Monsieur Lecoq/Partie 1/Chapitre 35

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(Tome 1p. 338-344).


XXXV


Lorsqu’un juge d’instruction près le tribunal de la Seine veut interroger un prévenu consigné dans l’une des prisons, — le Dépôt excepté, puisqu’il communique directement avec le Palais de Justice, — voici comment les choses se passent.

Le juge remet à un huissier une ordonnance d’extraction dont la seule formule, impérative et concise, suffirait à donner une idée de la toute-puissance du magistrat instructeur.

Il y est dit :

« Le gardien de la maison d’arrêt de … remettra au porteur du présent ordre, le nommé … prévenu de … pour le conduire devant nous en notre cabinet, au Palais de Justice, et le réintégrer ensuite à ladite maison d’arrêt. »

Rien de plus, rien de moins, une signature, le sceau, et tout le monde s’empresse d’obéir.

Mais du moment où il est nanti de cet ordre, jusqu’à l’instant de la réintégration, le directeur est relevé de sa responsabilité. Advienne que pourra, il a le droit de s’en laver les mains.

Aussi, que d’embarras pour le voyage du plus mince filou, que de cérémonies, que de précautions.

On fait monter le détenu désigné dans une de ces lugubres voitures cellulaires, qu’on peut voir stationner à la journée au quai de l’Horloge ou dans la cour de la Sainte-Chapelle, et on l’enferme solidement dans un des compartiments.

Cette voiture le conduit au Palais, et là, en attendant que vienne son tour d’être interrogé, on le dépose dans une des cellules de cette triste prison d’attente qu’on appelait autrefois « la souricière. »

C’est toujours dans l’enceinte même de la maison d’arrêt que le prévenu monte en voiture, il en descend toujours dans une cour intérieure dont toutes les issues sont fermées et gardées.

À la montée comme à la descente, le prisonnier est entouré de surveillants.

En route, il est sous l’œil de plusieurs gardiens, placés, les uns dans le couloir qui sépare les compartiments, les autres dans le cabriolet, près du conducteur.

Enfin, des gardes de Paris à cheval escortent toujours la voiture.

Aussi, les plus hardis et les plus habiles malfaiteurs reconnaissent-ils volontiers qu’il est à peu près impossible de s’échapper de cette geôle roulante pendant le trajet.

Les statistiques de l’administration ne comptent que trente tentatives d’évasion en dix ans.

De ces trente tentatives, vingt-cinq étaient absolument ridicules. Quatre furent découvertes avant que leurs auteurs eussent pu concevoir de sérieuses espérances. Une seule, celle de Gourdier, en plein jour, rue de Rivoli, faillit réussir ; il était à cinquante pas de la voiture, qui filait toujours, quand un sergent de ville l’arrêta.

C’est cependant sur toutes ces circonstances que reposait le plan de Lecoq pour l’évasion de Mai, ce plan d’une simplicité enfantine, ainsi qu’il l’avouait ingénument. Il consistait à fermer imparfaitement, lors du départ de la maison d’arrêt, le compartiment de Mai, et à l’y oublier quand la voiture, après avoir versé à « la souricière » son chargement de coquins, irait selon l’habitude attendre sur le quai l’heure du retour.

Il y avait cent à parier contre un que le prévenu se hâterait de profiter de cet oubli, pour prendre la clef des champs.

Tout fut donc préparé et combiné conformément aux intentions de Lecoq, pour le jour qu’il avait indiqué, c’est-à-dire pour le premier lundi de la rentrée des vacances de Pâques.

L’ordonnance d’extraction fut libellée et remise à un gardien-chef intelligent, avec les plus minutieuses instructions.

La voiture cellulaire désignée pour le transport du soi-disant saltimbanque devait arriver au Palais vers midi seulement.

Et cependant, dès neuf heures, flânait autour de la Préfecture un de ces vieux gamins de Paris, qui feraient presque croire à la fable de Vénus sortant des flots, tant ils semblent véritablement nés de l’écume du ruisseau.

Il était vêtu d’une méchante blouse de laine noire et d’un pantalon à carreaux trop large, retenu à la taille par une ceinture de cuir. Ses bottes trahissaient des courses enragées dans les boues de la banlieue, sa casquette était ignoble, mais sa cravate de foulard rouge prétentieusement nouée ne pouvait être qu’un présent de l’amour.

Il avait le teint blême, l’œil cerné, la mine louche, la barbe rare. Ses cheveux jaunâtres collés aux tempes, étaient coupés carrément au-dessus de la nuque, et rasés en dessous, comme pour épargner de la besogne au bourreau.

À voir sa démarche, le balancement de ses hanches, le mouvement de ses épaules, à examiner sa façon de tenir une cigarette et de lancer un jet de salive entre ses dents, Polyte Chupin lui eût tendu la main comme à un ami, à un « camaro, » à un « zig. »

On était au 14 avril, le temps était beau, l’atmosphère tiède, les cimes des marronniers des Tuileries verdoyaient à l’horizon, ce garnement devait être content de vivre, heureux de ne rien faire.

Il allait et venait, le long de ce quai de l’Horloge, que foulent, aux heures matinales, tant de pieds honteux ; partageant son attention entre les passants et des tireurs de sable qui travaillaient sur la Seine.

Parfois, il traversait la chaussée et allait dire quelques mots à un respectable et vieux monsieur à lunettes et à longue barbe, proprement mis, ganté de filosèle, qui avait toutes les allures d’un petit rentier, et qui paraissait avoir pour les boutiques d’opticien une curiosité particulière.

De temps à autre, un agent de la sûreté passait, se rendant au rapport, et aussitôt le rentier ou le garnement courait à lui et demandait quelque renseignement en l’air.

L’homme de la sûreté répondait et passait, et alors les deux compères se rejoignaient en riant, et disaient :

— Bon !… voilà encore un tel qui ne nous remet pas.

Et ils avaient de bonnes raisons pour se réjouir, des motifs sérieux pour être fiers.

De douze ou quinze agents qu’ils accostèrent alternativement, pas un ne reconnut en eux deux collègues, Lecoq et le père Absinthe.

C’étaient bien eux, pourtant, armés et préparés pour cette chasse dont ils ne pouvaient prévoir les hasards, pour cette poursuite, qui devait être mystérieuse et acharnée comme celle des sauvages.

Dans l’esprit du jeune policier, cette audacieuse épreuve était décisive.

Du moment où des compagnons de tous les jours, des gens accoutumés à flairer toutes les supercheries du costume, se laissaient prendre à son travestissement et à celui du père Absinthe, Mai devait indubitablement y être pris.

— Ah ! je ne suis pas étonné qu’on ne me reconnaisse pas, répétait le père Absinthe, puisque je ne me reconnais pas moi-même ! Il n’y avait que vous, monsieur Lecoq, pour me transformer en un rentier bénin, moi qui ai toujours eu l’air d’un gendarme déguisé !…

Mais le temps des réflexions, utiles ou non, était passé.

Le jeune policier venait d’apercevoir, sur le pont au Change, une voiture cellulaire qui arrivait au grand trot.

— Attention, vieux, dit-il à son compagnon, voici qu’on amène notre homme !… Vite à notre poste, rappelez-vous la consigne et ouvrez l’œil !…

Près de là, sur le quai, était un chantier à demi entouré de planches. Le père Absinthe alla se poster devant une des affiches collées sur la clôture, et Lecoq, apercevant une pelle oubliée, s’en empara et se mit à remuer du sable.

Ils firent bien de se hâter.

La geôle roulante venait de tourner le quai.

Elle passa devant les deux agents de la sûreté, et s’engouffra avec un grand bruit de ferraille sous la voûte qui conduisait à « la souricière. »

Mai y était enfermé.

Lecoq en eut la certitude, en apercevant le gardien-chef assis dans le cabriolet.

La voiture resta bien un gros quart d’heure dans la cour….

Quand elle reparut, le conducteur descendu de son siége tirait ses chevaux par la bride.

Il rangea le lourd véhicule tout contre le Palais de Justice, jeta une couverte sur les reins de ses bêtes, alluma une pipe et s’éloigna…

Durant un bon moment, l’anxiété des deux observateurs fut une véritable souffrance, rien ne bougeait, rien ne remuait….

Mais à la fin, la portière de la voiture s’entre-bâilla doucement avec des précautions infinies, et une tête pâle et effarée se montra… la tête de Mai.

D’un rapide regard, le prisonnier explora les environs. Personne ne passait.

Alors, avec la prestesse et la précision du chat, il sauta à terre, referma sans bruit la portière, et se mit à marcher dans la direction du pont au Change…