Aller au contenu

Monseigneur Henry Verjus/XII

La bibliothèque libre.
Victor Retaux (p. 297-309).

XII

RETOUR EN NOUVELLE GUINÉE


I

Tandis que le P. Verjus rentrait à Thursday-Island, le Souverain Pontife, Léon XIII, apprenait qu’un Missionnaire du Sacré-Cœur avait pénétré en Nouvelle-Guinée et donné son nom au premier rivage où il avait posé le pied. Le Saint-Père avait exprimé au P. Jouet le désir de connaître en détail cet heureux événement. Le 12 octobre, le R. P. Procureur était reçu en audience particulière avec deux enfants de la Petite-Œuvre de Rome. Les deux apostoliques portaient un globe terrestre sur un point duquel, en lettres d’or, on avait écrit : Port-Léon. À peine le Pape eut-il aperçu le petit groupe que le sourire le plus aimable épanouit son austère physionomie : « C’est le Père Jouët, dit-il avec une familiarité toute paternelle. Que m’annonce t-il ? — Très Saint Père, le T. R. P. Chevalier, notre supérieur général, et le R. P. Navarre, supérieur de la Mission de Mélanésie, me chargent d’annoncer à Votre Sainteté la bonne nouvelle qu’un de nos Pères vient de prendre possession de la Nouvelle-Guinée où, jusqu’à ce jour, aucun Missionnaire catholique n’avait abordé. Il y a porté la bannière du Sacré-Cœur que Votre Sainteté daigna bénir, et là, pour la première fois, le saint sacrifice a été offert par l’un de nos confrères, le P. Verjus. — Oh ! cette nouvelle me fait grand plaisir, répondit le Saint-Père. Combien de Pères ont pu pénétrer en Nouvelle-Guinée ? — Un seul, Très Saint Père, le P. Verjus, et deux Frères coadjuteurs… À peine arrivé, le Père, en souvenir de Votre Sainteté, a donné au golfe où il a abordé le nom de Port-Léon. — Voyons, dit le Pape en approchant la mappemonde. Voici la Nouvelle-Guinée ; où est Port-Léon ? — Ici, Très Saint Père, répondit le P. Jouët en montrant Rabao, l’île d’Yule, sur le globe que les deux enfants tenaient élevé, tout en regardant avec respect et amour le chef de l’Église. — Très bien ! » dit Léon XIII, et il traça le signe de la croix sur le point géographique où étaient gravés ces deux mots : Port-Léon[1]. Bénédiction puissante, elle traversera les océans. Bénédiction féconde, elle ensemencera l’avenir.

II

Cependant, le P. Verjus était loin de la Nouvelle-Guinée ; mais, s’il avait dû céder à la force, nulle puissance au monde n’était capable d’arracher de son cœur la chère terre de promission. Les dernières paroles des sauvages : « Reviens, missionnaire, reviens vers tes enfants de Roro ! » retentissaient toujours à ses oreilles. À peine débarqué à Thursday, il aurait voulu reprendre le chemin de la Papouasie. N’avait-il pas dit en s’en allant : « Nous reviendrons, coûte que coûte, à travers tous les obstacles, au péril même de notre vie ! »

Il retournera en Nouvelle-Guinée, mais non pas aussitôt qu’il l’avait pensé : il lui faudra subir à Thursday un arrêt forcé de quatre mois.

Que fera-t-il pendant ce temps-là ? Ce qu’il a fait dans le passé ; ce qu’il fera toujours : il travaillera à sa perfection. « Que je suis bien dans une maison réglée ! écrit-il. Le R. P. Navarre s’efforce de nous sanctifier. Ce vénéré Père me fait beaucoup de bien. Notre petite communauté va à merveille, grâce au Sacré Cœur de Jésus. La règle est en vigueur. Il y a même de la ferveur[2]. » Ce qui l’étonne, c’est de n’avoir plus rien à souffrir, et, pour lui, le temps sans la souffrance, c’est du temps perdu[3]. Qu’il se rassure, il en perdra peu. La fièvre n’est pas loin. Elle le ressaisit bientôt et violemment, si violemment qu’il songe à mourir. « Ne pouvant rien garder, je me sens affaiblir graduellement. Que le bon Dieu soit béni ! Je veux me préparer à la mort. Qui sait ? Il faut une victime pour que les Missions marchent[4]. » Même dans le détroit de Torrès, les chaleurs sont accablantes. La soif le dévore. « Bonne journée. Quelle soif ! Mon Dieu, mettez dans mon cœur une soif aussi ardente de votre gloire et du salut des âmes[5]. » — « Demain, c’est la Toussaint. Toute la journée, je penserai au Paradis… Quand arriverai-je ? Quam sordet terra[6] ! » — « Mais je n’ai pas assez souffert. Encore, mon Dieu ! Encore ! Surtout, je vous en conjure, exaucez-moi complètement. Le martyre ! Il faut que je meure pour vous, puisque vous êtes mort pour moi[7] ! » Et, en attendant l’immolation sanglante qui devient de plus en plus son idée fixe, il tâche de mourir peu à peu à lui-même par la charité, l’humilité le détachement, l’abandon complet à la volonté de Dieu et à la conduite de son supérieur.

Ces mots-là, qui sont les divins vocables de la vie religieuse, nous ne les jetons point au hasard. À chacun d’eux correspondent, dans la vie du P. Verjus, des réalités. Souvent, il se reproche une impatience, une brusquerie avec les Frères coadjuteurs. « Ces pauvres enfants, dit-il, en sont plutôt découragés et excités que corrigés. Cela vient de mon amour-propre… Je laisse trop paraître sur mon visage les impressions de mon âme. Je vais travailler à cela. Mon Dieu, aidez-moi[8]. » Il aimait l’humilité comme on aime la vérité, comme on aime la justice. Qu’il ne fut bon à rien, sinon à entraver l’œuvre sainte dans son âme et dans les autres âmes, c’était chez lui conviction profonde. De là un désir aussi ardent que sincère de l’oubli des créatures et même de leur mépris. Il écrit le 31 décembre 1885 : « Une année de plus dans ma pauvre vie. Aux yeux des hommes, c’est une des plus pleines ; mais, hélas ! devant Dieu ! Intuetur cor… Scrutans renes[9]… Je n’ai pas assez profité de la grâce d’être en Mission. Je ne suis pas meilleur. Mon amour-propre gâte tout à mesure. Oui, l’amour-propre est au fond. Je le vois et ne lui tords pas le cou par une de ces humiliations comme les saints savaient s’en imposer. Parce, Domine, parce filio tuo. Miserere[10]. » Le lendemain, 1er janvier 1886, il reprend la plume : « Vive le bon Maître ! J’ai fait une bonne direction avec le R. Père supérieur. Il faut que je sois humble. Je ne sais pas encore ce que c’est que l’humilité du cœur. Je ne suis pas encore bien aise d’être humilié, et il faut l’être pour être humble. Je dois donc remercier le bon Dieu et me soumettre à tous et être heureux d’être méprisé. Vive Jésus ! Il me semble que je suis bien maintenant dans ces dispositions. » Et, de plus en plus, le pieux Missionnaire s’adonne à l’étude et à la pratique de l’humilité : « Il faut que j’y arrive coûte que coûte, sous peine de nullité. La nullité pour un prêtre équivaut à la damnation. Oui, il faut que je sois humble. Sans quoi, jamais le bon Maître ne se servira de moi. » La pauvreté aussi lui est chère, au point qu’en plusieurs rencontres il s’est réjoui de manquer du nécessaire. « Je suis heureux, disait-il, d’avoir été à même d’observer mon vœu de pauvreté dans toute son étendue[11]. » N’avoir pour se couvrir que des haillons, manquer de pain, manquer de tout et se complaire dans ce dénuement, c’est l’un des traits les plus saints de l’amour, et, qui ne le sait ? Jésus, le Fils de l’Homme, qui n’avait pas où reposer sa tête, en a voulu marquer ses élus. Saint François Xavier, notamment, est mort dans ce bienheureux état.

Le P. Verjus ne s’en tenait pas à la pauvreté extérieure. Il donnait à cette vertu une portée et une profondeur peu communes. Ce qu’il appelle « la pauvreté intérieure » doit aller jusqu’au renoncement complet, jusqu’à l’immolation radicale de tout l’être. « On a lu ce soir de belles choses sur la pauvreté dans le Manuel du religieux du Sacré- Cœur. Je relirai tout ce chapitre pour m’en bien pénétrer. J’ai si grand besoin de me détacher de moi-même et de tout, car mon cœur est comme un aimant ! Jésus suffit. Malheur à moi si son Cœur et sa Passion ne me suffisaient pas[12] ! » Enfin, l’obéissance fait de lui une hostie. Il a besoin d’obéir. Il souffre d’être parfois obligé de se conduire lui-même. Il prie Dieu de lui faire sentir que la liberté, au sens humain, est une chaîne, et le joug du bon Maître un allégement et même une délivrance. Ce n’est pas lui qui alourdira jamais sur les épaules de ses Pères par des résistances ouvertes ou des oppositions sourdes, par des restrictions et des réserves, ce qu’il appelle « les croix du supériorat[13] ».

Assurément, et plus d’une fois, la prudence, les sages lenteurs et les hésitations bien naturelles du R. P. Navarre ont dû faire bouillonner dans ses veines ardentes, avec le sang fumeux du jeune homme, les impatientes ardeurs de l’apôtre. Il lui semblait qu’un jour de retard allait tout compromettre en Nouvelle-Guinée. Mais quand le supérieur avait parlé, l’humble religieux se soumettait, non pas d’une soumission morne et chagrine, mais affectueuse et filiale. Écoutons-le : « Merci, mon Dieu, de tout cœur, de la nouvelle épreuve que vous m’envoyez. J’ai grande hâte d’aller en Nouvelle-Guinée, et je vois, à la tournure que prennent les choses, que nous devrons attendre jusqu’à mars et avril de l’année prochaine… J’adore, ô mon Dieu, votre sainte et toujours aimable volonté dans celle de mon vénéré supérieur, et, par devoir, par conviction, plus que par délicatesse, je prends la résolution de ne plus manifester ma peine de ne pas retourner dans notre chère Nouvelle-Guinée. Je n’en parlerai plus… Que je suis heureux d’être en religion ! Merci, mon Dieu, de cette grande grâce dont je suis si indigne[14] ! »

Quelques jours après cet acte de pleine soumission, le P. Verjus reçoit la nouvelle que, toute réflexion faite, mieux vaut partir, malgré les pluies, maintenant que plus tard. Le voilà aux anges. Cette chère Guinée s’ouvre de nouveau. Sans doute, il faudra souffrir. Les pluies, en cette saison, tombent comme un déluge. « Mais, pour le bon Maître, ce sont des riens qu’on ose à peine mentionner, surtout quand on songe, que, pour de l’argent, mille fois le jour, des hommes sans foi affrontent les mêmes dangers et subissent les mêmes souffrances. Mon Dieu, tout pour vous ! » Et le Père s’est mis déjà tout entier aux préparatifs. Il a trouvé « une bonne et forte barque, à bon prix ». Ce sera l’Ange-Gardien. Ceci se passait le 28 décembre. Le 29, il écrit : « Le divin Maître ne veut se servir que des humbles. Or, je suis un orgueilleux. Donc, il me refuse de nouveau la Nouvelle-Guinée. » Et il ajoute : « C’est clair. » Lisons la suite : « Mon Dieu, malgré la peine que j’éprouve en voyant remettre à plus tard l’accomplissement de mes vœux, je vous remercie. Je repousse de toute mon âme ce mauvais sentiment inspiré par le démon qui me disait ce matin : Mais tant mieux ! Tout cela de moins à souffrir ! Non, mon Dieu, telle n’est pas ma pensée, vous le savez. Je veux vivre crucifié avec vous, mourir comme vous et vous aimer à plein cœur. D’autre part, je me garderai bien de montrer de la tristesse et de la contrariété. Pour Jésus, je désirais partir et souffrir. À sa voix, je demeure et obéis. » Il nous semble que tout commentaire ne pourrait qu’affaiblir ces admirables sentiments, ces paroles et ces actes. « Amas d’épithètes, mauvaise louange, disait un moraliste. Ce sont les faits qui louent. »

III

Mais pourquoi le R. P. Navarre tardait-il aussi longtemps à reprendre le chemin de la Mission ?

Dans les premiers jours du mois de décembre 1885, le gouverneur de la Nouvelle-Guinée anglaise, le général Scratchlez était mort, au moment où l’on annonçait son arrivée prochaine à l’île de Thursday. Le R. P. Navarre aurait désiré ne recommencer la Mission qu’avec son assentiment. De plus, il avait demandé au T. R. Père général et obtenu que le P. Durin, dont les forces étaient revenues, se rendit à Thursday avec quelques Filles de Notre-Dame du Sacré-Cœur, pour y ouvrir un hôpital et une école. En cette prévision, on leur avait bâti un couvent. La présence du Père et des Sœurs dans l’île où l’on avait su gagner déjà tant de sympathies et où le bien se faisait, faciliterait singulièrement le départ pour Rabao. Voilà pourquoi le supérieur de la Mission temporisait.

Or, le P. Durin et les religieuses arrivèrent le 14 janvier 1886. D’autre part, le nouveau gouverneur est à son poste, sir Douglas, lequel ne s’est point montré hostile aux Missionnaires. Le R. P. Navarre a pu acheter, à force de privations, le Gordon. En souvenir du grand Pape qui avait donné à la Société des Missionnaires du Sacré-Cœur de si nombreux témoignages d’une particulière bienveillance, on l’appela le Pie-IX. On va donc enfin partir. Le P. Verjus s’embarquera avec un Manillois pour capitaine, trois matelots et le Frère Giuseppe de Santis. Le P. Navarre ira les rejoindre prochainement. Le moment de l’année où l’on se trouvait, à coup sûr, n’était guère favorable. C’était, nous l’avons dit, la saison des pluies. Et quel bateau ! combien misérable ! Il mesurait trente-deux pieds. Dans la cale, on dépose les provisions et les matériaux nécessaires à l’installation en Nouvelle-Guinée. Sur le plancher qui le recouvre, vont se tenir Missionnaires et matelots pendant la traversée, couchés ou debout ; car il est impossible de fixer un siège sur cette frêle embarcation qui suivra toutes les ondulations de la mer. Il est certain que bien souvent les vagues couvriront la barque et inonderont les voyageurs. S’il y a tempête, il faudra se cramponner aux cordes durant des heures, peut-être durant des jours. Et qui sait ? une saute de vent peut couler le bâtiment ou le briser contre un écueil. C’est folie de partir en de semblables conditions. « Ainsi parlaient les hommes, écrira plus tard le P. Verjus[15] ; mais la foi parlait autrement, et aussi la sainte obéissance. » La veille du départ, 24 janvier, le Père se confesse « comme pour la dernière fois ». Au matin du 25, il dit la sainte messe comme si ce devait être la dernière. Le 25 janvier, fête de la Conversion de saint Paul, anniversaire de l’entrée du Père au noviciat, c’est un beau jour pour s’en aller à la conquête des âmes. Il part.

Nous allons raconter ce voyage en détail, et, pour ainsi parler, heure par heure. Nous avons en main les notes prises au crayon, chaque jour, par le P. Verjus pendant la rude traversée. Il faut bien que l’on sache ce qu’il en coûte à un apôtre pour gagner des âmes à Jésus-Christ, et l’on verra, que, depuis saint Paul, rien n’a changé.

IV

À peine la barque est-elle sortie du port, que, dans le ciel lourd, se croisent des éclairs et sourdement gronde le tonnerre. La mer aussi est en rumeur. Bientôt les vents se déchaînent. Les nuages crèvent. Ce n’est pas de la pluie, c’est un déluge. Et voilà que le Pie-IX est emporté d’abîme en abîme. Il ne vogue pas. Il bondit. Impossible aux matelots de s’entendre. Impossible même d’y voir. La tempête assourdit. La pluie aveugle. Péniblement, le capitaine se tient au gouvernail. « Quels moments ! écrit le P. Verjus. Comme on a besoin de penser que l’on est entre les mains de Dieu[16] ! » Et il prie. Malgré tous les efforts du capitaine, le bateau s’en va, non pas du côté d’York, route de Rabao, mais vers l’île Double. C’est la dérive. D’un instant à l’autre, on peut être broyé contre les écueils dont cette mer est toute hérissée. Mieux vaut revenir sur ses pas, et le capitaine a viré. Il se fait dans le ciel comme une éclaircie et un apaisement. Voici l’île de Tuesday. On descend. Tous sont trempés jusqu’aux os. On va faire une tente. Avant qu’on ait pu la dresser, éclate un autre orage. On travaille quand même. Avec les voiles du bateau, on a fait un abri, rudimentaire sans doute, mais suffisant. On allume trois grands feux que deux hommes vont entretenir pendant la nuit. On change de vêtements. On se réchauffe. On boit un peu de café. On prépare des lits quelconques. Le soir vient. On remercie Notre-Seigneur et saint Joseph. On s’endort.

Au réveil, impossible de remettre à la voile. La mer est toujours mauvaise. La journée se passe sous la tente ou à la chasse : « La fièvre me prend », note le P. Verjus, et il ajoute : « Bonté de Dieu[17] ! » C’est mercredi, jour consacré à saint Joseph. On l’a bien prié. On doit pouvoir partir. En effet, on lève l’ancre vers six heures et demie.

On franchit l’île Double. On vogue par un bon vent. La brise dut tomber dans la journée ; car, à onze heures du soir, on n’était encore qu’à l’île du Bateau-Brisé, près de l’île du Mont-Ernest. Il y a partout dans ces parages de formidables récifs, notamment de Pipenipe-Rock. Le capitaine a pris, pour l’éviter, mille précautions ; mais, comment, à la pâle clarté d’un rayon de lune, se diriger à travers tous ces écueils ? Au moment où, croyant l’avoir heureusement évité, le capitaine a hissé toutes les voiles, il l’aperçoit à quinze pas du bateau. Qu’on imagine son épouvante ! « Saint Joseph aime le Pie-IX, écrit tranquillement le P. Verjus[18] ; il nous a sauvés. » On aurait voulu aborder à un banc de sable que l’on savait par là, pour y passer la nuit. Personne ne l’aperçoit. Le capitaine se décide à virer sur un îlot où l’on jette l’ancre à deux heures et demie du matin. Le P. Verjus n’écrit qu’un mot dans son Journal : « Jamais passage plus dangereux[19]. » On descend sur la grève. On s’installe, comme on peut, sous deux gros arbres, et telle fut la seconde nuit. Au matin, on découvre sur la plage une vergue et la carcasse d’un bateau, épaves d’un naufrage récent.

Vers sept heures et demie, on repart. La chaleur est suffocante. Sans bouger, on est trempé de sueur. Une pluie froide survient. Point de vent et le courant contraire. Il faut se mettre à la rame. Le soir, on ancre sur un banc près de l’île Longue. « Bon repos sur le sable[20]. »

La journée du 29 se passa, comme la précédente, en des calmes désespérants et des courants opposés. À force de bras, on arriva le soir à Village-Island. Pour ne pas donner un surcroît de fatigue aux hommes qui n’en pouvaient plus, on coucha à bord. Vers minuit, l’équipage se réveilla en sursaut. Il y avait de la houle, et, à chaque secousse, le bateau heurtait contre un banc de corail. Force fut de se lever et de chercher ailleurs un meilleur ancrage.

Dès six heures du matin, en route vers la Nouvelle-Guinée. Un orage terrible se lève, avec toutes les apparences d’un typhon, et se brise non loin de la barque. C’était le samedi 30 janvier, jour de la sainte Vierge. « Notre-Dame du Sacré-Cœur nous protège », lisons-nous dans les notes du P. Verjus. Le lendemain, dimanche, on sera, chacun l’espère du moins, à l’île d’York, et le Père pourra dire la sainte messe. Déception. Le vent qui soufflait, tombe. Le courant entraîne l’embarcation. On a perdu la route.

Voici un banc où l’on atterrit[21]. « Où irons-nous ? demande le P. Verjus en reprenant la mer le dimanche matin. Dieu seul le sait. Que sa sainte volonté se fasse ! Nous prions de tout notre cœur[22]. » Le vent est bon. On s’arrête à un banc de sable pour nettoyer le bateau, qui en a grand besoin, et chasser, car les provisions s’épuisent. On tue quelques oiseaux. On ramasse des œufs de tortue. De s’être égaré, le capitaine est morfondu et désolé. Le P. Verjus le réconforte et le console. On doit être près de l’île de Murray ; et, cette autre grande qu’on aperçoit au nord-nord-est, vraisemblablement c’est York.

En effet, le lendemain, 1er février, on était, après huit jours de navigation, chez Mosby. « N’allez pas croire, mon vénéré Père, écrit d’York le P. Verjus au P. Navarre, que nous soyons tristes. On fait de nécessité vertu… et l’on s’instruit quand même. Nous avons touché à peu près toutes les îles du détroit ; je crois les connaître toutes avec leurs bancs et leurs signes caractéristiques. Tous les soirs, sauf une fois, nous avons couché à terre sous la tente. Frère Giuseppe allait à la chasse, les hommes à la pêche, et la Providence nous pourvoyait abondamment. Nous avons dû manger des poissons et des coquillages de toutes sortes, de toutes couleurs et de toutes grandeurs. Les provisions de voyage étaient épuisées. Les marins en avaient fort peu, mais le bon Dieu pourvoit toujours. Rien de plus doux que de se sentir ainsi, tout à fait, en tout et partout, entre ses mains[23]. »

Le capitaine Mosby a reçu à bras ouverts les pauvres navigateurs qui ressemblaient fort à des naufragés ; mais il n’a pu leur céder de provisions, lui-même étant presque à bout. « Que la volonté de Dieu soit faite ! » C’est le refrain du P. Verjus. Le Frère va à la chasse. Le Père peut dire enfin son bréviaire, mais non encore célébrer la sainte messe. Ce sera pour la Nouvelle-Guinée.

Le 3, on part pour l’île de Stevens ; mais bientôt le courant les a ramenés à York. On essuie un orage et l’on repart. Calme plat. On rame pour atteindre un îlot à moitié chemin d’York et de Stevens. On y pêche. On y passe la nuit.

Le lendemain, vers onze heures, on arrive à Stevens. Le « roi » Jack leur fait bon accueil. Le P. Verjus visite le « teacher », sa cabane et son église. L’église est en torchis et blanchie à la chaux de corail. Il en faudra faire une pareille à Yule. On achète deux poules et des cocos ; puis, vers une heure de l’après-midi, on s’embarque par un bon vent dans la direction de Bramble-Cay. Le capitaine, sans en rien dire, incline trop à l’est. Que le bateau ne se soit pas brisé contre un écueil appelé While-Rock, le P. Verjus l’attribue à une protection miraculeuse du Ciel. Deux hommes de Murray, qui, depuis trois mois, étaient à Bramble-Çay pour y ramasser de l’écaillé de tortue, l’aperçurent comme en détresse, à la tombée de la nuit. Ils crurent que c’était leur maître qui venait les chercher et ils allumèrent du feu pour orienter la barque. Elle aborda. L’île est très fertile en tortues. On en renverse trois pour les emporter, a Assurés de ne pas mourir de faim, écrit le Père, nous nous faisons un bon lit dans le sable et nous dormons à notre aise[24]. »

Le lendemain, 5 février, on décide de passer la journée dans l’île : les marins sont trop fatigués. On se promène. Un capitaine français a planté là un mât gigantesque pour signaler les écueils. Tout en se promenant, on ramasse une centaine d’œufs. On prend des oiseaux de mer, à la main, autant qu’on en veut ; de grands oiseaux blancs et noirs, dont le bec ressemble à une scie. Ils ne s’envolent pas à l’approche de l’homme. On dîne à la tortue. La chair est si abondante qu’avec le meilleur appétit du monde on n’en peut venir à bout.

Le 6, on essaie en vain de démarrer, tant le bateau est profondément enfoncé dans le sable. Il fallut attendre la haute marée du jour, plus forte en cette saison que celle de la nuit. Enfin, vers huit heures du soir, on réussit à arracher l’ancre. Le P. Verjus adresse à Notre-Dame du Sacré-Cœur une prière fervente, et il écrit : « On ne me débarquera cette fois, si le bon Dieu veut, qu’en Nouvelle-Guinée. » Toute la nuit l’on vogue, avec des alternatives de brise et de calme. Toute la journée du 7 février l’on vogue. « Nous avons beau regarder à l’Est, nous ne voyons pas les côtes de la Nouvelle-Guinée. « Toute la nuit du 7 au 8, on a vogué. Aux premiers rayons du matin, un cri de joie : « Voici la terre ! » Mais le capitaine, homme de courage et de cœur, a la tête dure, et il n’est pas très fort en orientation. Malgré les insistances du Père, au lieu de prendre l’est-nord-est, il se dirige en plein nord et aborde au-dessous du cap Possession. Il prend Maïwa pour Yule et s’obstine à y aller. Vers une heure de l’après-midi, il reconnaît son erreur et fait tout pour la faire oublier. La côte est parsemée de villages. Le P. Verjus prend des croquis. Il n’est pas fâché, dit-il, que Dieu ait permis tous ces contre-temps, car il connaît maintenant tous ces rivages. Quand le bateau passe devant Motou-Motou, les « teachers », qui ont cru reconnaître sir Mac-Farlane, jouent des rames à toute vitesse et demandent à monter à bord. Ils offrent des présents : melons d’eau et cocos. En échange, on leur donne du thé, du biscuit, du tabac. Ils repartent, enchantés. Près de Motou-Motou débouchent trois rivières. On jette l’ancre à l’embouchure de la plus grande ; mais survient un fort noroit. L’abri n’est pas sûr. On regagne la haute mer et l’on met le cap sur Rabao. Enfin, le 9, à dix heures du matin, joyeusement, le Pie-IX entrait dans Port-Léon.



  1. Annales de Notre-Dame du Sacré-Cœur, mai 1886.
  2. Journal, 23, 25 septembre et 2 octobre.
  3. Ibid., 27 septembre.
  4. Journal, 4 novembre.
  5. Ibid., 1er décembre.
  6. Que la terre est méprisable.
  7. Journal, 31 octobre.
  8. Ibid., 9 et 11 décembre.
  9. Dieu voit le cœur… Il sonde les reins.
  10. Pardonnez, Seigneur, pardonnez à votre enfant. Ayez pitié de lui.
  11. Journal, 23 septembre.
  12. Journal, 12 et 13 septembre.
  13. Ibid., 4 janvier 1886.
  14. Ibid, 16 décembre.
  15. Lettre au T. R. P. Chevalier, datée de Yule, le 15 février 1886.
  16. Journal, 25 janvier 1886.
  17. Journal, 26 janvier.
  18. Lettre au T. R. P. Navarre, datée de York, le 2 février 1886.
  19. 26 janvier.
  20. 28 janvier
  21. Station du capitaine Welsen. Les maisons sont vides.
  22. 31 janvier.
  23. Lettre, déjà citée, du 2 février.
  24. 4 février.