoir plus dire notre chère et belle devise : « Aimé soit partout le Sacré Cœur de Jésus ! — Au ciel on se reposera ; mais, jusque-là, point de trêve ! »

Après l’ordination, l’heureux Frère reprend la plume et il écrit : « C’est le grand jour de mes noces spirituelles avec la sainte Église… La grâce me travaille comme jamais. Je tâche de ne pas lui mettre d’obstacle ; c’est ma seule occupation. Je suis par office le serviteur des serviteurs de Dieu. La Société m’a promis la « table commune » ; comme pour me dire : Ne le préoccupe pas de toi. Notre-Dame m’a donné mon aube, pour me dire : Sois pur. Mon bon ange m’a donné mon cordon pour me dire : Sois mortifié. Et moi, j’ai tout donné au Sacré Cœur par Notre-Dame. O sainte journée, non, jamais je ne vous oublierai. Vous resterez gravée dans ma mémoire comme le beau jour de ma première communion, en attendant le jour plus beau encore de la première messe et le triomphe final, le beau jour du martyre ! » Ainsi parlait, ainsi priait, ainsi chantait cette âme mélodieuse. Elle attendra plus d’un an la prêtrise. Jusque-là recueillons quelques menus faits de cette vie si précieuse et que nous avons dû négliger pour ne point rompre la trame du récit.

III

Le 2 février 1882, c’est la coutume à Rome que tous les procureurs généraux portent un cierge au Souverain Pontife, comme pour reconnaître que tout flambeau s’allume au foyer du Pontificat romain, qui est vraiment la lumière illuminant le monde. Le frère Verjus et le frère Neenan accompagnaient le R. P. Jouet. « Avec quelle émotion, dit-il, je montais les escaliers du Vatican ! J’allais voir pour la première fois celui qui tient ici-bas la place de Dieu… Il m’a semblé que Léon XIII était transparent. Je voyais en lui mon Jésus. Quels instants j’ai passés là ! Par deux fois j’ai eu le bonheur de baiser le pied du Pape et sa main. J’ai tenu sa main dans la mienne ! Mon intention était de demander une bénédiction pour ma mère et de faire bénir des chapelets. J’étais trop ému. J’étais extasié. » Il reverra le Pape, notamment le 13 février 1883, en compagnie de Mgr l’évoque de Tarentaise. « Ce sont des scolastiques du Sacré-Cœur, Très Saint Père, dit le prélat, et de futurs Missionnaires en Océanie. » A ces mots, Léon XIII s’anime et parle avec enthousiasme des Missions, du zèle des Missionnaires et de la nécessité de se préparer à un si bel apostolat. « Très Saint Père, dit à son tour le frère Verjus, bénissez nos Pères et nos Frères d’Océanie. — Oui, mon cher enfant, dites-leur bien que je les bénis de tout mon cœur. La Guinée ! La Guinée ! » — « Nous sortîmes du Vatican, écrit le bon Frère, le cœur plein de reconnaissance, profondément émus, et plus que jamais dévoués jusqu’à la mort au Saint-Siège et aux Missions. »

Une autre de ses joies fut une excursion à Ostie. Ce qui l’attirait, c’était moins la vaste et morne solitude où roulent silencieusement, entre de maigres broussailles, les eaux jaunâtres du Tibre et que traversent çà et là destroupeaux de bœufs et de chevaux conduits par des pâtres farouches ; c’était moins le souvenir à demi effacé de la grande ville, autrefois l’une des plus affairées du monde et des plus tumultueuses, et muette aujourd’hui et morte, que le souvenir toujours vivant de saint Augustin et de sa mère. Assis à la fenêtre d’une hôtellerie ; la main dans la main, les yeux au ciel et plus encore le cœur ; montant de la triste région des larmes, par delà les mers, les montagnes et les soleils, au pays de l’éternelle beauté, ils furent ravis. Là, sans doute, au seuil de l’église ou parmi les ruines, on relut la page d’Augustin. Elle est sublime. Pas n’était besoin du pinceau d’Ary Scheffer pour représenter cette scène idéale ; la plume du « fils de tant de larmes » y suffisait pour tous les siècles. Aussi bien la page des Confessions, seule de tout le passé, a survécu, dans son immortelle et radieuse jeunesse. « Vive Jésus ! écrivit le lendemain[12] le frère Verjus. Bonne journée. Mon âme s’est dilatée. J’ai parlé de mes chères Missions à cœur joie. »

Un jour, dans la crypte de Saint-Pierre, il assiste à la messe d’un Père du Saint-Esprit, Missionnaire à Zanzibar. Le Père était accompagné d’un naturel devenu prêtre. Il est heureux de leur baiser la main. « Quand donc aurons-nous, disait-il, un clergé indigène ? Mon Dieu, préparez-le dès maintenant[13]. » Ces rencontres de Missionnaires le transportaient. « Nous avions aujourd’hui la visite de Mgr Guillemin, évêque de Canton. C’est bien là le saint et zélé Missionnaire que je rêve, dévoué jusqu’à se dépouiller de tout pour son troupeau, ne désirant que la gloire de Dieu et l’oubli de soi-même[14]. » Quelques jours plus tard, c’était le tour du cardinal Lavigerie.

Le 27 juin, Léon XIII présidait au Vatican, dans la salle Ducale, une soutenance de thèse sur la différence réelle entre l’essence et l’existence. Les cardinaux et les évêques étaient en si grand nombre qu’on ne voyait pour ainsi dire que des calottes rouges et des calottes violettes, ce qui arracha à un séminariste romain cette exclamation : « O quanti zucchetti ! Oh ! que de calottes ! » Il y eut cette particularité qu’un scolastique du Sacré-Cœur avait pour contradicteur un nègre de la Propagande. Le cardinal Lavigerie était dans le cortège du Pape. Le scolastique de la place Navone argumentait, paraît-il, au gré du grand Africain. Il apprend le lieu d’origine de l’argumentateur, et, la soutenance à peine finie, il se lève, fend la foule, va droit au jeune homme, les mains ouvertes, et lui crie : « Bravo, Marseillais ! » Deux jours après, l’archevêque d’Alger visitait notre scolasticat.

Au compliment qui lui fut adressé sur son élévation au cardinalat, l’Évêque-Missionnaire répondit : « Le lendemain du jour où j’appris que Léon XIII me réservait les honneurs de la pourpre, je méditai sur cette parole de nos saints Livres : Potentes potenter tormenta patientur.[15] Puis il exhorte les scolastiques au courage. « Je ne vous souhaite pas, leur dit-il, le martyre, mais le courage des martyrs. » — « Comme mon cœur palpitait ! raconte le frère Verjus. Je voyais dans ces paroles l’invitation du Sacré Cœur. O mon Dieu, jusqu'à quand me torturerez-vous de la sorte ? Vous m’appelez. J’entends votre appel. Je voudrais y répondre. Tout s’anime, tout se soulève en moi avec enthousiasme pour vous dire : Me voici ! Et vous, mon Dieu, vous me faites attendre !… Son Éminence nous parla ensuite de ses chers martyrs. Sur les lettres d’obédience d’un de ses fils, Mgr Lavigerie avait écrit : Ad martyrium ! et, lui tendant la feuille : « Y consentez-vous ? « — C’est pour cela que je suis venu, Monseigneur… » O mon Dieu, vous savez que je n’ai pas non plus d’autre but. Lorsque j’ai promis, le jour de mes vœux, de vous suivre, ç’a été pour souffrir, pour être votre victime, ô mon Jésus, — pour le martyre[16]. »

Après le cardinal Lavigerie, ce fut Mgr Dufougeray, le directeur général de l’Œuvre de la Sainte-Enfance. « Aujourd’hui, 6 juillet, nouvelles joies pour mon cœur qui ne jouit plus que de ce qui se rapporte aux Missions. Tout le reste m’est insipide. Grandeurs, succès, honneurs, affections de la terre, que tout cela n’est rien près d’une âme à sauver ! Dire la joie que j’ai éprouvée en entendant parler Mgr Dufougeray, est impossible. Cet apôtre vénéré nous a parlé de son œuvre ; mais ce qui m’a fait surtout beaucoup de bien, c’est l’exhortation de la fin : « Voulez-vous faire du bien comme Missionnaires ? prenez ces deux moyens : la mortification qui fait observer la règle avec fermeté et rompt la volonté à chaque instant ; la charité qui attire les cœurs et convertit plus que la discussion et tous les autres moyens. La charité, voilà notre moteur tout-puissant. Nous seuls le possédons. C’est pourquoi nous sommes toujours vainqueurs. » Je n’oublierai pas cette délicieuse conférence. Il me semble avoir compris ce que c’est qu’un vrai Missionnaire : C’est un homme qui se renonce lui-même et qui sauve les âmes à force de les aimer[17]… » — « O mon Dieu, écrira, dans une autre circonstance, le fervent scolastique, des âmes ! encore des âmes, toujours des âmes ! Mais je ne suis pas prêt encore. Le bon Jésus est père pour moi. Il est mère. Il ne se décourage pas, malgré mon indignité. En vérité, je me fais peur. Que je suis peu religieux ! Sottise, ignorance, tiédeur, malice, inconséquence perpétuelle. Pas d’esprit. Un peu de cœur, mais juste pour m’inquiéter. Qu’est-ce que je deviendrai ? O mon Dieu, vous me connaissez, et cependant vous daignez m’appeler ! Je répondrai, mon Dieu, malgré tout. J’agirai, je me dépenserai, je vous aimerai de tout mon pauvre cœur.

Personne ne pourra m’empêcher de me dévouer, de souffrir et d’aimer. Et vous ferez le reste ! O mon Dieu, des âmes, encore des âmes et toujours des âmes[18] ! »

La pensée des Missions le hante tellement qu’il en rêve. Le 15 avril 1883, il a vu à Rome les pèlerins de Terre Sainte. Missionnaire aux pays sauvages, ne sera-t-il pas pèlerin perpétuel ? « Je ne veux plus, dit-il, me donner de repos ici-bas. Au ciel on se reposera. » La nuit suivante, il rêve qu’il part, à pied. L’Enfant Jésus vient à sa rencontre et lui dit : « Je m’en vais avec toi. » Et il prend dans ses bras le divin Enfant. « Il était, dit-il, très léger. À ce moment je pensais que j’avais le même bonheur que saint Stanislas. Ce n’était qu’un rêve. O bon Jésus, ce matin, à la communion, c’était la réalité. Comme je vous ai caressé[19] ! »

En tête de son Journal, au 30 juillet, le frère Verjus écrit : « Grand jour ! » Mgr Salvado, fondateur de la Nouvelle-Nursie, était à la maison. « Il y avait si longtemps que je lisais et relisais, en y trouvant un sel nouveau, les écrits, les lettres et les hauts faits de ce, grand Missionnaire. J’avais conçu un désir très ardent de le voir et de lui parler… J’ai eu ce bonheur. J’ai vu cet homme incomparable qui a vaincu autant de difficultés qu’il a passé d’heures en Mission et qui s’est si bien vaincu lui-même… Oh ! combien je désire imiter ce saint homme ! Sa parole est grave. Il rit peu. Les épreuves l’ont détaché de la terre. Il semble perdu en Dieu et ne penser qu’à sa chère Nouvelle-Nursie. Un sourire mélancolique où se peint cependant la douce joie de celui qui a fait le bien, effleure ses lèvres lorsqu’on lui parle de sa Mission, lorsqu’on lui cite des noms qui lui sont chers. Ses conseils sont pleins d’une sagesse admirable. « Ah ! s’écria-t-il, « lorsque je fis allusion à son aventure au milieu du marais où il perdit ses bagages, c’est beau à lire ; mais « quand on y est !… » Mgr Salvado revint à la maison et Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/230 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/231 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/232 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/233 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/234 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/235 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/236 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/237 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/238 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/239 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/240 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/241

  1. 13 janvier 1882.
  2. 14 janvier.
  3. 20 janvier ; 10 février.
  4. 19 février.
  5. 24 avril.
  6. 1er mai 1882.
  7. 2 juillet.
  8. 31 juillet.
  9. Voir dans les Annales de Notre-Dame du Sacré-Cœur, mars 1883, tout le discours du cardinal.
  10. 14 et 15 février 1883.
  11. 5 février.
  12. 13-14 février 1882.
  13. 23 mars 1182.
  14. 16 juin.
  15. Sap. vi, 7. — On a plus de compassion pour les petits ; mais les puissants seront tourmentés puissamment.. »
  16. 3 juillet.
  17. 5 et 6 juillet.
  18. 10 et 11 août 1883.
  19. 15, 16 et 17 avril.