Monseigneur Henry Verjus/VIII

La bibliothèque libre.
Victor Retaux (p. 172-197).

VIII

LE SCOLASTICAT

ROME

I

Le 20 septembre 1881, nous trouvons le frère Verjus à Rome. A la nouvelle qu’il devait quitter Barcelone avec son compagnon d’exil, le frère Neenan, pour la Ville Éternelle, il s’écria : « Comme je vais prier pour mes Missions sur les tombes des saints martyrs[1] ! »

Depuis l’année 1878, les Missionnaires du Sacré-Cœur, d’abord hospitalisés par les Pères Trappistes de Saint-Jean-de-Latran, étaient installés au Cirque Agonal, vulgairement nommé place Navone. Ils avaient acquis l’église Saint-Jacques-des-Espagnols, abandonnée depuis soixante ans, heureux de répondre aux désirs du Pape, qui craignait de la voir tomber aux mains des protestants. Léon XIII leur a permis de la consacrer à Notre-Dame du Sacré-Cœur. Pour se loger, les Missionnaires ont construit au-dessus de l’église une sorte de couvent aérien, et ils y sont chez eux, dans la maison de la Vierge, comme les San-Pietrini[2] autour de la coupole de Saint-Pierre. C’est là que, durant trois ans, va vivre le frère Verjus.

En arrivant à Rome, le bon Frère demande à Notre-Seigneur, à Notre-Dame, à saint Pierre et à saint Paul de le faire mourir sans plus tarder s’il devait, durant son séjour sur cette terre bénie, contrister par quelque faute volontaire le Sacré Cœur.

Après une première et rapide visite au tombeau des saints Apôtres, il accompagne le R. P. Jouet, supérieur de la communauté et procureur général de la petite congrégation, à la Propagande : « Avec quelle émotion, écrit-il. j’ai monté ces escaliers qu’ont foulés tant de Missionnaires ! Si j’avais été seul, je les aurais montés à genoux[3]. » Quelques mois plus tard, il retournera dans cette sainte maison, où toutes les langues apprennent à prêcher le nom de Jésus-Christ, et il dira : « J’en voudrais baiser toutes les pierres[4]. » Une autre fois encore et plus longuement, il visitera l’illustre collège : « Je me suis senti pris d’une singulière émotion en entrant dans cette chapelle où notre bon Jésus forme ses Missionnaires, et où il a peut-être bien des fois accordé la grâce du martyre. Je lui ai demandé la grande grâce… Nous avons visité la bibliothèque, véritable trésor. Tout autour, les portraits des évêques qui ont puisé à cette source sainte la science du Seigneur… Que dire du musée ? J’étais ravi, et tellement heureux ! J’étais aussi un peu jaloux, mais plein d’espérance. Quand notre petite « chambre des Missions » sera-t-elle un musée, ou plutôt quand sera-t-elle la salle des Martyrs ? »

Au moment de son arrivée, la communauté prenait ses vacances loin du brûlant et fiévreux climat de Rome, dans les monts Albains, à Albano même. Les deux arrivants vont l’y rejoindre. « Nous revenions de promenade, nous écrit un scolastique de ce temps-là, par un beau soir. Nous chantions de bon cœur, quand tout à coup, sortant de derrière un arbre où ils s’étaient dissimulés, surgissent devant nous le P. Jouet, le frère Verjus et le frère Neenan. Quelle surprise ! Quelles embrassades ! Quelles poignées de main ! L’accoutrement du frère Verjus nous fit bien rire : la soutane était délabrée, des souliers sans semelle ; pour chapeau, l’immense sombrero espagnol aux larges bords relevés et d’une couleur inénarrable. On aurait dit que le cher Frère arrivait d’une excursion aux pays sauvages : il venait tout simplement de Barcelone, où l’on connaissait, paraît-il, à cette époque, les austères beautés de la pauvreté. »

Ce fut un enchantement que cette villégiature : le lac d’Albano, dans le plus beau cratère qui soit peut-être au monde ; l’Ariccia, près des forêts ; Genzano, le village en fleur ; le lac de Nemi, si profond dans son lit de verdure et si bleu, et partout l’ossuaire immense de la campagne romaine ; à l’horizon lointain, dans le beau soleil, comme une barre d’or en fusion, la Méditerranée.

Chaque jour, c’était une excursion nouvelle. On poussa jusqu’à Frascati : les pentes des montagnes, les jardins, les ombrages, la villa Aldobrandini avec ses fontaines en cascades ; la villa Piccolomini, où Baronius écrivit ses Annales, la villa Lanceloti, d’autres encore, et partout les aqueducs, les tombeaux, les ruines, et toujours l’horizon radieux. Le frère Verjus ne se lassait point de regarder, et il poussait des cris d’admiration : « Quels spectacles splendides ! » Et son âme volait à Dieu : « Mon Jésus, je vous offre toutes les actions de grâces que vous avez inspirées à vos serviteurs en face de ces gracieux ouvrages de vos mains. Donnez-moi de bien lire sous ces sacrements où vous êtes caché[5] . »

On n’oubliait point les églises dans ces promenades quotidiennes, et le Frère multipliait ses pactes avec les anges des tabernacles. C’était, au fond de son âme, de la joie perpétuellement renouvelée. Une chose pourtant l’attristait : le petit nombre des fidèles. « On s’étonne, disait-il, que la révolution va de progrès en progrès. À qui la faute ? » Et il répondait tout droit et nettement : « Aux prêtres ! Pourquoi aux prêtres ? Parce qu’ils se contentent des dehors de la religion. Des processions, des illuminations, c’est bien ; ce n’est pas assez. Le peuple est ignorant, instruisez-le. Vous ne l’instruisez pas. Il faut le pénétrer de vérité et de vie chrétienne : or, il ne sait point les éléments de sa religion, et il en va de même partout. » Et le Frère se souvenait des conversations qu’il avait eues à ce sujet en Espagne avec le P. Marie. Le P. Marie lui disait souvent : Le clergé de ce pays a besoin d’une révolution pour le réveiller ; le mal grandit tous les jours. Les bons gémissent, mais se contentent de gémir. Les prêtres se tiennent à l’écart, et c’est un malheur. « L’autre jour, à Albano, écrit le Frère, j’étais heureux d’entendre les salves d’artillerie, les pétards, les feux d’artifice, en l’honneur de saint François d’Assise… Hélas ! après tout ce tapage, j’étais affecté d’une façon poignante lorsque, dans les divers sanctuaires, je voyais deux, trois, quatre fidèles disséminés çà et là. Pauvres prêtres ! Laissez là toutes ces manifestations ruineuses et inutiles, et courez aux âmes, instruisez-les, sauvez-les. » Manifestement, l’ardent jeune homme, sans qu’il s’en rende compte, exagère ; mais s’il force le ton, la note pourtant reste juste. Il faut aller au peuple : le Pape nous le redit en toute circonstance. Il faut « courir aux âmes » ! Combien de fois ces idées reviendront sous sa plume ! « Au fond, — c’est lui qui parle, — le peuple est bon, surtout quand il souffre. Quel puissant moyen alors que la douceur, les bonnes conversations de cœur avec lui !… D’autre part, on l’aveugle. Oui, il y a bien de la malice dans le monde, mais je crois qu’un peu plus d’humilité, de détachement, un peu plus de zèle et d’amour des âmes de la part des prêtres en diminuerait beaucoup. Le peuple ne connaît pas le prêtre… O mon Dieu, envoyez des hommes qui se dévouent avec cœur et intelligence à cet humble apostolat : c’est le moyen de réconcilier les membres divisés de la société[6]. » Et le Frère ajoutait, sans exagération cette fois, ce nous semble : « Je crois aussi qu’une des causes du mal, c’est que tout le monde veut être orateur, et peu songent à être apôtres[7]. » Cette dernière idée lui tenait au cœur. Plus tard, il écrira après l’audition d’un discours d’apparat : « O mon Dieu, inspirez-moi le respect de votre sainte parole, et, plutôt que de permettre que je prêche ainsi, enlevez-moi la voix[8]. »

II

Les vacances sont finies. On est rentré à Rome. Le chanoine Timon-David, directeur de l’Œuvre de la Jeunesse pour la classe ouvrière, à Marseille, prêche la retraite des scolastiques.

C’était un homme de Dieu. Sa parole primesautière, originale, abondante, par-dessus tout très simple et foncièrement évangélique, plaisait au frère Verjus. Elle lui fit du bien. C’est principalement au détachement du cœur qu’il s’appliqua. « A quoi donc ne suis-je pas encore mort ? Je désire aimer et être aimé… Je désire les missions et le martyre… Je laisse tout au Sacré Cœur. Trop heureux d’être à son service, je me regarderai comme très honoré à la dernière place du dernier Frère coadjuteur… Je veux cent fois prouver à mon Jésus que je l’aime. J’accepte tout. Je consens à n’être plus aimé et à ne témoigner à personne aucun signe d’affection particulière. Je consens, si le Sacré Cœur le veut, à ne pas aller aux Missions et à mourir, dans mon lit, entre deux tisanes, s’il le veut encore, pourvu qu’à ce prix le bon Jésus m’avoue un peu que je l’aime… Me voilà bien mort[9]. » L’âme exquise du Frère se trouble à la pensée que peut-être il a trop donné de son cœur à ses amis. Il faut aller en s’épurant, se dégageant de plus en plus de toute créature et surtout de soi-même : le religieux a été fiancé, comme une vierge chaste, à l’unique époux, qui est le Christ[10].

Il lui faut aussi se donner, s’immoler à l’Institut qui a tant fait pour lui et qui n’a pas renoncé à faire davantage encore. Que sont devenus tous les sacrifices qu’il a coûtés à la Petite-Œuvre et à la Société ? « Personne ici, mais littéralement personne ne doit être plus saisi que moi par cet argument. Je suis le plus ancien sur les bras de la Société. Depuis 1872, je suis à sa charge. Depuis lors, que de soins, que de dépenses, que de peines, que de perplexités à mon égard ! Et moi, qu’ai-je fait ? Rien. Tout ce que j’ai essayé de faire a été mal fait. O mon Dieu, pardon ! Je veux reconnaître toutes ces grâces ! Je vais encore coûter beaucoup, jusqu’à la fin de mes études, à cette chère Société ; mais, je m’offre à vous, ô mon Jésus ! comme je l’ai fait au jour de mes vœux. Je veux être la victime de toutes les fautes dont peut avoir à répondre ma chère Société. O mon Dieu ! je vous en conjure, frappez sur moi, ne m’épargnez pas, et faites qu’un jour je puisse servir cette Société bien-aimée de tout mon cœur[11]. »

Rassurez-vous, cher enfant : vous allez payer par de loyaux services votre dette de reconnaissance. Que dis-je ? Vous allez couvrir d’honneur la petite Société, votre mère. Un je ne sais quel rayonnement flotte déjà, comme un nimbe, autour de votre front et rejaillit sur elle.

III

Au sortir de la retraite, on fait un pèlerinage dans la Sabine, de l’autre côté de Tivoli, à travers la vallée de la Licenza,

Me quotiens reficit gelidus Digentia rivus[12],

à Vicovaro. L’année précédente, au mois de juin, dans l’église de la petite ville, une image peinte de la Madone avait, à plusieurs reprises, remué les yeux comme un être vivant. La petite caravane du Sacré-Cœur était heureuse de vénérer cette Vierge miraculeuse. « Que vous êtes bonne, ô Mère, lui disait le frère Verjus, de vous approcher ainsi de nous ! Ne serait-ce pas pour répondre à cette invocation : Misericordes oculos ad nos converte[13], que vous vous êtes manifestée de la sorte ? Merci, bonne Mère[14] ! » On fit de belles excursions à travers les escarpements et les ravins. Au retour, la voiture versa. Pas un rire de moins. D’ailleurs, point d’accident de personne. Le frère Verjus ne manqua pas d’attribuer cette sauvegarde à Notre-Dame de Vicovaro.

On passa les derniers jours d’octobre et les premiers de novembre, jusqu’à l’ouverture des cours, à visiter Rome, la catholique et la païenne. Le frère Verjus aurait dit volontiers comme Torquato Tasso : « Ce que je cherche en toi, ce ne sont ni tes colonnes, ni tes arcs de triomphe, ni tes thermes, mais le sang répandu pour le Christ, et les ossements des martyrs dispersés sur cette terre consacrée. » Quelles saintes émotions au Colisée ! C’était l’endroit de Rome qu’il désirait le plus visiter. Il salua tous les martyrs en leur demandant de lui obtenir du Cœur de Jésus ce qu’il appelle « la grande grâce[15] ». A Saint-Pierre-ès-liens, il baise les chaînes qui ont délivré le monde : « Quel immense désir j’ai ressenti d’être un jour enchaîné, moi aussi, pour le Sacré Cœur[16] ! » Un peu auparavant, il avait écrit : « Ah ! si, par ma mort dans les plus cruelles souffrances, je pouvais sauver une âme, une seule, je me mettrais moi-même entre les mains des bourreaux[17] ! » A la prison Mamertine, ce cachot souterrain où, par ordre de Néron, saint Pierre et saint Paul furent enfermés durant neuf mois avant d’être mis à mort, son âme chante encore et toujours la même strophe : « Avec quel bonheur j’ai baisé les murs de la prison ! Il me semble que je suis exaucé, lorsque, dans ces lieux sacrés, je pense aux Missions, au martyre, et que je demande ces grandes grâces[18]. » On raconte à Rome que saint Pierre parvint un jour à s’évader de la prison Mamertine. Il avait déjà franchi les portes et s’avançait vers la voie Appienne quand il vit Notre-Seigneur qui semblait se diriger vers la ville : « Seigneur, où allez-vous ? Domine, quo vadis ? » lui demanda-t-il, tout tremblant. Et Jésus lui répondit : « Je vais à Rome pour être crucifié de nouveau, puisque tu t’en vas. » Pierre comprit et il rentra pour mourir. « J’ai vu, écrit le frère Verjus, la chapelle du Quo vadis, où l’on conserve l’empreinte des pieds de Notre-Seigneur. J’ai dit au bon Jésus : « Où allez-vous, bon Maître ? — Je vais à la conquête de l’univers, et, puisqu’on me repousse ici, je vais, là-bas, chercher des nations jeunes et ferventes. — Mon Jésus, j’irai avec vous pour ces pauvres âmes[19]… » Les heures qu’il passera dans les catacombes, « ce reliquaire immense », il les appellera « des heures de paradis[20] ». Nul plus que lui, peut-être, n’a mis à profit, du moins dans l’ordre surnaturel, la grâce d’habiter Rome. Quand il visitera le Vatican, sans doute, comme un autre, il admirera Michel-Ange et Raphaël, André Sacchi et Pérugin ; mais, dans les œuvres de ces maîtres, d’instinct, son cœur cherchera les apôtres et les martyrs. A Saint-André du Quirinal, au noviciat des Jésuites, il s’agenouillera, l’âme illuminée et le cœur ravi, dans la chambre où saint Stanislas Kotska rendit le dernier soupir. Rentré dans sa cellule, il écrit : « Quel parfum de piété et de pureté ! En baisant les pieds du cher saint, je l’ai supplié de m’obtenir la grande grâce et l’insigne faveur de garder la sainte pureté toute ma vie[21]. » Là, il a entendu le Laudate du maestro Capocci : « C’était céleste », dit-il. Et, d’un coup d’aile, son âme montait au paradis : « Mon Dieu, comme l’on chantera bien chez vous, puisque l’on chante déjà si bien sur la terre ! »

IV

Les cours du Séminaire Romain ont commencé. Le frère Verjus a fait la communion pour soi et pour ses Frères. Tous ont besoin de lumière, de celle-là surtout qui jaillit du Sacré Cœur. Pour lui et pour eux, il demande au bon Maître, avec les connaissances théologiques nécessaires, « la science des saints, qui est, dit-il, la plus savante et la raison dernière de toutes les autres sciences», et elle ne s’apprend que « dans l’intimité du divin Cœur[22] ». Il a, pour professeurs des hommes éminents. Talamo est préfet des études. Sepiacci, mort depuis cardinal, enseigne les lieux théologiques, et Checchi la morale. Ubaldo Ubaldi, dont la pitié l’embaume, fait le cours d’Écriture sainte ; Tuzi la sacramentaire ; Pennacchi l’histoire ecclésiastique ; enfin Satolli, hier délégué apostolique du Saint-Siège, à Washington, aujourd’hui cardinal à Rome, l’emporte, d’un vol puissant, en des hauteurs métaphysiques où il a peine à le suivre.

« Le frère Verjus, lisons-nous dans les notes de l’un de ses condisciples, conçut dès lors et garda toujours une profonde estime, une sorte de vénération pour la théologie. Il était trop persuadé que le dogme, autant que la morale, était indispensable, pour ne pas l’étudier de son mieux. Il pensait déjà ce qu’il écrira plus tard : « C’est une erreur très grave et très pernicieuse de croire qu’un prêtre peut, en Mission, se contenter d’un léger bagage théologique. Il nous faut des hommes versés en toutes les sciences sacrées, il nous faut des docteurs ; car, c’est ici qu’on jette les fondements des futures Eglises. » Cependant, il ne fera point, malgré son bon vouloir et ses efforts continus, des progrès aussi rapides que plusieurs de ses Frères. Sa mémoire est décidément et obstinément rebelle ; mais, « s’il ne fut pas un élève brillant, il fut sérieux. Il parvint où n’arrivent pas nombre d’étudiants, mieux doués : il acquit de fermes et fortes convictions théologiques. Les subtilités de la scolastique ne le tentaient pas. Il disait que ces finesses n’étaient pas pour lui. Nous le croyons ; mais nous croyons aussi qu’il analysait à merveille les grandes vérités et qu’il en faisait ensuite la synthèse dans son intelligence. Aussi parlait-il de théologie comme peu en savaient parler. Un jour, sous les beaux ombrages d’une de ces villas qui entourent Rome, nous conversâmes de longues heures sur la sublimité de l’acte de foi, sur le bonheur qu’a le théologien de soumettre plus librement, en plus grande connaissance de cause, son intelligence sous le joug de la foi, sur la différence presque infinie qu’il y a entre un simple acte de foi et la conviction scientifique la plus profonde… D’entendre le frère Verjus, c’était une émotion et un ravissement. Pour moi, j’avais découvert en lui ce que les plus doctes commentaires n’avaient pu m’apprendre : Corde creditur : C’est par le cœur que l’on croit. »

Aux cours de l’Apollinaire, le Frère avait choisi une des dernières places au fond de la salle. Tandis que la plupart des élèves se mêlaient, en attendant le professeur, causaient, discutaient, lui, attentivement courbé sur son livre ou sur ses notes, gardait le silence et repassait la leçon. C’était autant par humilité que pour ne pas perdre de temps qu’il agissait de la sorte. Aussi bien sa valeur morale ne passa point inaperçue. On remarqua bientôt ce grand jeune homme à la figure grave et douce, toujours modeste, habituellement recueilli. Plusieurs-élèves des autres collèges en exprimaient aux scolastiques du Sacré-Cœur leur admiration. L’un d’eux, connu de tous pour la valeur hors pair de son intelligence, subit profondément le charme surnaturel qui se dégageait de l’humble religieux et il avoua plus tard que les exemples du frère Verjus avaient puissamment contribué à l’attirer vers la Congrégation des Missionnaires du Sacré-Cœur et les Missions.

Nous avons dit que le scolastique, malgré son bon vouloir, ne sera jamais un brillant élève. Il est vrai qu’il ne sera jamais libre de s’adonner à l’étude complètement. Tour à tour et parfois tout ensemble infirmier, maître de chant, surveillant à la Petite-Œuvre et chargé des Frères coadjuteurs, où trouver du temps pour les labeurs intellectuels ? Ce qui le console, c’est que, « pour être saint, il faut moins de temps que de courage[23] ». Or, qui peut l’entraver dans l’œuvre de sa sanctification ? Infirmier, il se dévouera à ses Pères et à ses Frères. Directeur effectif, sinon officiel de la Petite-Œuvre, il s’appliquera à donner aux élèves l’amour de Notre-Seigneur et de Notre-Dame, l’amour de l’Institut, l’amour du travail. Quand on n’a pas été, tout petit enfant, échauffé par ces divins amours, on n’en sera jamais pleinement pénétré, pas même, à son avis, au noviciat. La vraie école de formation, ce doit être la Petite-Œuvre. Quant aux Frères coadjuteurs, le frère Verjus entrevoit quels services ils pourront rendre aux Pères dans les Missions, et il les entoure de la plus affectueuse sollicitude. Son bonheur est de travailler avec eux et comme eux. Non seulement il manie le rabot et la varlope, mais encore la machine à coudre. Il apprend à faire une soutane, à faire des souliers, à fabriquer des chaises. Rien n’est petit de ce qui peut contribuer à la civilisation chrétienne et à l’évangélisation des âmes.

Le catéchisme en images qu’il composait dès ce temps-là, est resté légendaire parmi ses condisciples, et il en est souvent question dans son Journal. « Ce n’était pas un volume, nous écrit-on ; c’était un monument, comme en faisaient quelquefois les moines transcripteurs du moyen âge. La couverture était de bois. Le tout pesait bien vingt kilogrammes. L’idée qui présida à ce travail, était très simple : faire entrer la doctrine chrétienne dans l’esprit des sauvages par les yeux. A cet effet, le catéchiste parcourait tous les magasins de Rome pour trouver de grandes images représentant, avec les faits principaux de la vie de Notre-Seigneur et de Notre-Dame, les vérités et les mystères de notre sainte religion. Quand une fois il les avait découvertes, il n’avait de repos qu’après leur acquisition. Ses amis d’Annecy et ses parents lui venaient en aide, et, à chaque fois, il triomphait. Ces tableaux, le Frère les classait les uns d’après l’ordre logique, les autres chronologiquement. En regard, en gros caractères, en diverses couleurs, il inscrivait la narration ou l’exposition. Il avait par-dessus tout le souci d’être clair. « Croyez-vous, demandait-il souvent à ses condisciples, que mes sauvages comprendront ? » S’il y avait quelque hésitation dans la réponse, il recommençait la rédaction. Que de moments libres il a consacrés, que de promenades il a sacrifiées à ce volumineux travail ! » Notre correspondant dit bien : sacrifiées. Il faut connaître la vie des étudiants à Rome, renfermés presque tout le jour dans leurs chambres ou leurs salles communes, — les jardins et même les cours étant rares dans les communautés religieuses et les collèges, — pour apprécier la valeur de la promenade quotidienne le long des rues de la Ville Eternelle ou dans les villas, et, par conséquent, pour comprendre quel acte de renoncement faisait le frère Verjus en restant à la maison.

C’est encore en vue des Missions qu’il demanda l’autorisation d’aller aux hôpitaux pour y apprendre à connaître les maladies et à soigner les malades. Sa première visite fut pour l’hôpital de la Consolation, près du Capitole, cet hôpital que le gouvernement piémontais a fermé naguère, faute de ressources. Des victimes d’accidents de tout genre, des centaines de blessés y étaient admirablement soignées par les Filles de Saint-Vincent de Paul. On y voyait des plaies répugnantes, la misère noire, souvent la vermine la plus immonde. Le frère Verjus était à l’aise dans ce milieu. « O mon Dieu, écrit-il, que ce spectacle est navrant ! Là, un enfant qui s’est déchiré les entrailles en tombant sur des éclats de verre ; là, un jeune homme qui s’est brûlé les mains et la figure dans une chaudière bouillante. Ici, un amputé ; là, un moribond… J’ai vu tous les instruments qui servent aux opérations… Je suis sorti de plus en plus persuadé que le vrai Missionnaire ne doit rien ignorer[24]. »

C’est à cet hôpital, où saint Louis de Gonzague portait les lépreux et les pestiférés, qu’il se rendait pour son « apprentissage ». « Quelle consolation j’ai goulée ce matin en me rappelant saint Louis de Gonzague près du lit de ces pauvres malades ! Je me figurais servir Jésus-Christ et faire mon apprentissage pour les Missions. J’étais si heureux que j’y serais resté toute la journée. J’ai lavé et peigné douze personnes qui en avaient grand besoin, essayant de faire du bien à l’âme en même temps qu’au corps.» L’un de ces malades, ancien soldat du Pape, était indisposé contre Léon XIII qui ne lui continuait pas, disait-il, une pension de vingt francs à laquelle Pie IX l’avait habitué. Le frère Verjus lui fait comprendre que, par suite de l’invasion piémontaise, le Pape se trouve singulièrement réduit et forcé à de douloureuses économies. Il parait que le bon Frère fut persuasif, car le malade reporta son indignation sur les spoliateurs[25].

Les infirmes aimaient à voir le frère Verjus au milieu d’eux. Il allait de l’un à l’autre avec une aisance parfaite. « Comme on se sent le cœur à l’aise quand on a versé un peu de bonheur en des âmes affligées ! Pauvres gens, comme notre sympathie les touche ! Ils n’en croient pas leurs yeux. Je leur dis que nous sommes très honorés de pouvoir leur rendre ces petits services, que c’est pour nous un vrai bonheur, et ils sont touchés. Oui, mon Dieu, c’est un honneur pour moi de porter ces cœurs vers vous, en leur faisant aimer vos ministres qu’ils ne voient que de loin et à travers un voile bien épais de calomnies et de préjugés[26]. » Il avait pour tous et pour chacun d’encourageantes ou de consolantes paroles. Il en a réconcilié qui s’étaient battus à coups de couteau. Un vieillard pleurait en lui disant : « Che Dio vi benedica ! Que Dieu vous bénisse ! » Un autre, qui semblait hostile et s’enfermait dans un silence significatif, l’appelle enfin et se rapproche de Dieu. « Oh ! qu’il fait bon, écrit-il le soir[27], faire du bien ! Mon Dieu, quand donc aurais-je entre les mains mes chers sauvages ! » Les religieuses le vénéraient.

V

Ni la visite aux malades, ni ses fonctions près des enfants et près des Frères, ni ses études ne le détournent du grand ouvrage de sa sanctification personnelle. « Oh ! oui, Jésus, mon bien-aimé Jésus, je veux être tout vôtre, soyez tout pour moi. Soyez surtout mon médecin et mon docteur. Oui, mon Dieu, guérissez ma pauvre âme. Elle est lassée des créatures trompeuses. Elle est fatiguée par ce corps que vous lui avez donné. Soyez son médecin, vous, mon Dieu. Je ne le déteste pas, ce corps de mort : il me servira pour vous prouver mon amour. Je le fatiguerai un jour à loisir. Je le crucifierai et martyriserai pour vous, mon Jésus. A cause de cela, je ne le déteste pas ; mais il me fatigue, il est lourd, il est toujours en bas, il m’humilie. Je voudrais le châtier : l’obéissance ne veut pas ; mais plus tard, lorsque l’obéissance me dira de travailler, oh ! alors, je vous le promets, jamais je ne compterai avec lui. Ce sera son tour[28] ! »

Le supérieur le trouve fermé, et souvent il lui en fait la remarque. Cela ne laisse point d’étonner un peu le Frère, car il n’a pas d’arrière-pensée, et il lui semble que son âme est ouverte comme un livre. « Il faut donc, dit-il, qu’il y ait quelque chose d’involontaire en moi qui me donne un extérieur sombre en face de mes supérieurs. Je sais que je suis très timide en leur présence. C’est une croix pour moi toutes les fois que je vais frapper à leur porte. Je tremble de tous mes membres, comme s’il s’agissait d’un examen du doctorat. Peut-être cela me donne-t-il des airs embarrassés qui font croire que je suis fermé[29]. » Un autre reproche que lui fait le supérieur, c’est d’être trop mou dans la direction des enfants, trop doucereux ; l’humble Frère écrit le mot « trop collant ». S’il est un reproche auquel devait être sensible cette nature virile, c’est bien celui-là. Écoutez comme il s’en accuse ! « J’ai vu, une fois de plus, combien il est vrai que nos vénérés supérieurs ont des grâces d’état pour mettre le doigt juste sur la plaie. Si j’eusse été de verre, le Père n’aurait pas mieux vu. C’est bien cela. Je me recherche en tout. Je suis mollasse dans ma dévotion, trop tendrelet. Ce n’est point ce qu’il faut au Cœur de Jésus dont l’amour est aussi fort que tendre. Mon Dieu, faites que je comprenne bien la leçon, et que cette conférence marque dans ma vie comme un rayon de lumière sur mon intérieur !… Quel bonheur d’entendre mes supérieurs me parler clair ! Oh ! je n’ai pas à hésiter[30] !. » Plus souvent encore et pour ainsi dire continûment, le Révérend Père, comme s’il avait un pressentiment des destinées du futur apôtre, lui prêche l’humilité. Cette forte prédication tombait dans une terre bien préparée. « Il me semble toujours que je suis à charge à mes Frères et qu’ils font un acte de vertu toutes les fois qu’ils me parlent[31]. » — « Notre-Dame du Sacré-Cœur vient de faire encore un grand miracle, en guérissant une bonne religieuse d’un cancer. Nous avons assisté ce matin à la messe d’actions de grâces. J’ai prié ma Mère de me guérir du mauvais cancer de l’amour-propre qui gâte tout chez moi et me rend si désagréable aux yeux de Notre-Seigneur[32]. » — « Je me sens porté à bien aimer mes frères, à leur rendre beaucoup de services et à me cacher. Oui, je veux me faire oublier, m’oublier moi-même. Je veux être heureux de l’oubli qui a été fait de moi pour les ordres mineurs. Me voilà bien humilié et puni de mon orgueil et de mon empressement. Merci, mon Dieu[33] !» — « Je me sens de plus en plus porté à me cacher et à m’humilier. Il me semble que l’humiliation est pour moi le grand et le seul moyen de réussir dans ma sainte vocation. Plus je médite cette vérité, plus je la trouve profonde et plus je vois qu’elle doit constituer ma vie entière… Peu de ressources intellectuelles. Je suis médiocre sous tous rapports, ne sachant rien et ne pouvant rien apprendre de bien sérieux. J’avoue que si Notre-Seigneur n’a pas sur moi des vues spéciales, je ne comprends pas pourquoi il m’a mené jusqu’ici. Car, de moi-même, je ne suis bon qu’à tout gâter. Cette pensée de mon impuissance me console au lieu de m’abattre, parce que je me sens appelé ! O mon Dieu, éclairez-moi de plus en plus sur cette terrible et consolante vérité qui fera mon salut et celui de mes chers sauvages[34]. » — « Si le Sacré Cœur parvient à faire de moi quelque chose, ce sera un vrai miracle. Quand je me vois au milieu de mes condisciples qui sont si bien doués, je me dis : « Comment es-tu là ? Tu n’es pas à ta place !… Et j’ai honte de moi. Mais, tout à coup, je pense que, si je suis bien humble, le Cœur de Dieu se servira de moi… Et vive mon Jésus ! Je m’abandonne à lui tout entier[35]. »

A lire ces pages et d’autres encore qui abondent dans les écrits de notre cher religieux, le mot de l’Ecclésiaste revient en mémoire : « Humiliez-vous en toutes choses, et vous trouverez grâce devant Dieu ; car la puissance n’appartient qu’à Dieu, et ce sont les humbles qui l’honorent[36]. » Disons encore avec la Bible : « Où est l’humilité, là aussi est la sagesse[37]. » Et le frère Verjus allait s’enfonçant tous les jours dans ces mystiques profondeurs et il y trouvait un divin charme. Son corps lui-même prenait la forme de son âme. Je ne sais quoi de contenu, de vivant tout à la fois et de réservé, de doux et d’harmonieux, l’envahissait peu à peu et amenait sur les lèvres de ses Frères le beau mot de saint Paul : « Que votre modestie se montre à tous, car le Seigneur est proche[38] ! » Le Seigneur était là tout près, en effet, dans ses perpétuels renoncements, dans son empressement à rendre service, à faire plaisir, dans la suavité de ses paroles, dans le sourire de ses lèvres. Quand nous aurons dit que le frère Verjus vénérait la pauvreté comme une reine et qu’il l’aimait comme une mère[39], nous aurons peut-être achevé de peindre sa physionomie en ces années du scolasticat romain.

VI

A la fin de l’année 1881 et au commencement de 1882, il y eut de belles fêtes dans notre maison de Rome. Le Cardinal-Vicaire, Son Em. Monaco La Valetta, consacra l’ancienne église Saint-Jacques à Notre-Dame du Sacré-Cœur. Ce fut une grande joie dans toutes les résidences des Missionnaires et particulièrement à la place Navone. Le Saint-Siège pouvait-il donner à la chère dévotion une approbation plus éclatante ? Le T. R. P. Chevalier se rendit à Rome. Il devait être là, celui qui avait prononcé, le premier, ce nom si doux ; Notre-Dame du Sacré-Cœur. « Nous avons eu le bonheur, écrit le frère Verjus, de recevoir notre bien-aimé et très vénéré Père supérieur général… Il me suffit de le voir pour sentir mon cœur s’enflammer d’amour pour ma vocation et d’un désir immense de devenir un saint[40]. » Le prélat consécrateur fut le Cardinal-Vicaire, assisté de Mgr Marchai, archevêque de Bourges, et de Mgr Forcade, archevêque d’Aix. Durant la cérémonie, le frère Verjus porta le livre devant Son Eminence. Le soir il écrivait : « sainte journée[41] !» Le 9 décembre, le T. R. P. Chevalier fît à la Communauté, avant de rentrer en France, une lecture spirituelle dont nous trouvons dans les notes du bon Frère un écho attendri : « Notre vénéré Père nous a recommandé l’esprit de pauvreté et d’humilité comme le double cachet de notre chère Société. En nous redisant les paroles de saint Jean : « Mes petits « enfants, aimez-vous les uns les autres », il avait les larmes aux yeux. Je suis sorti de là plus Missionnaire du Sacré-Cœur que jamais. »

Le lendemain de la consécration de l’église de Notre-Dame du Sacré-Cœur, le Pape canonisait Benoit Labre. Le 22 janvier, Mgr Mermillod, évêque d’Hébron, consacrait dans notre église le premier autel élevé à Rome au bienheureux pèlerin. Après la fonction, l’éloquent évêque commenta les paroles de la liturgie. Dans le résumé que le correspondant du journal l’Univers donna de ce discours[42], on sent encore comme un frémissement de la grande âme de l’évêque-apôtre. L’orateur évoqua d’abord les autels bibliques : l’autel sur lequel fut égorgé le doux Abel, premier précurseur de Jésus crucifié, l’autel qu’éleva le patriarche Abraham et sur lequel il se disposait à immoler Isaac, l’autel où Melchisédech le grand prêtre offrit le sacrifice du pain et du vin, figure expressive du sacrifice eucharistique, l’autel lui-même où, journellement, s’immole, comme au Calvaire, l’Agneau de Dieu. Pour la consécration de nos autels catholiques, l’évêque bénit l’eau, la cendre, le vin. L’eau symbolise la pureté de la foi, la cendre les énergies de la pénitence, et le vin la force du sacrifice. Puis, le consécrateur verse sur l’autel l’huile qui fait les prêtres, les pontifes et les rois, et, enfin, il y allume l’encens, image brûlante et parfumée de la prière qui monte à Dieu. « Et vous, mes amis, dit tout à coup le prélat aux scolastiques du Sacré-Cœur, vous serez prêtres ! Vous deviendrez des autels vivants sur lesquels vous vous immolerez vous-mêmes… » Et, d’une voix émouvante, le noble proscrit leur retrace les périls et les immolations qui les attendent : « C’est un évêque exilé qui vous dit ces choses. Comme lui, vous parcourrez le monde en exilés… Mais non, le prêtre n’est exilé nulle part. » C’était, si l’on veut, la première partie de ce discours. Dans la seconde, l’évêque raconte, en larges et rapides paroles, la vie de Benoit Labre. Aux orgueilleux sarcasmes et aux turpitudes de Voltaire, son contemporain, et du « grand » Frédéric, il oppose l’humilité et la pauvreté du saint vagabond. Que reste-t-il de Voltaire et de Frédéric ? Un souvenir déshonoré. Que reste-t-il de Benoit Labre ? Cet autel au pied duquel les générations viendront implorer les faveurs d’un mendiant glorifié sur la terre et puissant au ciel. Un jour, épuisé de fatigue, le pèlerin était assis au bord de la route. Il avait bu de l’eau dans le creux de sa main. Il tenait un morceau de pain noir. Une noce vint à passer joyeusement. D’aucuns, le voyant, crièrent : « Oh ! le malheureux ! » Labre, tout plein de sa dignité chrétienne, se lève : « Il n’y a de malheureux, dit-il, que ceux qui vont en enfer. » L’Église, elle aussi, est pauvre au bord de sa route, et dépouillée. Des passants l’insultent. Elle a dans sa main l’eau pure de la foi et le pain de la doctrine. On la dit malheureuse. Il n’y a de malheureux que ceux qui vont en enfer… Il y a juste cent ans, — c’était en 1782, — Benoît Labre venait dans cette église, alors des Espagnols. Le recteur l’avait invité à y prier, et il lui dit la parole du Sauveur : Cherchez d’abord le royaume de Dieu, et le reste vous sera donné par surcroit. Mes frères, je vous adresse la même parole et je vous fais la même promesse… Un jour, le pauvre Labre fut surpris à contempler de loin son confesseur. Le visage tout illuminé des splendeurs de l’extase, il envoyait à ce bon prêtre des baisers et des sourires. Rendons-nous dignes des sourires et des baisers du saint. Appelons-les par notre humilité, par notre esprit de pauvreté et de mortification. Cherchons enfin et toujours le royaume de Dieu, et le reste nous sera donné par surcroît. « J’ai vu là, écrivait le frère Verjus au sortir de la cérémonie, ce que peut la parole du véritable apôtre, quand il sent ce qu’il dit. »

Une seconde fois, Mgr Mermillod ouvrit ses lèvres d’or, non plus à l’église, mais dans l’intimité du scolasticat. Il répondait à un compliment en vers latins d’un parfum classique et, ce qui vaut mieux encore, tout embaumé de reconnaissance. « Ici, lisons-nous dans la correspondance de l’Univers, le prélat d’Hébron a été tantôt grave, tantôt familier, parfois s’inspirant aux pensées fortes du sacerdoce, parfois cédant aux douces émotions du cœur. » Cette éloquence, qui est la vraie, rappelait à l’auditeur les discours de l’aimable et regretté Pie IX. « Il avait, lui aussi, au plus haut degré, cette science des contrastes qui fait les grands orateurs et les grands artistes. » Le frère Verjus se contente d’écrire : « C’était saintement beau ! » Et il note cette parole charmante de l’évêque : « Les missionnaires du Sacré-Cœur, par le fait même de leur vocation, sont les enfants de l’espérance[43]. »

Une troisième fois, il entendra Mgr Mermillod, à la place Navone, le 3 mars 1883, au jour anniversaire du couronnement de Léon XIII. Le matin, le Souverain Pontife avait envoyé à l’autel de Notre-Dame du Sacré-Cœur un magnifique bouquet de fleurs naturelles. Le soir, il y eut au scolasticat une séance académique en l’honneur du grand Pape. Le supérieur avait invité le cardinal Parrochi ; Mgr Vannutelli, nouvel internonce au Brésil ; Mgr Mermillod, qui venait d’être nommé évêque de Lausanne et Genève ; le vicomte de Maguelonne, correspondant du journal l’Univers, et quelques autres personnages. A la fin de la séance, tour à tour, les trois évêques prirent la parole ; puis les scolastiques, les uns après les autres, s’agenouillèrent devant les pontifes pour baiser leur anneau et recevoir leur bénédiction. « Moi, écrit M. de Maguelonne, je contemplais les visages séraphiques de ces princes de l’Eglise et les visages angéliques des enfants, dont le regard chaste et franc se fixait sans crainte et avec tendresse dans le regard de ceux qui les bénissaient avec effusion. Et tout cela me disait l’avenir de la Congrégation des Missionnaires du Sacré-Cœur[44]. » Ce nest point pour noter les impressions du correspondant de l’Univers que nous avons rappelé cette fête domestique, mais pour ce cri du frère Verjus : « Les trois prélats ont parlé avec grande éloquence et grand cœur. Mgr Mermillod a été admirable. Mon Dieu, donnez-moi la sainteté et la parole : je soulèverai le monde[45]. »

VII

Le 5 avril 1882, le frère Verjus ouvre le troisième volume de son Journal par ces mots : « Commencé auprès du lit de douleur de notre cher frère Neenan, le jour anniversaire de ma première communion, le mercredi saint, après une journée bien fatigante mais bien précieuse pour ma pauvre âme, après des enseignements que je n’oublierai jamais sur la manière de servir véritablement le Sacré Cœur, sur la manière de me vaincre et de me préparer à mon ministère futur. Ad majorera Sacratissimi Cordis Jesu gloriam[46] ! Oui, mon Dieu, toute ma vie pour vous ! Vita pura, crucifixa, unita[47]. »

William Neenan était irlandais, du diocèse de Cork[48]. Son frère aîné, John-Mary, Missionnaire du Sacré-Cœur, belle intelligence, âme fervente, avant de s’embarquer pour notre maison de Watertown, en Amérique, où il est mort le 14 janvier 1879, avait amené William à Issoudun.

C’était un jeune homme très pur. Des yeux bleus, brillants et doux ; le front haut et bombé, éclairé de lumière vive. William avait de rares aptitudes pour les études philosophiques. C’était à lui de préférence que ses condisciples s’adressaient dans leurs difficultés de psychologie ou d’ontologie. La blancheur maladive de ses joues s’empourprait souvent d’une rougeur légère qui lui montait du fond de l’âme, suivant le beau mot d’un ancien : Adeo illi ex alto suffusus est rubor[49]. Le frère Neenan souffrait depuis longtemps d’une bronchite chronique qui le minait peu à peu.

Il a vingt ans. Il va mourir. Le frère Verjus est à ses côtés. « Frère, dit le malade, je veux faire un pacte avec vous. — Que voulez-vous de moi, mon bien cher Frère ? — Voici : Toutes les fois que je vous demanderai quelque chose que vous jugerez ne pas me convenir, refusez et rappelez-moi que je veux obéir en tout. » Le Jeudi saint, la température était belle ; il y avait dans l’air des souffles de printemps. Par suite d’une accalmie, le malade eut un instant l’illusion d’un renouveau. « A Pâques, disait-il, je serai debout. » L’illusion dura peu. Le temps se couvrit. Le malade s’affaissa. « Je viens, lui dit son infirmier, de visiter les reposoirs du Jeudi saint, les Paradis. Si vous saviez comme les chants étaient beaux au Gesù Seriez-vous content, mon cher Frère, d’aller voir le vrai Paradis ? — Oh ! oui, dit-il, très content. Mais, que la volonté de Dieu soit faite… toujours… partout… toujours… partout ! » Et il ajouta : « Peut-être ne pourrai-je pas par moi-même demander pardon à mes Pères et à mes Frères, à toute la communauté, faites-le pour moi… Remerciez bien les serviteurs, le cuisinier et ce Frère coadjuteur qui a tant fait ; il est si bon ! » Puis, à de certains moments où il souffrait davantage : « Frère Verjus, que faire ? répétait-il. Que faire ? — La volonté du Sacré Cœur ! — Oh ! oui, la volonté du Sacré Cœur, en tout, partout, toujours. Oh ! qu’il est bon le Cœur de Jésus ! C’est un océan d’amour. » Une autre fois, au moment de préparer sa confession : « Suggérez-moi, disait-il, les devoirs d’un bon religieux afin que je fasse mon examen de conscience… » Puis : « Expliquez-moi les sept paroles de Notre-Seigneur en croix. » A ces mots : « Femme, voilà votre enfant ! » un éclair de bonheur illumina son front. Le seul nom de la très sainte Vierge le faisait tressaillir. Au sortir d’une crise plus longue et plus douloureuse : « Je me résigne tant que je puis, disait-il, cependant j’aurais été heureux de dire la sainte messe avant de mourir. » A son directeur qui lui demandait si rien ne le troublait, à ceux qui le venaient voir, il répétait : « J’aurais aimé à dire une fois la sainte messe. » Le Jeudi saint, il reçoit le viatique. « Quelle grâce, mon cher Frère, lui demanda-t-on, solliciterez-vous de Notre-Seigneur comme fruit de votre communion ? — D’abord la guérison, dit-il, puis la résignation à la volonté de Dieu. » Quelque temps après : « Oh ! mon Père, j’ai obtenu la grâce : je suis bien résigné. » La fièvre tomba. Le malade, toute la matinée, fut d’une gaieté charmante. On se reprenait à l’espoir. Mais, vers midi : « La nuit prochaine, dit-il, sera mauvaise. » Et, toute la soirée, il répétera cette parole. La nuit fut en effet très agitée. Vers 3 heures 1/2, on appelle le frère Verjus. « J’accours, raconte le cher infirmier. Le bon Frère avait perdu connaissance. Bientôt il revient à lui et me reconnaît. Prévoyant sa mort prochaine, je me mets au côté droit du lit et je prends intérieurement la résolution de ne pas le quitter qu’il n’ait rendu le dernier soupir. Je n’oublierai jamais ces paroles : « Frère Verjus, il est inutile que je vous le dise, je prierai pour vous et pour vos chères Missions. » Son regard pénétra le mien. Nous nous comprîmes comme autrefois. Il voulait me dire : Je sais tout. Vous m’avez tout confié. Je n’oublierai rien. Comptez sur moi. Je le remercie avec effusion, » Un autre Frère scolastique entra : « Où sont les enfants de la Petite-Œuvre ? — Au dortoir, mon cher Frère. — Dites-leur combien je les aime et que je prierai pour eux. » A un Père qui s’approche : « Oh ! dans quelle belle nuit le Sacré Cœur m’a envoyé cette crise, la nuit du Jeudi saint au Vendredi ! » Ensuite il demanda qu’on lui récitât la prière du vénérable Grignion de Montfort : Réjouissez-vous, Vierge Marie, qu’à pareil jour, l’année précédente, un autre scolastique, le frère Octave de Brinon aimait à répéter sur son lit de mort. Le pieux malade voulait redire chaque mot à haute voix. Mais, ces efforts le fatiguaient et le Père remit à plus tard la fin de la prière. Il eut un souvenir pour tous les siens : « Vous leur annoncerez la nouvelle peu à peu… Ménagez… Ménagez… Pauvres parents ! Pauvre frère Daniel ! Quelle peine ma mort va leur faire ! » Le Père lui rappela les promesses que Notre-Seigneur fit à la bienheureuse Marguerite-Marie en faveur des personnes vouées à son divin Cœur : Je serai leur refuge assuré à L’heure de la mort. Le visage du Frère s’assombrit : « Une seule chose me fait de la peine, dit-il. — Laquelle donc, mon cher Frère ? — C’est de n’être pas Missionnaire du Sacré-Cœur. — Comment ? N’avez-vous pas fait, il y a quelques mois, vos vœux perpétuels de Missionnaire du Sacré-Cœur ? et vous les avez renouvelés hier après votre communion !... — C’est vrai, c’est vrai ; mais je ne suis pas un véritable Missionnaire du Sacré-Cœur. » Alors, le Père l’exhorte à renouveler le sacrifice de sa vie à l’exemple de Notre-Seigneur au jardin des Oliviers durant sa cruelle agonie… Le malade l’interrompt et dit aussitôt : Fiat voluntas tua ! Fiat ! Fiat !

Cependant, il fallut songer aux derniers sacrements, car le mal faisait d’effrayants progrès. L’étouffement augmentait, malgré les remèdes les plus énergiques que prescrivait le médecin debout au chevet du moribond. La communauté tout entière se leva pour les dernières onctions et les dernières prières. Le malade semble avoir perdu toute connaissance. Ses mains sont crispées si violemment qu’on ne peut les ouvrir pour les oindre. Son visage pale est comme voilé par l’ombre de la mort. Le regard n’est plus vivant. Seule, la poitrine se gonfle. La respiration, déplus en plus pénible, devient haletante… Et voilà que, tout à coup, tandis que le prêtre récite la prière de la Recommandation de l’âme, le malade ferme les yeux, puis les rouvre. Ses traits se raniment. Une expression de joie, pour ainsi dire lumineuse, baigne tout son visage. Ses regards semblent fixer une apparition céleste. Ses mains froides et lourdes s’agitent, se soulèvent, comme pour saisir l’objet divin. Puis, ce sont des mots d’extase, entrecoupés de silence : « Oh ! que c’est beau !… Que c’est beau !… Bonne Mère !… Sacré Cœur !… Qu’elle est bonne, cette bonne Mère, de venir me trouver en ce moment !… Quel bonheur !… Sacré Cœur !… Que c’est beau !… » Et, fixant toujours de ses yeux irradiés le point céleste, l’heureux Frère souriait comme doit sourire un ange.

Cependant, autour de lui, on continuait les prières des agonisants. « Surpris des divers sentiments d’allégresse, de crainte, de bonheur, qui se peignaient successivement sur son visage, je fis, raconte le frère Verjus, une attention spéciale aux paroles liturgiques, et je crus remarquer, à n’en pas douter, que notre bon Frère, qui regardait toujours la vision, lisait, dans celte lumière de l’autre vie, tout ce que l’on demandait pour lui sur cette terre. Il suivait les prières dans la vision. Quand le prêtre dit : Venez, anges de Dieu, à sa rencontre, il sembla tout rayonnant et il saluait de la tète les êtres invisibles qui paraissaient devant lui. Quand le prêtre dit : Pardonnez-lui, Seigneur, il a toujours cru et espéré en vous, il fit des signes d’affirmation et il y avait de l’amour et du regret dans son regard. Enfin, quand le prêtre dit : Partez, âme chrétienne, notre bon Frère sourit une dernière fois, puis s’abattit. »

Alors ce furent les suprêmes angoisses. L’agonisant se mit à prier avec force, d’une voix haletante et saccadée. Manifestement, il luttait contre un ennemi qui était là : « Notre-Dame du Sacré-Cœur, criait-il, priez pour nous… O Notre-Dame du Sacré-Cœur, priez pour nous ! » Et, plus de trente fois, sans interruption, il répéta la même prière. Une expression d’épouvante avait contracté son beau visage, tout à l’heure extasié. Un âpre et dédaigneux sourire plissait ses lèvres. Des mots violents sortaient de sa bouche : « Va-t’en !… Je me moque de toi… Tu ne peux rien sur moi… Il fallait venir plus tôt, si tu voulais… Je me moque de toi… » Le calme revint. Le visage reprit sa physionomie sereine et douce. Le bon Frère récita les premiers versets du Te Deum qu’il interrompit soudain par cette fière exclamation : « Oh ! triomphe ! Je me moque de toi. Quel beau triomphe ! » Le Père donne au mourant l’indulgence plénière in articulo mortis. « Confiance en Marie ! dit le mourant, confiance en Marie ! » Puis, lentement, avec le Père : « Aimé soit partout le Sacré Cœur de Jésus !… Notre-Dame du Sacré-Cœur, priez pour nous ! » Les forces lui manquèrent pour invoquer saint Joseph. Et suavement, sans larmes ni sanglots, tandis que, autour de lui, ses Frères récitaient le chapelet, et qu’à l’église, on commençait l’office du Vendredi saint, l’âme du frère William Neenan faisait son entrée dans la lumière éternelle.

Au moment où l’on ensevelissait la dépouille mortelle, le frère Verjus, avec cette naïve candeur et simplicité d’enfant qu’il gardera toute sa vie, glissa dans le cercueil une lettre où il rappelait à l’âme envolée la promesse qu’elle lui avait faite de ne pas oublier au ciel « la grande grâce » des Missions et du martyre.



  1. 14 septembre.
  2. On appelle ainsi, à Rome, les employés de l’église Saint-Pierre.
  3. 20 septembre.
  4. 17 février 1882.
  5. 24 septembre et 3 octobre.
  6. 12 octobre 1882.
  7. 10 octobre.
  8. 6 mars
  9. 10 octobre.
  10. II Cor., ii. — Despondi enim vos uni viro virginem eastam exhibere Christo.
  11. 10 octobre.
  12. Horace. Ép. I.
  13. Tournez vers nous vos regards miséricordieux.
  14. 19 octobre.
  15. 18 octobre.
  16. 25 octobre.
  17. 11 octobre.
  18. 6 novembre 1882.
  19. 14 décembre 1882.
  20. 9 avril 1883.
  21. 13 novembre 1882.
  22. 8 novembre.
  23. Paroles du P. Olivaint, l’un des martyrs de la Commune. (Journal de ses retraites. )
  24. 18 décembre 1882.
  25. 9 février.
  26. 30 novembre 1882.
  27. 11 mai 1883.
  28. 3 octobre 1882.
  29. 16 octobre.
  30. 2 février 1882.
  31. 21 octobre 1881.
  32. 1 novembre.
  33. 11 novembre.
  34. 4 janvier 1882.
  35. 11 mars 1882.
  36. Eccli.,111, 20. — Humilia te in omnibus, et coram Deo invenies gratiam ; quoniam magna potentia solius Dei est, et ab humilibus honoratur.
  37. Prov., xi, 2. — Ubi humilitas, ibi et sapientia.
  38. Philipp., iv, 5. — Modestia vestra nota sit omnibus hominibus. Dominus enim prope est.
  39. « J’ai la permission de me faire une malle. Je la veux faire moi-même, pour qu’elle soit plus pauvre, plus solide, plus à la Missionnaire… Je n’emporterai que mes Constitutions et mon Novum ; pas même une aiguille, sans permission. » 27 février 1881.
  40. 6 décembre.
  41. Cf. le compte rendu de la cérémonie dans les Annales de Notre-Dame du Sacré-Cœur du mois de mars 1882.
  42. Voir l’article reproduit dans les Annales d’avril.
  43. 22 janvier 1882.
  44. Voir l’Univers du 9 mars 1883.
  45. 2 et 3 mars.
  46. Pour la plus grande gloire du Sacré Cœur de Jésus.
  47. Une vie de pureté, de crucifiement, d’union.
  48. Son lieu de naissance s’appelle Kilguilhery.
  49. Sénèque dans une lettre à Lucilius.