Monsieur Auguste/02

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 22-30).


II

La campagne avait cette mélancolie mystérieuse qui accompagne le lever du soleil. Un jeune homme sortait de la maison du bal, et descendait lentement les marches du perron, en mettant ses gants, et corrigeant les moindres plis avec un soin minutieux.

Deux jeunes filles, éblouissantes de beauté, Agnès et Louise dormaient dans cette maison de campagne, et on reconnaissait les fenêtres de leurs chambres aux fleurs amoncelées sur les balcons. Même pour les indifférents, rien n’est doux aux yeux comme la persienne de jardin qui voile la pudeur des gynécées, aux heures calmes de l’aurore, quand les fleurs parfument la terrasse, quand les oiseaux et les fontaines chantent sans troubler le sommeil.

Ce qu’il faut attendre alors, comme un spectacle plus beau que le lever du soleil, et l’attendre, sans être vu, dans une ombre du voisinage, c’est l’apparition qui va rayonner bientôt à ce balcon de fleurs, et sourire à toutes les grâces de la campagne, à toutes les joies voluptueuses de l’été ; c’est la jeune femme qui sort du sommeil et d’un rêve d’amour, et donne l’enchantement et la vie à ce paysage mort. Dans notre siècle de chiffres et de prose, il en est bien peu, parmi les hommes, qui se plaisent à devancer l’aurore, pour voir lever les deux plus émouvantes choses de ce monde : la beauté du soleil sur une montagne couverte de chênes, la beauté de la femme sur un balcon rempli de fleurs.

Après avoir corrigé le dernier pli de ses gants, notre jeune Auguste descendit la grande allée, ouvrit la grille, entra dans une double haie d’aubépines en fleurs, et sonna avec précaution à la porte d’un joli cottage habité par la famille de son ami Octave. Les domestiques mêmes dormaient encore. Octave seul était debout dans la maison ; il vint ouvrir, en costume d’atelier, et tenant en main palette et pinceau. Deux mains tendues se serrèrent affectueusement, et Auguste, introduit devant le chevalet, s’écria : déjà au travail ! c’est édifiant !

— Je m’amuse à peindre un rêve, dit Octave, en voilant son tableau avec un lambeau de serge grise.

— Et tu caches tes rêves aux amis ? reprit Auguste en riant.

— Je ne rêve pas pour le public, répliqua Octave ; tiens ! voici ce que je puis te montrer… regarde cette esquisse… Paris enlevant Hélène. Est-ce beau ?

— Il n’y a pas d’Hélène, et je cherche Paris.

— Mais tu vois une chambre, meublée à la grecque ?

— Oui.

— Eh bien ! c’est la chambre de Ménélas,

— Elle est déserte…

— Les deux amants viennent de partir, et le mari est en train de les poursuivre sur le port d’Argos. La chambre seule est restée. La voilà. Un chef-d’œuvre de chambre garnie : toi qui joues au savant, tu dois aimer les sujets antiques ?

— Oh ! mon petit Octave, je ne suis pas dupe de ta fausse bonne humeur. On n’est pas si gai à cinq heures du matin… à moins d’être coq de ferme… ta main brûle ; ton teint est pâle ; ton œil est cerclé de noir…

— C’est une ophthalmie qui m’a brûlé les paupières, cette nuit.

— En dormant ?

— Non, à ma leçon d’astronomie ; en veillant.

— Ah ! Octave, mon petit Octave ! tu seras donc amoureux toute ta vie ?

— Eh ! je commence à peine, mon grand Auguste ! Ah çà ! mais, tu viens me professer, la morale au lever du soleil ! ta montre avance de cinq heures sur l’horloge de la Sorbonne ? Laisse-moi donc me réveiller. Si tu continues tu vas m’endormir.

— Je suis ton ami, Octave, n’est-ce pas ?

— Oui, mais donne ta démission de professeur.

— Mais, au moins, tu accepteras mes conseils ?

— Oui, à condition que tu ne m’en donneras pas.

— Adieu, Octave, je vais attendre le réveil de ta raison.

— Eh ! mon Dieu, reprit Octave en trépignant, je connais ta vieille chanson ; je vais te l’accompagner au piano. Tu me la chantes toutes les fois que je m’approche d’une robe de satin. Tu vas encore me citer des vers de Juvénal et de Boileau contre les femmes. On connaît le sexe de ces deux coquins…

— Octave ! Octave !… ces deux grands poètes…

— Sont deux grands scélérats comme tous ceux qui disent du mal des femmes. Si Juvénal vivait à Rome, aujourd’hui, il serait engagé par le pape, comme soprano, à la chapelle Sixtine, et Boileau chanterait un duo avec lui, à l’unisson. Ne me parle plus de ces gens-là.

— Octave, je voulais te parler sérieusement…

— En prose ?

— Oui.

— Parlé ; mais point de citations empruntées aux gardiens du sérail, entends-tu ?

— Soit… Octave, tu te perds dans la maison de M. Lebreton où je t’ai présenté l’an dernier. Cette nuit ta conduite a été un vrai scandale. On ne doit pas valser comme tu valses, sous peine de passer pour un vampire de profession.

— En voilà une bonne ! Mais il me semble que je valse comme tout le monde. S’il y a scandale, c’est la faute de la valse, qui n’a jamais été une danse fort morale. Que diable ! la musique vous prodigue des notes fulminantes sous les talons, et un père commet la sottise de vous lancer sa fille sur la poitrine, sous prétexte de bal, et on resterait grave comme le nez d’un Allemand, et froid comme saint Sylvestre. Allons donc ! Je veux être franc avec toi. Oui, j’aime Louise ; et quand je dis j’aime, c’est parce que le dictionnaire de Boileau ne me donne que ce mot stupide pour exprimer ce que je sens. Si je te disais je l’adore, tu ne me comprendrais pas davantage. Il y a une langue pour dépeindre une passion comme la mienne ; mais cette langue n’a point d’alphabet, point de grammaire ; elle se fait entendre de moi seul ; elle retentit en moi de la plante des pieds à la racine des cheveux. Si je vois dans un lointain d’ombre une frange de la robe de cette jeune fille, tout mon corps lui crie : je t’aime, ma bouche seule se tait. Et tu veux ensuite que j’additionne froidement avec elle les chiffres d’un menuet, quand la liberté du bal me livre cette proie d’amour ? Oh ! non, je n’applique pas à mes passions mes études en mathématiques. Je voudrais avoir alors les cent bras de Briarée, et dussé-je comme lui être écrasé par l’Etna, je l’enlèverais, à chacun de mes bonds, pour la rapprocher de mes lèvres, et boire son souffle, m’enivrer de son parfum, effleurer ses cheveux, vivre une minute dans le brûlant voisinage de toutes ses beautés. Dis-moi, maintenant, y a-t-il dans ton vocabulaire de glace un mot qui t’exprime ma passion ?

À ces derniers mots, le jeune Octave semblait avoir atteint le paroxysme de la folie amoureuse : ses yeux lançaient des flammes, ses lèvres frissonnaient de convulsions, ses boucles de cheveux noirs s’élevaient au-dessus du front et retombaient sur les tempes, comme si une main invisible eût réglé ce double mouvement.

Auguste regardait son ami avec des yeux remplis d’une expression étrange ; il ne s’attendait pas sans doute à cette véhémence de langage passionné, et il ne savait quelle tournure de style calme pouvait ramener l’entretien vers une forme possible. Un témoin de cette scène aurait sans doute expliqué dans ce sens le trouble réel et l’embarras muet d’Auguste.

Octave, après cinq minutes de silence, reprit le ton familier et dit :

— Maintenant, tu es fixé sur mon compte. Nous nous reverrons chez M. Lebreton après midi, à l’heure du whist. Il faut que j’achève mon croquis… à huis clos. Et il ajouta en riant :

— Le public n’est pas admis.

— À la bonne heure ! dit Auguste, te voilà rentré dans ton naturel charmant ; on peut causer avec toi…

— Cinq minutes… Le temps de préparer mes couleurs.

— Enfant ! à ton âge, tu t’avises d’aimer comme un fou une petite fille qui sort du couvent.

— Veux-tu que j’attende mes soixante ans pour épouser une vieille femme qui sort de l’hôpital ?

— Ma foi ! ce serait plus sage.

— Mais, mon cher Auguste, quel sang de nénufar as-tu dans les veines ! tu connais Louise, n’est-ce pas ?

— Belle question !

— Comment la trouves-tu ?

— C’est une pensionnaire mignonne. Si elle jouait avec sa poupée, je ne saurais pas dire laquelle des deux joue avec l’autre.

— Ainsi, tu détestes les jeunes filles de seize ans ?

— Elles me sont indifférentes.

— À quel âge les aimes-tu ?

— À l’âge de… de… quelle diablesse de question me fais-tu là !… je n’aime pas les blondes.

— À quel âge aimes-tu les brunes ?

— Mon ami, nous vivons dans un siècle grave. Avant de songer à des folies, un jeune homme doit…

— Va te promener, interrompit brusquement Octave ; tu n’aimes ni les brunes ni les blondes ; on t’a mêlé en nourrice. Je crois que tu es ta sœur.

— Impossible de parler raison cinq minutes avec toi… Adieu, Octave… tu ne veux pas me montrer ton croquis ?

— Dieu m’en garde ! c’est une petite blonde.

— En robe de bal ?

— En robe d’Éden, avant la crinoline de figuier.

— Mon pauvre Octave ! tu sais que Raphaël est mort à trente-cinq ans pour avoir joué ce jeu !

— Et toi, mon riche Auguste, tu mourras à cent ans, et tu n’auras pas vécu. Mathusalem est mort plus jeune que Raphaël. Adieu.

Auguste leva les yeux au plafond, haussa les épaules, prit son chapeau, remit ses gants et sortit de l’atelier.

Resté seul, Octave découvrit son chevalet et donna à son œuvre ébauchée dans une nuit ce regard d’amoureuse langueur, qui meurt sur une image divine, et recommence toujours.