Monsieur Auguste/04

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 45-62).


IV

Agnès s’était tenue à l’écart, et n’avait pas entendu la confidence apportée par M. Lebreton.

Louise, toute bouleversée par cette révélation inattendue, n’osait plus quitter le bras de son père, afin de se préparer par la réflexion à une entrevue inévitable, où elle devait entendre un aveu bien doux sans doute à son cœur, mais toujours redoutable d’imprévu pour une jeune fille de seize ans.

M. Lebreton avait cette étourderie juvénile que les hommes gardent souvent toute leur vie, quand le bonheur ne les quitte pas. Il avait foi dans tout ce qu’il désirait, comme tous les favoris de la réussite ; plein d’affection pour sa fille, il aurait toujours retardé l’heure du mariage, et redoutant un mari inconnu, il voyait avec joie cette crise domestique heureusement dénouée par la demande d’Auguste, ce jeune homme selon ses vœux.

Après le café, plusieurs voix proposèrent une promenade sur l’eau. M. Lebreton venait de faire construire deux canots, à l’arsenal maritime d’Asnières, et il était bien aise de montrer son escadre neuve à ses invités.

— Au port ! au port ! s’écria-t-il avec enthousiasme.

Cette proclamation d’amiral étant faite, M. Lebreton dit à Auguste :

— Mon jeune ami, donnez le bras à ma fille, et moi j’offre le mien à Mme de Gérenty ; en marche, mesdames et messieurs !

On suivit l’allée qui conduit au port. M. Lebreton et sa belle voisine causaient à voix basse.

— Madame, disait M. Lebreton, vous êtes une véritable amie, et le service que vous avez rendu à ce jeune homme est immense. Je connais ma fille Louise… c’est ma fille… elle n’a d’autre volonté que celle de son père, elle prendra un mari de ma main, les yeux fermés.

— Oh ! je connais son caractère, dit Mme de Gérenty ; c’est un ange.

— Ensuite, reprit M. Lebreton, le mari que je lui donne serait digne d’une princesse. Auguste Verpilliot est un jeune homme accompli. D’ailleurs, ce mariage a toujours été mon rêve… ce pauvre garçon ! quelle timidité d’enfant !… timidité qui l’honore !… il voulait s’exiler à Constantinople… il y serai mort de la peste !

— Ou d’ennui.

— Oui, madame ; on meurt de tout dans ces affreux pays de Turcs… Regardez-les marcher tous les deux devant nous ! Y a-t-il jamais eu un couple mieux assorti… cela me rajeunit, moi.

— Et vous êtes, sans doute, dans l’intention de nous donner bientôt le bal de noces ? demanda Mme de Gérenty, en riant.

— Mais, madame, il ne faut jamais retarder le bonheur des siens.

— Bien pensé, M. Lebreton !

— Demain, madame, je vais à Paris annoncer le mariage à ma sœur ; c’est elle qui se chargera de la corbeille. Rien ne sera trop beau, ni trop cher pour ma chère Louise… Savez-vous, madame, ce qui doublait la timidité naturelle d’Auguste !… c’est la crainte de laisser croire qu’il était tenté par une dot de cinq cent mille francs.

— Vous êtes dans le vrai, M. Lebreton ; c’est un jeune homme très-délicat.

— Oui, madame, c’est la délicatesse en personne. Qualité si rare de nos jours… Madame, je n’oublierai jamais le service que vous avez rendu à ma famille, en cette occasion…

— Mais, M. Lebreton, mon action est une chose fort naturelle. Mon expérience de femme m’a fait découvrir, en déjeunant, que M. Auguste était éperdûment amoureux de Louise, et que sa timidité le poussait à une résolution de désespoir. J’ai demandé deux jours à cet heureux désespéré, et je l’ai charitablement trahi pour vous confier son salut.

On venait d’arriver à l’embarcadère, où les deux canots étaient amarrés à leurs anneaux. Là, M. Auguste Verpilliot se dégagea du bras de Louise, lui donna un salut imperceptible, et se rapprochant de M. Lebreton, il dit :

— Mon heure de récréation est terminée. Je ne suis pas un oisif, moi ; le travail me réclame. Le terme du concours approche ; il faut que j’envoie mon manuscrit à l’Institut, dans huit jours au plus tard.

— Mon jeune ami, dit M. Lebreton, Dieu me garde de vous faire la moindre objection ! je respecte trop ce noble amour que vous ayez pour le travail.

Et, se tournant vers Mme de Gérenty, il ajouta :

— Trouvez-moi son pareil dans la jeunesse d’aujourd’hui ! c’est prodigieux.

Auguste avait déjà fait son salut amical, et il remontait l’allée de l’embarcadère d’un pas précipité, comme s’il eût redouté un rappel… Sa figure, qu’une hypocrisie naturelle maintenait, devant témoins, dans les lignes de la sérénité, avait repris sa teinte sombre ; il allait devant lui, sans trop se soucier du but de sa course, qui était toujours l’isolement. Énigme de lui-même, il saisissait toutes les occasions de fuir le monde, pour se recueillir et se deviner, et dès qu’il était seul, il aurait voulu aussi fuir sa pensée, de peur de deviner son énigme. Solitude et société lui étaient également intolérables. Parfois, il levait les yeux au ciel, et son regard ressemblait à une interrogation désolée ; mais aucune voix de l’air ne répondait à son pourquoi.

Marchant au hasard, il arriva devant la porte de la maison, traversa le vestibule, monta l’escalier, et se réfugia dans sa chambre, pour ne rien voir et n’être pas vu. Il ouvrit la bibliothèque et la ferma tout de suite, en disant : Tant de livres ! et pas une ligne pour moi. Il s’assit, ôta ses gants et les foula aux pieds. Il ferma les yeux pour provoquer le sommeil, mais il vit alors éclater tant de choses dans l’optique de l’imagination, qu’il les ouvrit pour voir les meubles stupides de sa chambre et le cadre bourgeois de son néant.

Tout à coup, la porte s’ouvrit, et Octave fit irruption dans la chambre. C’était sa manière d’entrer.

— C’est comme ça que tu travailles ? s’écria-t-il. Personne dans la maison ! où sont-ils ? où est-elle ? Je n’ai trouvé que des échos dans le vestibule. Le salon est désert. Au billard, j’ai fait une partie avec moi et je me suis gagné. Où-diable est-il tout notre monde ? Tiens ! tu as mis tes gants à tes pieds ! Viens donc jouer au billard.

— Impossible, Octave; je travaille.

— Ne me fais pas à moi ces contes bleus ; me prends-tu pour M. Lebreton ?

— Eh bien ! je suis censé travailler.

— À la bonne heure… ta fenêtre s’ouvre sur la rivière… oui… oui, je reconnais l’arbre…

— Quel arbre ?

— Tu es bien curieux, Auguste !

Et s’exaltant tout à coup, il se frappa le front, et dit :

— Sa chambre est sous nos pieds… Auguste, veux-tu descendre au billard ? c’est mon ultimatum.

— Mais ne sommes-nous pas bien ici pour causer ?

— Causer de quoi ? t’imagines-tu que j’aie du plaisir à causer avec un homme ?… Trouves-tu du plaisir à causer avec moi ?

— Certainement.

— Au mois de juin ?

— Oui.

— À la campagne ?

— Comme à la ville.

— Alors tu es un animal que Buffon n’a pas classé. Adieu.

— J’ai dans l’idée que tu vas faire quelque folie, dit Auguste en se levant.

— Ton idée est juste.

— Alors je ne te quitte pas.

— Oui, viens, j’ai besoin d’un sergent de ville, à la campagne. Viens me garder.

Octave prit les devants, fit le signe de la déesse Muta, et marchant sur la pointe des pieds, pour donner l’exemple de la prudence, il descendit à l’étage inférieur, et fit l’examen des portes. Après quelques hésitations, il dit, d’une voix tremblante :

— C’est là !

Auguste, devinant le projet de son ami, le saisit par le bras et l’entraîna vers la rampe ; mais Octave se révolta vigoureusement, ouvrit la porte, et entra dans la chambre de Louise.

Il fut d’abord saisi de respect, comme le fidèle croyant sur le seuil du lieu saint, et ses bons instincts moraux se réveillant, il recula devant un sacrilège ; mais la fièvre de l’amour arriva au délire, et tout ce qui était honnête en lui s’évanouit. Le corps triompha de l’âme. Toutefois, ses mains osaient d’abord à peine effleurer tant de charmantes futilités éparses autour de lui, dans leur désordre de la nuit dernière : la jolie robe de la veille ; le corset encore humide du bal ; le bouquet fané par le lustre ; la gaze arrondie et dévastée par la valse ; les petits souliers d’enfant, au satin terni ; le mouchoir de batiste, orné de l’initiale chérie ; enfin, le lit virginal, où le marbre de la Vénus de Naples semblait avoir laissé son adorable empreinte, en s’incrustant sur l’édredon ; et alors une folie, arrivée au paroxysme, poussa des lèvres coupables à la profanation générale de ce temple de la pudeur. Le seul témoin qui vit passer cet ouragan d’amour, Auguste restait immobile, et avait oublié son devoir de surveillance ; il ne comprenait rien à la furie de ses caresses dévorantes, et il paraissait en souffrir, comme s’il eût aimé la jeune idole de ce temple ; comme si cette scène inouïe lui eût enfin révélé un formidable rival avec lequel il devait lutter dans une intrigue d’amour.

Une voix se fit entendre, dans la cage sonore de l’escalier, et Auguste se précipita sur Octave, en disant à son oreille le mot des tragédies : On vient !

Ce fut la goutte d’eau qui éteignit le volcan. Le lion se laissa conduire par la main d’un petit jeune homme, et la porte fut refermée avec précaution.

Rose montait aux appartements. Octave fit un effort énergique pour donner du calme à sa figure et à sa voix, et, en se croisant sur l’escalier, avec la femme de chambre, il lui dit sur le ton de la familiarité :

— Nous allons jouer au billard, voulez-vous venir compter les points ?

— Non, monsieur, répondit Rose, en riant ; je suis trop en retard ; la chambre de mademoiselle n’est pas faite.

— Alors, je vais vous aider, reprit Octave, en remontant une marche.

Rose lui barra le chemin.

— Regarde-la, Auguste, poursuivit Octave, elle est jolie, Mlle Rose ! on la prendrait pour la duchesse de la maison, ou la sœur de sa jeune maîtresse.

Auguste avait disparu.

— Mais il a donc peur des femmes, votre ami ? demanda Rose, à voix basse.

— C’est un poltron, reprit Octave ; en s’échappant trop vite, il m’a décousu un bouton de mon paletot… je ne puis me présenter décemment, avec un paletot borgne… prêtez-moi une aiguille et du fil, je vous les rendrai, parole d’honneur !

— Monsieur Octave, vous avez une folie si amusante qu’on ne peut rien vous refuser… attendez-moi là un instant… ne me suivez pas…

— Ne craignez rien, je vous attends.

— Mais vous me suivez toujours, monsieur Octave !

— Tiens ! c’est vrai ! je n’y prenais pas garde.

— Je vais chercher ce qu’il faut dans la chambre de mademoiselle.

— Il fallait me dire cela tout de suite, mademoiselle Rose. Je suis une statue d’escalier ; je ne bouge pas…

— Ah ! je me méfie de vous, monsieur Octave. Vous avez des intentions coupables…

— Qui vous a dit cela, mademoiselle ?

— Mon petit doigt.

— Votre petit doigt aura une récompense ; il mérite d’orner un diamant.

Et Octave mit lestement une bague de très-grand prix au petit doigt de Rose.

— Oh ! que je voudrais avoir le courage de vous rendre ce cadeau ! dit la belle soubrette ; et si je le garde, savez-vous pourquoi ?

— Dites, je saurai.

— C’est parce que vous aimez mademoiselle… et de quel amour ! tenez, monsieur Octave, si vous n’étiez pas fou, vous le deviendriez.

— Soyez tranquille sur mon compte ; j’ai la folie des hommes d’autrefois : celle qui nous a mis au monde, avec des passions viriles. Cette folie ne conduit pas à Charenton. Mon père avait cette folie, avant son mariage, et c’est aujourd’hui le plus sage des hommes. Vous le connaissez ce bon M. Desbaniers ?

— Oui, il parait même un peu froid.

— Il a eu huit enfants ; je suis le cadet, et le plus calme. Mais vous oubliez le bouton de mon paletot…

— Je suis à vous, monsieur Octave… Ah ! n’entrez pas dans cette chambre… attendez-moi dans le corridor.

— Rose, la bague de votre petit doigt a une sœur… voyons quel mal puis-je faire à cette chambre, si j’entre…

— C’est moi qui fais le mal ! monsieur Octave.

— Et qui le saura ?

— Belle raison ! ma conscience.

— Mais, mon Dieu ! la conscience permet d’entrer dans une chambre inhabitée, et si vous n’avez que ce crime à lui avouer, vous serez Rosière de Chatou l’été prochain…

— Ce diable d’homme !… Donnez-moi votre paletot… ne vous montrez pas… tenez-vous à distance de la fenêtre… les deux canots passent sur la rivière…

— Y est-elle, Mlle Louise ?

— Oui, monsieur.

— Je veux la voir… là, dans ce coin de vitre et de rideau… Oui, je la vois… une robe blanche… un chapeau rosé… une ombrelle verte… Adorable comme toujours ! Elle regarde cet arbre…

— Vous savez, monsieur Octave, que cet arbre va être coupé.

Octave bondit, et regarda Rose.

— Eh bien ! qu’est-ce que cela vous fait ? dit la soubrette, en coupant le fil.

— Et pourquoi supprime-t-on cet arbre ? demanda Octave, d’un air stupéfait.

— Vous ne le devinez pas ? c’est pourtant bien facile… Cet arbre gêne la vue… il masque la rivière.

— Ah ! il masque !

— Et puis… ajouta Rose en riant… un voleur de nuit, un peu leste, pourrait bien sauter de cet arbre sur le balcon de mademoiselle.

— Mais ce voleur prendrait la profession d’oiseau, et il gagnerait davantage.

— Taisez-vous donc, monsieur Octave. N’ai-je pas vu ce matin, sur l’écorce de cet arbre, un lambeau de pantalon blanc ? les trembles ne portent pas de ces fruits… tenez… Connaissez-vous cet échantillon ?… je l’ai serré dans la poche de mon tablier…

Octave s’empara vivement de cette pièce de conviction, et sa figure se couvrit de pâleur.

— Nous avons un jardinier qui a fait la guerre de Crimée, ajouta Rose, et qui, le mois dernier, a tiré un coup de fusil sur un maraudeur… Vous savez cela, monsieur Octave ?

— Oui, Rose.

— Eh bien ! c’est superbe ! monsieur Octave ; vous méritez d’être aimé.

— Rose, dit Octave, vous êtes un démon… mais un démon charmant… C’est vous qui m’avez vu ?

— Oui… méchant jeune homme !… au moment où je déshabillais mademoiselle… que la nuit était chaude !… Au moment où…

— Taisez-vous, Rose !… je donnerais ma vie pour expier cette faute…

— Mais il ne s’agit pas de donner sa vie, monsieur Octave ; on expie les fautes de l’amour à meilleur marché. Votre père a une grande fortune. Vous avez vous-même une fortune dans votre talent de peintre. Toutes les riches héritières seraient heureuses de porter votre nom. Pourquoi ne demandez-vous pas Mlle Louise en mariage ? C’est bien simple.

— Ah ! vous trouvez cela simple, ma charmante Rose ?

— Mais, dame ! simple comme le oui de la mairie, et la nuit, pour voir votre femme, vous ne vous exposerez plus à vous faire tuer comme un maraudeur.

— Rose, vous ne connaissez pas mes principes.

— Eh bien ! voyons vos principes.

— Je veux d’abord être aimé pour moi-même, et non pour le mariage. Que mademoiselle Louise daigne me donner un sourire d’approbation, lorsque ma parole tremble à son oreille, et le lendemain mon père arrive ici, en ambassadeur de noces. Mais jusqu’à présent je ne suis guère encouragé à faire une démarche. Un refus me donnerait la mort. J’aime mieux vivre dans l’incertitude et attendre. Je déteste les mariages de proposition. Je veux un mariage d’amour.

Rose soupira et garda le silence.

— Ne m’approuvez-vous pas, mademoiselle Rose ? reprit Octave

Un oui d’hésitation répondit timidement à la demande du jeune homme.

— Mais, ajouta vivement la soubrette, les canots arrivent. Voilà tout notre monde qui débarque. Sauvez-vous.

— Et dans l’occasion, dit Octave d’un air suppliant, parlez un peu pour moi.

— Je n’ai pas attendu votre recommandation, répondit la soubrette sur un ton affectueux.

Octave descendit à la salle de billard et ne trouva personne ; mais comme il traversait le vestibule pour aller à la terrasse, il rencontra le jardinier qui lui remit une lettre à son adresse.

— C’est Auguste qui m’écrit ! se dit-il à lui-même ; voilà un original ! Pourquoi ne vient-il pas me parler ?

Il déchira l’enveloppe et lut :

« Mon cher Octave,

» Il y a dans cette lettre deux parties bien distinctes : — l’une confidentielle, celle-là est pour toi seul ; — l’autre insignifiante, celle-là tu la liras à M. Lebreton.

» Maintenant, tu descends des grandes dames aux soubrettes ; demain tu descendras des soubrettes aux maritornes ; ces folies brisent le cœur d’un ami et du seul être qui t’aime sincèrement.

» Si tu descends toujours ainsi l’échelle de tes absurdes passions, tu finiras par tomber dans un bourbier si profond, que ma main et mes conseils ne pourront plus te délivrer de ce cercueil infect.

» Voilà ton avenir. Souviens-toi de ton passé récent. Tu allais à la gloire avec ton prix de Rome ; un sujet magnifique : Pylade consolant Oreste. On disait de toi : c’est un second Girodet. Aujourd’hui, tu barbouilles clandestinement de petites poupées indécentes, des enseignes de lupanar.

» Il m’est impossible d’être plus longtemps le témoin de ta décadence ; moi qui ai rêvé pour toi le Capitole, quand j’étais à Rome avec toi ; je prends la fuite pour ne pas voir ta chute dans l’égoût des Tarquins.

» La seconde partie, pour M. Lebreton.

» Il faut de toute nécessité que j’aille, à Paris pour consulter la carte théodosienne. Il n’y a pas de meilleur guide en archéologie historique. Mon travail est interrompu par une recherche sur le cours de l’Aufide. Il n’y a pas de temps à perdre. Je dois livrer mon travail lundi prochain au secrétariat de l’Institut.

» Ton ami dévoué,
» Auguste Verpilliot. »

Octave serra cette lettre, en se disant à lui-même :

— Est-il étrange cet ami ! il va se brouiller avec moi, parce que je l’ai quitté pour causer avec Rose ! Et à propos de cela, il monte sur un trépied, et va me parler d’Oreste et Pylade, du Capitole et des Tarquins !… Au fond, il y a de l’amitié… amitié ennuyeuse ; mais enfin, toutes les vertus ne sont pas amusantes… Je lui écrirai.

Et il alla au-devant de M. Lebreton pour lui communiquer le passage de la carte théodosienne.

— Vraiment ! s’écria M. Lebreton, toujours plus enthousiasmé. Ce jeune homme sera l’honneur du siècle ! Il est ici, au sein des plaisirs, avec de bons amis, et entouré de jolies femmes ; un honorable scrupule historique le saisit ; il prend le chemin de fer et court à la bibliothèque de la rue Richelieu ! Monsieur Octave, soyez fier d’un pareil ami… Et vous a-t-il dit s’il rentrerait bientôt à Chatou ?

— Probablement demain, dit Octave avec hésitation

— Tant mieux ! car nous avons besoin de lui ici… il nous est nécessaire… indispensable même.

Ces derniers mots furent prononcés avec mystère. Octave, qui redoutait toujours de se voir congédier par M. Lebreton, crut devoir saisir cette occasion de lui être utile, et il lui adressa cette demande :

— Voulez-vous que je lui écrive ?

— Tout de site répondit M. Lebreton ; demandez une plume, du papier et de l’encre, et un domestique portera votre lettre à la poste. Je vais rejoindre Mme de Gérenty pour… vous saurez plus tard une chose qui vous fera un grand plaisir… ne perdez pas de temps, écrivez.

Octave écrivit le billet suivant :

« Mon cher ami,

» Ton amitié est orageuse comme l’amour, et elle n’en a pas les agréments. Tu te mets en délicatesse avec moi, à propos d’une femme qui porte le tablier des soubrettes. Sois tranquille, je resterai fidèle au velours noir et au satin blanc. Tu ne rougiras jamais de ma décadence. Ton départ ressemble a une fuite. Par bonheur, M. Lebreton croit aux mânes d’Annibal et à ton archéologie fabuleuse. Reprends le chemin de fer et viens me serrer les mains. Pardonne-moi tous les torts que tu as envers

» Ton ami
» OCTAVE. »

Cinq minutes après, ce billet courait en wagon, sur la route de Paris.