Monsieur Auguste/01

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 3-21).

I

— Votre bal est très-beau, mon cher monsieur Lebreton.

— Oh !… un simple petit bal de famille… des amis, des parents, des voisins… quelques notables de Chatou… et vous vous obstinez à ne pas danser, vous, monsieur Auguste Verpilliot, mon jeune et grave ami ?

— Danser ! à mon âge ! vingt-huit ans ! et avec mes petites ambitions de professeur !… Je laisse la danse aux écoliers.

— À votre ami Octave, par exemple. Oh ! celui-là est ici dans son élément… Avez-vous vu valser Octave avec ma fille Louise ?… Ce n’est pas un valseur, c’est un tourbillon !

Dans ce vaste salon de campagne, où M. Lebreton donnait un bal, cette valse furibonde avait brisé les forces des jeunes gens et des jeunes filles ; les éventails s’agitaient sur tous les visages, les mouchoirs glissaient sur tous les fronts ; le souffle manquait à toutes les poitrines ; mais l’artiste qui tenait le piano n’aurait pas voulu sacrifier trois mesures du volcanique chef-d’œuvre de Strauss ; il faisait son devoir jusqu’au bout, pour rappeler au salon une désertion sacrilége, et il ne chantait qu’à des oreilles sourdes, avec le plus honorable acharnement.

Octave qui, malgré lui, avait suivi à désertion générale, vint brusquement arracher Louise à son repos, et donna au pianiste un prétexte pour épuiser l’œuvre de Strauss. La jeune fille avait cédé comme la colombe cède à l’attraction du serpent ; elle se laissait emporter, en trois temps, par un bras vigoureux, et, la tête inclinée sur l’épaule, elle suivait, avec une régularité passive, les élans irrésistibles de son valseur. Le pianiste, emporté aussi par une effluve électrique, précipita le mouvement sous la furie de ses doigts, comme si un démon lui eût prêté ses griffes. Les regards étaient fixés sur le seul groupe valsant qui voulait bien accompagner le pianiste, quand tout le monde l’abandonnait ; un silence étrange régnait dans le salon du bal ; on n’écoutait pas la musique, on la suivait. Octave tournait sur ses pieds avec une précision brusque, mais esclave de la mesure ; Louise semblait valser avec les pieds de son valseur, et son beau sein, trahi par l’échancrure de la robe, s’agitait comme une double gerbe de lis au souffle de l’ouragan. La figure du jeune homme aurait exigé le pinceau d’un Salvator-Rosa de salon ; elle était effrayante et superbe, à un degré qu’aucun comédien ne peut atteindre quand il sculpte ses joues devant un miroir, pour effrayer le bon public. Octave, lui, ne commettait pas cet artifice dramatique avec préméditation ; il se servait, à son insu, de sa furie intérieure pour exprimer sur son visage tout le délire de ses sens : il ne voyait rien, il se croyait seul au milieu de cette foule qui ne voyait que lui ; ses yeux ne quittaient pas la jeune fille, et ses lèvres convulsives, sa respiration haletante, son teint embrasé achevaient d’exprimer tout ce qu’une inexorable passion peut dire dans un regard de feu acharné sur une vierge de seize ans.

On entendit une voix qui disait d’un ton brutal :

— Monsieur le pianiste, assez !

Le musicien, comme foudroyé par cette apostrophe insolite, s’arrêta tout court, et la jeune fille se laissa tomber sur un fauteuil.

M. Lebreton accourut en souriant vers Louise, et lui dit :

— Mon enfant, ce soir nous ne danserons plus ; il ne faut pas être malade demain.

Et se tournant vers Octave, il ajouta :

— Mais vous avez le diable au corps ! Si le piano ne s’arrêtait pas, vous valseriez donc toujours ? Voilà une passion !

Louise saisit aux mains de sa voisine un large éventail chinois, et s’en servit pour remettre les charmantes lignes de son visage dans leur état naturel.

La voisine était une jeune demoiselle de vingt ans, une brune éblouissante, aux cheveux massifs et ondés, aux yeux de diamants noirs à facettes, aux lèvres de cerise, d’un rouge virginal. Sans regarder Louise, mais ayant pris soin de diriger l’émission de sa voix vers l’oreille de son amie, elle lui dit :

— Tu es une enfant ! tu détestes ce jeune homme, et tout le monde va croire que tu l’aimes… oui, tout le monde, excepté ton père qui n’entend rien à ces choses-là.

— Mais tu n’as donc pas vu ? dit Louise derrière l’éventail, Octave m’a enlevée de vive force ; il a deux mains de fer.

— Mauvaise raison ! reprit la voisine ; la volonté d’une femme est plus forte que la main d’un homme. Tu es folle de la valse, voilà ! tu valserais avec ce fauteuil ; il a deux bras.

— Tu es souvent bien injuste envers moi, ma chère Agnès, dit Louise, en accompagnant ce reproche d’un signe d’impatience très-marqué.

Un plateau de glaces s’arrêta devant les deux jeunes filles et mit fin à leur entretien.

— Une fille est le souci d’un père, disait M. Lebreton, en découpant un granit glacé avec le tranchant d’une petite cuiller de vermeil. Vous aurez un jour ce souci, mon cher monsieur Auguste.

— Oh ! monsieur Lebreton, dit Auguste Verpilliot, en savourant par livraisons une glace vanille, je suis si absorbé en ce moment par des travaux sérieux, qu’il me serait impossible de tourner la plus distraite de mes idées vers le mariage.

— Il est vrai de dire que vous êtes un rude piocheur, monsieur Auguste… En ce moment, vous achevez… m’avez-vous dit… une… une…

— Une étude sur la seconde guerre punique, dit ; gravement Auguste, en déposant la soucoupe sur un plateau de passage. Je veux éclaircir plusieurs faits historiques fort nébuleux… Il y a des lacunes impardonnables dans Tite-Live… Après Trasimène, on ne sait plus le chemin que prend Annibal… C’est grave, comme vous voyez…

— Très-grave ! dit M. Lebreton, en essuyant ses doigts avec son mouchoir.

— Je hasarde, moi, une opinion qui sera remarquée par l’Institut, reprit Auguste d’un ton doctoral.

— Ah ! vous soumettrez votre travail à l’Institut, monsieur Auguste ?

— Oui, pour le prix Gobert… Je soutiens avec conviction, et je prouve avec évidence qu’Annibal a fait un coude vers le littoral de l’Adriatique, et qu’ensuite il est descendu sur le Vulturne, en Campanie. Campania felix… Je vous dis cela confidentiellement, monsieur Lebreton, mais je serais plus réservé envers un confrère ; il y a des voleurs d’idées à tous les coins de Paris.

— Oh ! dit M. Lebreton, vous ne craignez rien avec moi ; je suis un industriel retiré des affaires ; j’aime les savants, j’adore la science, mais je ne serai jamais un concurrent au prix Lambert.

— Gobert.

— Jaubert… Je suis brouillé avec les noms propres… je ne retiens que les chiffres ; habitude de calcul. Si les noms étaient des numéros, je n’oublierais jamais un nom… Monsieur Auguste, je vous l’ai toujours dit… avec votre caractère, vos mœurs, votre amour du travail, votre fortune, vous seriez un bon mari et un excellent père de famille… C’est que, voyez-vous, dans le siècle où nous sommes, les jeunes gens prennent tous des habitudes funestes, et tous ces mauvais garçons ne seront jamais de bons maris… Cela fait trembler les pères… Tenez, monsieur Auguste, je ne veux pas dire du mal de votre ami Octave, mais j’aimerais mieux mettre ma fille Louise dans un couvent que la marier à votre ami.

— C’est pourtant un assez bon diable, Octave, répondit négligemment Auguste, et avec le ton d’un interlocuteur distrait qui est obligé de dire quelque chose.

— Assez bon diable, répondit M. Lebreton, assez bon diable ; on ne fait pas un mari avec cette simple qualité-là… Il aime le jeu, les chevaux, la chasse, les petits soupers, les vins de premier choix, les théâtres, les bals, il aime tout… Eh bien ! monsieur Auguste, quand un jeune homme aime tout il n’aime pas sa femme. Est-ce vrai ?

— Oui, je suis de votre avis… Mais Octave a des qualités brillantes ; il a beaucoup d’esprit…

— Oh ! de l’esprit ! Et quel usage en fait-il ? Hier, je me suis retenu… Oui, vous avez été témoin de cette scène ; je l’aurais mis à la porte, si je n’eusse craint d’affliger M. Desbaniers, son père… N’a-t-il pas osé dire, devant les bustes de Corneille et de Racine, que la tragédie était un vice national, comme le potage au vermicelle. Est-ce de l’esprit, cela ? c’est un blasphème ignoble !… Un jeune homme élevé au lycée Bonaparte, par M. Pessonneaux ! Où allons-nous, bon Dieu !

— Il faut l’excuser… Octave est encore si jeune…

— Si jeune ! Il est de votre âge ; il a ses vingt-cinq ans bien comptés ! Mais quelle différence entre vous et lui ! Vous êtes grave, studieux, réfléchi, respectueux ; quel père ne s’estimerait heureux de vous choisir pour gendre, et d’augmenter encore votre fortune par une bonne dot, car on sait que vous faites un raisonnable usage de l’or… Mais le voici… il vient à nous ; n’ayons pas l’air d’avoir parlé de lui.

Un miroir avait probablement conseillé à Octave de quitter son effrayante figure de valseur, et de reprendre les lignes calmes, dans une retraite de dix minutes passées à l’extrémité déserte de l’appartement. Il arriva, le sourire aux lèvres, et s’adressant à M. Lebreton :

— Vos invités de Paris, dit-il, craignent de manquer le dernier convoi, et ils s’esquivent tous, à la française ; c’est une vraie déroute… Nous n’aurons pas de cotillon ce soir.

— Il est vraiment infatigable, ce démon du bal ! dit Auguste, en donnant un léger coup sur l’épaule de son ami, après ton dernier solo de valse, il n’y a plus de danse possible. C’est le bouquet final.

— Allons donc ! dit Octave, la danse est perdue en France ! les bals finissent quand ils devraient commencer. Un quadrille met tout le monde aux abois. C’est honteux ! il n’y a plus de jeunes gens. Si je n’avais eu sous la main trois vieillards, je n’aurais jamais pu compléter le dernier quadrille. On ne voit sauter que des cheveux gris dans un bal. Les femmes valsent avec les femmes. Les hommes parlent du crédit mobilier avec accompagnement de piano. Musard est mort, vive le trois pour cent ! C’est la décadence. Le quadrille des lanciers va nous rendre le menuet. Je suis furieux contre mon siècle, et je vais fumer un cigare dans le parc pour me calmer

Octave tourna sur ses talons et disparut.

M. Lebreton croisa les bras, haussa les épaules, et dit à Auguste Verpilliot.

— Eh bien ! est-il fou, votre ami ? là, je vous le demande ? Il nous a décoché autant de sottises que de mots ! et avec quelle volubilité ! Je croyais que cette valse furibonde l’avait brisé. Il va fumer dans le parc, au lieu d’aller dormir ! Ah ! permettez-moi, mon cher monsieur Auguste, permettez-moi de vous adresser une petite remontrance…

— À moi ? demanda Auguste en riant.

— Oui, à vous. Tout cela est un peu votre faute. Vous avez de l’ascendant sur ce jeune fou, et vous n’osez jamais lui donner un bon conseil… Vous riez tout le premier de ses folies… Vous avez souvent l’air d’avoir peur de lui, et…

— C’est que je le connais, interrompit vivement Auguste ; quand vous le voyez partir ainsi comme une locomotive, si j’avais le malheur de lui faire une objection, il m’enverrait à tous les diables ! Il faut prendre ses amis avec leurs défauts. Un ami qui n’aurait que de bonnes qualités ferait rougir l’autre en l’humiliant. L’amitié ne s’établit jamais entre deux perfections. Elle deviendrait froide, et s’évanouirait dans l’ennui de l’accord parfait.

— Mais c’est très-profond ce que vous dites là, mon jeune Auguste, dit M. Lebreton, enthousiasmé ; vraiment, vous irez loin, très-loin. Vous êtes un penseur déjà ! Vingt-huit ans ! Heureuse la femme qui…

— Il est déjà fort tard, interrompit Auguste, en regardant sa montre ; j’ai deux points historiques à réfuter, avant mon sommeil. On affirme, d’une part, qu’Annibal, après Trasimène, a traversé Hispella, et a longé l’Adriatique jusqu’à l’embouchure de l’Aufide. Première erreur. D’autre part, on ose affirmer qu’il n’a pas attendu des renforts sur les môles des ports de Firmum et de Castrum-Novum. Seconde erreur. Trois victoires avaient épuisé Annibal comme une défaite, ce qui l’obligeait à renoncer au siège de Rome, et à courir vers l’Adriatique, où devait l’attendre son frère Asdrubal.

— Laissez-moi vous serrer les mains, dit M. Lebreton, ému aux larmes ; rien ne peut vous distraire de vos études, même dans un bal !… Il y avait pourtant chez moi de jolies femmes… hein ?… Je parie que vous n’avez pas remarqué ce soir Mme de Gérenty, avec son costume de…

— Ah ! monsieur Lebreton ! une femme mariée ! dit Auguste, en baissant les yeux ; quelle idée avez-vous de moi ?

— Pardon, pardon, reprit M. Lebreton, en s’inclinant ; pure plaisanterie… Vous savez… quelquefois… sans aucune mauvaise pensée… un homme… l’homme le plus moral… c’est un hommage rendu à la beauté… Moi-même… je crois être… sans être un Caton… un Putiphar… Si je vois une belle personne du sexe… je dis… tiens !… comme je dirais, ah ! devant un tableau de M. Dubuffe ou une statue de Raphaël… sans qu’un seul cheveu de ma tête… mais pardon, monsieur Auguste ; excusez-moi… Vous avez deux points historiques à réfuter… Votre chambre est toute prête… une petite chambre de réserve… Il y a un bureau, des plumes, du papier, un dictionnaire de l’Académie, tout ce qu’il faut enfin. J’ai huit chambres de réserve, toutes occupées cette nuit par des familles d’amis. Je vous ai donné ce soir la chambre de la bibliothèque. Vous me saurez gré de cette attention ?

— Un gré infini, monsieur Lebreton, et en regrettant de vous quitter trop tôt…

— Un domestique vous conduira… c’est au second étage… On lit sur la porte : Bibliothèque… rien que des ouvrages de choix… Le Cours de littérature de M. de La Harpe

— J’en fais mes délices, monsieur Lebreton.

— L’Histoire romaine de Catrou et Rouille… en vingt volumes.

— Excellente histoire !

— L’Histoire des Pays-Bas, par Metteren

— Un chef-d’œuvre !

— Le Spectacle de la Nature, par Pluche

— Mon ouvrage favori !

— Les grands classiques.

— Ce sont mes dieux !

— Pas un roman.

— Le roman est le poison du cœur.

— Oh ! digne jeune homme ! laissez-moi vous serrer encore les mains ! Heureux l’hyménée qui…

— À demain, cher monsieur Lebreton. Je vous souhaite une excellente nuit.

Tout entier à son admiration, M. Lebreton ne s’était pas aperçu que ses invités avaient disparu en sourdine, en usant de la liberté de la campagne. Sa fille même, déjà maîtresse de maison, était montée dans son appartement, où elle se laissait déshabiller par Mlle Rose, sa femme de chambre, une vraie soubrette de comédie, qui accompagnait de phrases malignes le petit travail de ses mains.

— Voilà un corsage tout à fait perdu, disait-elle en examinant cette pièce de toilette qu’elle tenait à deux mains, c’est dommage, car la robe est bien jolie… Il y a là, regardez, mademoiselle… il y a là, marque de quatre ongles de feu… on dirait que vous avez dansé avec le diable, et qu’il vous a laissé l’empreinte de sa griffe sur le dos…

— Taisez-vous donc, Rose, dit Louise en frissonnant, ne parlez pas ainsi à cette heure… minuit sonne au chemin de fer.

— Mademoiselle a peur ? la maison est pleine de monde… on chante des airs de polkas dans toutes les chambres… Ah ! le bal était bien beau !… Votre robe n’a rien perdu de sa fraîcheur… regardez…

— Eh bien ! vous allez me laisser en… Donnez-moi vite un peignoir, et défaites mes cheveux… j’aime une coiffure commode pour,la nuit…

— Voici un peignoir, mademoiselle… Je disais tout à l’heure à Charlotte : Mlle Louise a les plus belles épaules du bal… c’est doux comme le satin, et blanc comme un lis… Je ne suis pas étonnée si… Mademoiselle veut-elle bien s’asseoir ?

— De quoi êtes-vous étonnée, Rose ?

— Oh ! de rien… Ces épis qui sont dans vos cheveux sont-ils en vrai or ?

— Oui ; belle demande.

— Bon ! j’ai gagné mon pari avec Charlotte !… Comme ils sont beaux les cheveux de mademoiselle !… c’est de l’or vrai comme les épis. Moi, si j’étais homme, j’aimerais une blonde. C’est beaucoup plus femme… Aussi je ne suis pas étonnée… Pardon, mademoiselle… votre jolie tête voudrait-elle bien se pencher, un peu plus en avant ?… Très-bien !… Je vais vous arranger une coiffure de mariée… Moi, j’aime à savoir que je suis bien coiffée en dormant, c’est la coquetterie du sommeil.

— Mais enfin, mademoiselle Rose, me direz-vous ! de quoi vous n’êtes pas étonnée ?

— Si les messieurs vous regardent avec tant de plaisir… il y en a un surtout… Oh ! moi, je suis une espionne d’antichambre… je vois tout, les murailles sont de cristal pour mes yeux ; elles me servent de lunettes… vous savez, mademoiselle… Sont-ils épais vos beaux cheveux !… Celui qui a fait la dernière valse… M. Octave… on ne sait pas dire s’il est laid ou s’il est joli… mais en voilà un qui a l’air d’un amoureux !… il regarde les femmes comme les enfants regardent les bonbons… Je crois voir sur votre joue les tisons de ses yeux : il vous brûlait en valsant. C’est un démon, comme celui du Grand-Opéra, mais vrai. J’aimerais mieux rencontrer Cartouche dans un bois que lui…

— Mon Dieu ! j’étouffe de chaleur, interrompit Louise… il n’y a pas un souffle d’air, cette nuit ; on ne respire pas.

— Me permettez-vous d’ouvrir la fenêtre, mademoiselle… il n’y a pas de voisins… on ne craint pas d’être vue… la rivière passe devant.

— Oui, vous avez raison, j’ai besoin d’air… ouvrez… il y a ce grand arbre qui me fait toujours peur… il semble qu’il me regarde…

M. Auguste Verpilliot dit que cet arbre est un tremble…

— Tu lui parles donc ?

— Au tremble ?

— Folle !… à monsieur…

— À M. Auguste Verpilliot… moi, lui parler !… On dit que c’est un auteur… je n’aime pas les auteurs ; ils n’aiment que leurs livres… et puis celui-là est fier comme un peuplier ; il n’a jamais daigné lire ma figure… Mademoiselle se trouve-t-elle mieux ?

— Oui… l’air de là rivière me fait du bien… Ah ! vous le trouvez fier !

— Et il est blond, je déteste les blonds.

— Allons, vous êtes injuste, Rose… Ne lui trouvez-vous pas un air distingué ?

— Pour nous, tous les messieurs ont l’air distingué,

— Oui ; mais celui-là est plus distingué que les autres.

— Il a l’air doux, c’est vrai, mademoiselle ; il a un grand soin de sa petite personne, il s’habille très-bien ; il a du linge superbe, et des manchettes de dentelle. Il est frais et rose comme un neveu de chanoine ; ses traits ne font pas une faute ; il a une voix de chanteuse de vaudeville… Si je me mariais avec un homme comme celui-là, il me semblerait que j’épouse ma cousine.

— Rose, vous n’avez pas de goût.

— J’ai le mien.

— Ce n’est pas le bon.

— Mademoiselle, vous avez seize-ans, et j’en ai trente. À votre âge un mari est un chérubin, avec des joues de pêche, de grands yeux bleux, des cheveux blonds bouclés, un menton d’ivoire à fossette, et une petite voix qui chante : Ah ! vous dirai-je, maman ! c’est le rêve de toutes les pensionnaires. On appelle cette poupée de cire un joli garçon. Eh bien ! à trente ans, nous laissons ces poupées chez le coiffeur, et nous voulons épouser des hommes. Moi, qui vous parle, mademoiselle Louise, je vous ai vu naître, et j’ai droit de conseils sur vous, puisque vous n’avez plus de mère. Si je vous voyais épouser une tête de coiffeur comme celle de M. Auguste, je retirerais mes économies de la caisse d’épargne, et j’irais chercher fortune en Alger. Cela vous fait rire, eh bien, moi je pleure en y songeant.

— Mais, ma bonne Rose, ne vous désolez pas ainsi ! On dirait que M. Auguste m’a demandée en mariage, et que j’ai prononcé le oui

— Ah ! mademoiselle… c’est que…

— C’est que… Voyons, Rose, achevez.

— Non, mademoiselle… j’en ai trop dit… il est tard… vous avez besoin de repos… mettez-vous au lit… Avez-vous un ordre à me donner ?…

— Baissez la persienne, mais laissez la vitre ouverte…

Rose exécuta l’ordre, et comme elle se penchait sur le bord de la fenêtre, elle retint un cri, et ferma la vitre seulement.

Louise se leva sur son lit, et interrogea par un signe.

Rose hésita, en bégayant.

— Qu’avez-vous vu ? demanda Louise, à voix basse.

— Oh ! mademoiselle, répondit Rose avec une grande émotion, les yeux nous trompent souvent la nuit… j’ai vu… oh ! non, j’ai cru voir un homme, là, vis-à-vis, dans le feuillage de l’arbre…

— Sainte Vierge ! dit Louise, en cachant son visage dans ses mains.

Et un frisson convulsif agita la jeune fille, comme la subite atteinte du froid le plus violent.

— Remettez-vous au lit, mademoiselle, lui dit Rose, en l’entraînant vers l’alcôve.

— Ce n’est pas un homme, c’est un démon ! murmura la jeune fille ; Rose ne me quittez pas, j’ai peur.

— Voulez-vous que j’aille dénoncer à votre père ?…

— Non, interrompit Louise. Le mal est fait ; n’ébruitons rien… Mon Dieu ! que je suis malheureuse !

Les larmes comprimées firent irruption et inondèrent ses belles joues, arrondies pour le sourire.

Rose respecta quelques instants cette noble douleur virginale, et rompant enfin le silence, elle dit :

— Mais enfin, il n’y a pas là de quoi tant se désespérer !… Ce jeune homme est bien coupable, je ne le défends pas ; mais il faut bien aimer pour commettre un pareil crime. S’il vous aime ainsi, il vous épousera, et s’il vous épouse tout sera réparé.

— Tais-toi, tais-toi, dit Louise ; jamais, jamais !… j’aime l’autre…

Rose se laissa tomber sur le fauteuil de l’alcôve, inclina sa tête sur le chevet, et mêla ses larmes aux larmes de Louise.

Aucune autre parole ne fut échangée entre elles. À l’approche des heures matinales, le sommeil, qui ne perd jamais ses droits, vint leur donner sa consolation d’un instant.