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Monsieur Lecoq/Partie 1/Chapitre 36

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(Tome 1p. 345-363).


XXXVI


Lecoq respira.

Il en était à chercher si quelque futile circonstance oubliée ou négligée, n’avait pas disloqué toutes ses combinaisons.

Il en était à se demander si l’énigmatique prévenu n’avait pas refusé la périlleuse liberté qui lui était offerte.

Inquiétudes folles !… Mai s’évadait, non pas à l’étourdie, mais avec préméditation.

Entre le moment où il s’était senti seul, oublié dans son compartiment mal fermé, et l’instant où il avait entre-bâillé la portière, il s’était écoulé assez de temps pour qu’un homme de sa force, doué d’une prodigieuse perspicacité, pût analyser et calculer toutes les conséquences d’une si grave détermination.

Si donc il donnait dans le piège qui lui était tendu, c’était en toute connaissance de cause.

Il acceptait, en téméraire peut-être, mais non pas en dupe, une lutte prévue.

— Or, pensait Lecoq, s’il accepte cette lutte, c’est qu’il entrevoit quelque chance d’en sortir vainqueur.

Grave sujet de crainte pour le jeune policier ; mais aussi, prétexte d’une délicieuse émotion. Il avait une ambition au-dessus de son état, et tout ambitieux est joueur.

Il considérait la partie comme presque égale, entre le prévenu et lui. Plus de prison, désormais, de geôliers, de juges, rien de tout le formidable appareil de la Justice.

Ils restaient seuls en présence, libres dans les rues de Paris, armés de défiances pareilles, obligés aux mêmes ruses, forcés pour se cacher l’un de l’autre, de recourir à des précautions identiques.

Lecoq avait, il est vrai, un auxiliaire : le père Absinthe. Mais qui assurait que Mai ne saurait pas rejoindre son insaisissable complice ?

C’était donc un véritable duel dont l’issue dépendait uniquement du courage, de l’adresse et du sang-froid des deux adversaires.

Toutes ces réflexions ensemble avaient traversé avec la rapidité de l’éclair l’esprit du jeune policier.

Il lâcha vivement sa pelle, et courant à un sergent de ville qui sortait de la Préfecture, il lui remit une lettre qu’il tenait toute prête dans sa poche.

— Portez vite ceci à M. Segmuller, le juge d’instruction, lui dit-il, c’est pour une affaire de service.

Le sergent de ville voulut interroger ce garnement, qui correspondait avec des magistrats, mais déjà Lecoq s’était élancé sur les traces du prévenu.

Mai n’était pas bien loin.

Il s’en allait le plus paisiblement du monde, les mains dans ses poches, la tête haute et la mine assurée.

Avait-il réfléchi qu’il est très-dangereux de courir aux environs d’une prison dont on vient de s’enfuir ? Ne se disait-il pas plutôt que si on l’avait laissé s’évader, ce n’était pas, à coup sûr, pour le reprendre tout de suite ?

Bientôt il fut clair que cette dernière considération dictait seule sa conduite, et qu’il s’estimait fort en sûreté, tout en sachant bien qu’il devait être surveillé.

Il ne se hâta nullement, lorsqu’il eût dépassé le pont au Change, et c’est du même train insolemment tranquille d’un promeneur, qu’il suivit le quai aux Fleurs et s’engagea dans la rue de la Cité.

Rien de suspect en lui ne trahissait le prisonnier évadé. Depuis que sa malle, — cette fameuse malle qu’il prétendait avoir déposée à l’hôtel de Mariembourg, — lui avait été rendue, il ne manquait jamais, quand il allait à l’instruction, de mettre ses plus beaux effets.

Il portait, ce jour-là, une redingote, un gilet et un pantalon de drap noir. On devait, en le voyant passer, le prendre pour un ouvrier aisé, endimanché en l’honneur de la Saint-Lundi.

Mais lorsqu’après avoir passé la Seine il arriva rue Saint-Jacques, ses allures changèrent.

Il parut s’orienter en homme qui ne se reconnaît plus dans un quartier qui lui était autrefois familier. Sa marche, parfaitement sûre jusqu’alors, devint indécise. Il avançait maintenant le nez en l’air, regardant de droite et de gauche, épiant les enseignes.

— Évidemment il cherche quelque chose, pensait Lecoq, mais quoi ?…

Il ne tarda pas à le savoir. Une boutique de marchand de vieux habits s’étant rencontrée, Mai y entra avec un empressement visible.

— Eh ! eh !… murmura le jeune policier, je parierais volontiers que ce soi-disant saltimbanque a été étudiant, et qu’il lui est arrivé de vendre par ici le superflu de sa garde-robe pour aller danser à la Chaumière…

Il s’était réfugié en face, sous une porte cochère, et semblait fort occupé à allumer une cigarette. Le père Absinthe crut pouvoir s’approcher sans inconvénient.

— Eh bien !… monsieur Lecoq, dit-il, voici notre homme en train de troquer ses habits de drap contre des vêtements grossiers. Il demandera du retour, on lui en donnera. Vous qui me disiez ce matin : « Mai sans le sou…, c’est la plus belle carte de notre jeu ! »

— Bast ! avant de nous désoler, attendons. Qui nous dit qu’on va lui donner de l’argent ? Les marchands d’habits n’achètent guère aux passants que sous la condition d’aller les payer à domicile.

Le père Absinthe, là-dessus, s’éloigna. Il se payait de ces raisons, mais non Lecoq, qui les lui donnait.

Au dedans de lui, le jeune policier s’adressait les injures les plus fortes.

Encore une étourderie, une faute, une arme laissée aux mains de l’ennemi.

Comment lui, qui se croyait si ingénieux, n’avait-il pas su prévoir ce qui arrivait ? Il était si facile de ne laisser en possession du prévenu que ses misérables loques de prison !

Son repentir fut moins cuisant, quand il vit Mai sortir de la boutique comme il y était entré. La chance, dont il avait parlé au père Absinthe sans y croire, se décidait en sa faveur.

Le prévenu chancelait aux premiers pas qu’il fit dans la rue. Son visage trahissait l’angoisse suprême du noyé qui sent s’enfoncer la frêle planche sur laquelle il fondait son seul espoir de salut.

Mais que s’était-il passé ? Lecoq voulait le savoir.

Il modula d’une certaine façon un vigoureux coup de sifflet, signal convenu pour avertir son compagnon qu’il lui abandonnait la poursuite, et un coup de sifflet pareil lui ayant répondu, il entra dans la boutique.

Le marchand d’habits était encore à son comptoir. Lecoq ne s’amusa pas à parlementer. Il exhiba sa carte, preuve de sa profession, et d’un ton bref demanda des renseignements.

— Que voulait l’homme qui sort d’ici ?…

Le négociant parut se troubler.

— C’est tout une histoire, balbutia-t-il.

— Contez-la-moi ! ordonna Lecoq, surpris de l’embarras de cet homme.

— Oh ! c’est bien simple. Il y a une douzaine de jours de cela, je vois entrer ici un individu, portant un paquet sous le bras, qui demande à me parler de la part d’un de mes « pays, » qu’il me nomme.

— Vous êtes Alsacien ?

— Oui, monsieur !… Pour lors, je vais avec ce particulier chez le marchand de vins du coin, il demande une bouteille de supérieur, et quand nous avons trinqué, il me demande si je veux consentir à garder chez moi le paquet qu’il porte, jusqu’à ce qu’un de ses cousins vienne me le réclamer. Crainte d’erreur, ce cousin devait me dire certaines paroles de reconnaissance, un mot de passe, quoi ! Moi je refuse net. Justement le mois passé j’ai failli me trouver pris dans une affaire de recel pour une obligeance pareille ! Non, jamais vous n’avez vu d’homme si surpris, ni si vexé. Ah ! je peux dire qu’il a tout fait pour me décider, il a été jusqu’à me promettre une bonne somme pour ma peine… Tout cela ne faisait qu’augmenter ma défiance, et j’ai tenu bon…

Il s’arrêta pour reprendre haleine, mais Lecoq était sur des charbons ardents.

— Et après ?… insista-t-il durement.

— Après ? Dame ! Cet individu a payé la bouteille et est parti. J’avais oublié cela, quand tout à l’heure, entre un autre particulier qui me demande si je n’ai pas pour lui un paquet déposé par un de ses cousins, et qui tout de suite se met à bredouiller une phrase, le mot d’ordre, sans doute. Quand j’ai répondu que je n’avais rien, il est devenu blanc comme un linge, et j’ai cru qu’il s’évanouissait. Tous mes doutes me sont revenus. Aussi, quand il m’a proposé d’acheter ses vêtements… bernique !

Tout cela était fort clair.

— Et comment était ce cousin d’il y a quinze jours ? demanda le jeune policier.

— C’était un homme d’assez forte corpulence, un bon gros rougeaud, avec des favoris blancs. Ah ! je le reconnaîtrais bien.

— Le complice ! exclama Lecoq.

— Vous dites ?

— Rien qui vous intéresse. Merci !… je suis pressé, vous me reverrez, salut !…

Lecoq n’était pas resté cinq minutes chez le marchand d’habits ; pourtant, lorsqu’il sortit, Mai et le père Absinthe avaient disparu.

Mais il n’y avait rien là d’inquiétant.

Lorsqu’il avait arrêté avec son vieux collègue le plan de cette chasse à l’homme à travers Paris, le jeune policier s’était évertué à en imaginer toutes les difficultés afin de les résoudre à l’avance.

Or, le cas présent avait été prévu. Si l’un des deux observateurs se trouvait obligé de rester en arrière, l’autre devait le mettre à même de rejoindre, grâce à un expédient emprunté aux aventures du Petit-Poucet.

Il était convenu que celui qui resterait sur la piste de Mai tracerait, de distance en distance, à la craie, sur les murs et sur les volets des magasins, des flèches dont le fer, comme un index tendu, indiquerait au retardataire la route à suivre.

Pour savoir où aller, Lecoq n’avait donc qu’à interroger les devantures des environs.

L’examen ne fut ni difficile ni long.

Sur les volets de la troisième boutique après celle du marchand d’habits, une flèche superbe se voyait, la pointe tournée vers le haut de la rue Saint-Jacques.

Le jeune policier s’élança dans cette direction.

Il se hâtait, dévoré d’inquiétudes.

Ah ! son assurance du matin venait de recevoir un rude choc !

Quel terrible avertissement que cette déclaration du marchand de vieux habits !…

Désormais, c’était un fait acquis : le mystérieux et insaisissable complice du meurtrier avait poussé la prévoyance jusqu’à s’inquiéter de combinaisons de salut pour le cas si improbable d’une évasion.

La subtile pénétration de cet homme dépassait les prétendus miracles des somnambules lucides.

— Que contenait ce paquet ? pensait Lecoq, des vêtements, sans doute, un déguisement, de l’argent, des papiers supposés, un faux passe-port ?…

Il arrivait rue Soufflot, il dut s’interrompre pour demander son chemin aux murailles.

Ce fut l’affaire d’une seconde. Une longue flèche, sur le magasin d’un petit horloger, montrait le boulevard Saint-Michel.

Le jeune policier reprit sa course.

— Le complice, poursuivait-il, n’a pas réussi dans sa tentative près du marchand d’habits, mais il n’est pas homme à rester sur un échec… Il aura certainement pris d’autres mesures. Comment les deviner pour les déjouer !…

Le prévenu avait traversé le boulevard Saint-Michel et pris la rue Monsieur-le-Prince ; les flèches du père Absinthe le disaient éloquemment.

Lecoq suivit la rue Monsieur-le-Prince.

— Une circonstance me rassure, murmurait-il, la démarche de Mai près de ce marchand, et sa consternation quand il a su que cet homme n’avait rien à lui remettre. Le complice qui l’avait informé de ses espérances n’aura pas pu lui faire savoir sa déconvenue. Donc, à cette heure, mon prévenu est bien livré à ses seules ressources… la chaîne de convention qui l’unissait à son complice est rompue, brisée ; il n’y a plus rien d’arrêté entre eux, plus de système commun, plus de projets… Il s’agit de les empêcher de se rejoindre. Tout est là !

Combien il se réjouissait alors d’avoir obtenu que Mai fût éloigné du Dépôt. Son triomphe, en admettant qu’il gagnât la partie, résulterait de cet acte de défiance. Il était à croire que la tentative du complice avait eu lieu précisément la veille du jour où le prévenu avait été changé de prison. Cette supposition expliquait comment il n’avait pu être averti…

Cependant, de flèche en flèche, le jeune policier était arrivé jusqu’à l’Odéon. Là, plus de signes, mais il aperçut le père Absinthe sous la galerie.

Le vieil agent de la sûreté était debout devant l’étalage d’un libraire, et il paraissait donner toute son attention aux gravures d’un journal illustré.

Le jeune policier, tout en outrant la démarche nonchalante de ces garnements de Paris dont il portait le costume, alla se placer près de son collègue.

— Eh bien !… lui demanda-t-il, et Mai ?…

— Il est là, répondit le bonhomme, en désignant du regard le péristyle du triste monument.

En effet, le prévenu était assis sur une marche de l’escalier de pierre, les coudes appuyés sur les genoux, le visage caché entre ses mains, comme s’il eût senti la nécessité de dérober aux passants l’expression de son désespoir.

Sans doute, en ce moment, il se voyait perdu. Seul, sans un sou, au milieu de Paris, que devenir ?

Il se savait, assurément, surveillé, épié, suivi pas à pas, et il ne comprenait que trop qu’au moindre effort pour rejoindre son complice, à la première démarche significative pour lui donner signe de vie, c’en était fait de son secret : de ce secret qu’il avait estimé plus précieux que la vie même, et que jusqu’ici il avait réussi à sauver au prix de prodigieux sacrifices, grâce à des prodiges d’énergie et de sang-froid.

Après avoir longuement contemplé en silence cet homme si malheureux, qu’il estimait et qu’il admirait, après tout, Lecoq se retourna vers son vieux compagnon :

— Qu’a fait le prévenu, demanda-t-il, le long de la route ?

— Il est entré chez cinq marchands d’habits, bien inutilement. En désespoir de cause, il s’est adressé à un « chineur » qui passait, avec un lot de vieilles frusques sur l’épaule, mais ils ne se sont pas entendus.

Lecoq hocha la tête.

— La morale de ceci, père Absinthe, dit-il, c’est qu’il y a un abîme entre la théorie et la pratique. Voilà un prévenu que les gens les plus exercés ont pris pour un pauvre diable, pour un misérable saltimbanque, tant il savait bien parler des malheurs et des hasards de son existence… Il est dehors, il est libre, et ce soi-disant bohémien ne sait comment s’y prendre pour faire argent des vêtements qu’il a sur le dos. Le comédien qui faisait illusion sur la scène s’évanouit, l’homme reste… l’homme qui a toujours été riche et qui ne sait rien de la vie !…

Il ne poursuivit pas, Mai venait de se lever.

Lecoq se trouvait à moins de dix pas de lui et le distinguait parfaitement.

L’infortuné était livide, son attitude révélait l’excès de son abattement ; on lisait l’indécision dans ses yeux.

Peut-être se demandait-il si le plus sage ne serait pas d’aller se remettre volontairement aux mains de ses geôliers, puisque les ressources sur lesquelles il comptait en s’évadant lui faisaient défaut.

Mais bientôt il secoua cette torpeur qui l’avait envahi, son regard étincela, et après un geste de menace et de défi, il descendit l’escalier de l’Odéon, traversa la place, et s’engagea dans la rue de l’Ancienne-Comédie.

Il marchait d’un bon pas, maintenant, en homme qui a un but.

— Qui sait où il va ?… murmurait le père Absinthe, tout en jouant des jambes aux côtés de Lecoq.

— Moi !… répondit le jeune policier. Et la preuve, c’est que je vais vous quitter, et courir lui préparer un plat de mon métier. Je puis me tromper, cependant, et comme il faut tout prévoir, vous allez me laisser des flèches partout. Si notre homme ne se rendait pas à l’hôtel de Mariembourg, comme je le présume, je reviendrais ici reprendre votre piste.

Un fiacre vide arrivait au pas, il y monta en commandant au cocher de le conduire à la gare du Nord, par le plus court, et vite.

Il se voyait bien juste le temps de préparer sa mise en scène. Aussi profita-t-il de la route pour payer le cocher et chercher dans son portefeuille, entre toutes les pièces que lui avait confiées M. Segmuller, la pièce dont il allait avoir besoin.

La voiture n’était pas encore arrêtée devant le chemin de fer que Lecoq était à terre. Il courut tout d’un trait à l’hôtel.

Comme la première fois, il trouva la blonde Mme Milner, grimpée sur une chaise devant la cage de son sansonnet, lui serinant obstinément sa phrase allemande, à laquelle l’oiseau répondait avec une obstination égale : « Camille !… où est Camille ? »

À l’aspect du garnement qui pénétrait dans son hôtel, la jolie veuve ne daigna pas se déranger.

— Qu’est-ce que vous désirez ? demanda-t-elle d’un ton peu encourageant.

Lecoq saluait tant qu’il pouvait, s’efforçant de rehausser par son maintien son déplorable accoutrement.

— Je suis, madame, répondit-il, le propre neveu d’un huissier du Palais de Justice. Étant allé visiter mon oncle, ce tantôt, vu que je suis sans ouvrage, je l’ai trouvé tout perclus de rhumatismes, et il m’a prié de vous apporter ce papier à sa place… C’est une citation pour vous rendre immédiatement près du juge d’instruction.

Cette réponse eut la vertu de décider Mme Milner à abandonner sa chaise. Elle prit le papier et lut… C’était bien ce que lui annonçait ce singulier commissionnaire.

— C’est bien, répondit-elle, le temps de jeter un châle sur mes épaules, et j’obéis…

Lecoq se retira à reculons, la bouche en cœur, saluant toujours… mais il n’avait pas dépassé le seuil, que déjà une grimace significative trahissait son intime satisfaction.

Il venait de rendre à la blonde veuve la monnaie de sa pièce. Elle l’avait dupé, il la jouait.

Le coup était monté. Il traversa la chaussée, et, avisant au coin de la rue de Saint-Quentin une maison en construction, il s’y cacha, attendant…

— « Le temps de passer un châle et un chapeau, et je pars ! »

Ainsi avait dit Mme Milner au jeune policier.

Mais elle avait quarante ans sonnés, elle était veuve, blonde, très-agréable encore, de l’aveu du commissaire de police de son quartier… Il lui fallut plus de dix minutes pour nouer négligemment les brides de son chapeau de velours gros bleu.

Lecoq, au milieu de ses plâtras, sentait des sueurs perler le long de son échine à l’idée que Mai pouvait arriver d’un instant à l’autre.

Combien avait-il d’avance sur lui ?… Une demi-heure peut-être, et encore !… Et il n’avait accompli que la moitié de sa tâche.

Chaque ombre qui apparaissait au coin de la rue Saint-Quentin, du côté de la rue Lafayette, lui donnait le frisson.

Enfin la coquette hôtelière apparut, toute pimpante par cette belle journée de printemps.

Elle tenait sans doute à réparer le temps perdu à sa toilette, car c’est presque en courant qu’elle gagna le bout de la rue.

Dès qu’elle eut disparu, le jeune policier bondit hors de sa cachette, et entra comme une trombe à l’hôtel de Mariembourg.

Fritz, le garçon bavarois, avait dû être prévenu que la maison allait rester sous sa seule garde, pendant quelques heures, et… il gardait.

Il s’était bien et commodément établi dans le propre fauteuil de sa patronne, les jambes allongées sur une chaise, et déjà il dormait presque.

— Debout !… lui cria Lecoq, debout !

À cette voix qui avait l’éclat des trompettes, Fritz se dressa tout effaré.

— Tu vois, poursuivit le jeune policier en lui montrant sa carte, je suis un agent de la Préfecture de police… Si tu veux éviter toutes sortes de désagréments, dont le moindre serait une promenade au Dépôt, il faut m’obéir.

Le vigilant garçon tremblait de tous ses membres.

— J’obéirai, bégaya-t-il… Mais que dois-je faire ?

— Peu de chose. Un homme va se présenter ici, à la minute ; tu le reconnaîtras à ses vêtements noirs et à sa longue barbe ; il s’agit de lui répondre ce que je vais te dire, mot pour mot. Et songe qu’une erreur, même involontaire, te mènerait loin.

— Comptez sur moi, monsieur, dit Fritz, j’ai une mémoire excellente…

La seule perspective de la prison l’avait terrifié ; il parlait dans la sincérité de son âme ; on pouvait tout obtenir de lui.

Lecoq profita de ces dispositions, et avec la concision et la clarté dont il avait le secret, il expliqua au garçon d’hôtel ce qu’il voulait.

Il s’exprimait d’ailleurs d’un ton à faire pénétrer sa volonté dans l’esprit le plus rebelle, aussi sûrement qu’un marteau enfonce un clou dans une planche.

Lorsqu’il eut achevé ses explications :

— Maintenant, ajouta-t-il, je veux voir et entendre !… Où puis-je me cacher ?

Fritz lui montra une porte vitrée.

— Dans le cabinet noir que voici, monsieur l’agent, répondit-il. En laissant la porte entre-bâillée, vous entendrez, et vous verrez tout par le carreau.

Sans un mot, Lecoq se jeta dans le cabinet, la sonnette du portillon de l’hôtel annonçait l’entrée d’un visiteur.

C’était Mai.

— Je désirerais parler à la maîtresse de l’hôtel, dit-il.

— À quelle maîtresse ?

— À la femme qui m’a reçu quand je suis descendu ici, il y a six semaines…

— J’y suis, interrompit Fritz, c’est Mme Milner que vous voudriez voir. Vous arrivez trop tard, ce n’est plus elle qui tient cette maison. Elle l’a vendue, le mois passé, après fortune faite, et elle est partie pour son pays, l’Alsace.

Le prévenu frappa du pied en lâchant un juron à faire frémir un charretier embourbé :

— J’ai cependant une réclamation à lui adresser, insista-t-il.

— Voulez-vous que j’appelle son successeur ?…

De son trou, le jeune policier ne pouvait s’empêcher d’admirer Fritz : il mentait impudemment avec cet air de candeur parfaite qui donne aux Allemands une si grande supériorité sur les gens du midi, lesquels, même quand ils disent la vérité, ont l’air de mentir.

— Eh !… le successeur m’enverra promener, s’écria Mai. Je venais réclamer des arrhes que j’ai données pour une chambre dont je ne me suis jamais servi !

— Des arrhes ne se rendent jamais.

Le prévenu grommela des menaces confuses, dont on ne put guère saisir que ces mots : « vol manifeste » et encore : « la justice, » puis il sortit en tirant violemment la porte sur lui.

— Eh bien !… Ai-je répondu comme il faut ? demanda Fritz triomphant au jeune agent qui quittait son cabinet noir.

— Oui, parfaitement, répondit Lecoq…

Et d’un bras nerveux, faisant pirouetter le garçon, qui lui barrait le passage, il se précipita sur les pas de Mai.

Une vague appréhension lui serrait la gorge.

Il lui semblait que le prévenu n’avait été ni surpris ni ému véritablement. Il était venu à l’hôtel comptant sur Mme Milner, l’âme damnée de son complice, la nouvelle du départ de cette femme eût dû le terrifier.

Avait-il donc deviné la ruse ?… Comment ?…

Le bon sens démontrait si bien que le prévenu en ce cas devait avoir été mis en garde, que la première question de Lecoq, en rejoignant le père Absinthe, rue Lafayette, fut celle-ci :

— Mai a parlé à quelqu’un en route ?

— Tiens !… répondit le bonhomme surpris, vous savez cela.

— Ah !… j’en étais sûr !… À qui a-t-il parlé ?

— À une jolie femme, ma foi ! blonde et boulotte.

Lecoq était devenu vert de colère.

— Tonnerre du ciel !… s’écria-t-il, le hasard est contre nous. Je cours en avant chez Mme Milner, pour que Mai ne la voie pas, je trouve un expédient pour la chasser de chez elle, et ils se rencontrent !

Le père Absinthe eut un geste désespéré.

— Ah !… si j’avais su !… prononça-t-il, mais vous ne m’aviez pas dit d’empêcher Mai de parler aux passants…

— Consolez-vous, l’ancien, interrompit le jeune policier, il n’y a rien à faire contre le malheur…

Le soi-disant saltimbanque atteignait le faubourg Montmartre ; les deux agents de la sûreté durent s’interrompre, presser le pas et se rapprocher de leur homme, pour ne pas le perdre dans la foule.

Quand ils furent à une bonne distance :

— Maintenant, reprit Lecoq, des détails. Où nos gens se sont-ils rencontrés ?…

— À deux pas de la rue Saint-Quentin.

— Lequel a aperçu l’autre et s’est avancé le premier ?

— Mai.

— Qu’a dit la femme ? Avez-vous entendu quelque cri de surprise ?

— Je n’ai rien entendu parce que j’étais à vingt-cinq pas, mais au mouvement de la femme, j’ai bien vu qu’elle était stupéfaite.

Ah ! si Lecoq eût vu la scène de ses yeux, il eût pu en tirer des inductions précieuses !

— Ont-ils causé longtemps ? poursuivit-il.

— Moins d’un quart-d’heure.

— Savez-vous si Mme Milner a remis de l’argent à Mai ?

— Je ne puis répondre ni oui ni non. Ils gesticulaient comme des enragés, à ce point que j’ai cru qu’ils se disputaient.

— Naturellement. Ils se savaient observés et tâchaient de dérouter les conjectures…

Le père Absinthe s’arrêta court, comme un cheval se cabre devant un obstacle : une idée lui venait.

— Si on arrêtait cette maîtresse d’hôtel, prononça-t-il, si on l’interrogeait ?…

— À quoi bon !… M. Segmuller ne l’a-t-il pas, à dix reprises, pressée, accablée de questions, sans en rien tirer. Ah ! c’est une fine mouche !… Cette fois, elle répondrait que Mai l’ayant rencontrée lui a réclamé ses dix francs d’arrhes.

Le jeune policier eut un geste résigné.

— Il faut en prendre notre parti, reprit-il. Si le complice n’est pas averti déjà, il ne tardera pas à l’être, et il faut nous attendre à l’avoir bientôt sur les bras. Quelle ruse imagineront pour nous échapper ces deux hommes si prodigieusement forts ? C’est ce que je ne puis deviner. Ce que je prévois, par exemple, c’est qu’ils n’inventeront rien de vulgaire !…

Ces présomptions de Lecoq firent frémir le père Absinthe.

— Bigre !… s’écria-t-il, le plus sûr serait peut-être de recoffrer ce gaillard-là.

— Jamais !… répondit le jeune policier, non jamais !… Je veux son secret, je l’aurai. Que serions-nous donc, si nous n’étions pas capables, à deux, de « filer » un homme ! Il ne disparaîtra pas, je pense, comme le diable des féeries. Nous allons bien voir ce qu’il fera, maintenant qu’il a un plan et de l’argent, car il a l’un et l’autre, l’ancien, j’en mettrais la main au feu.

À ce moment même, comme si le prévenu eût tenu à donner raison à une partie des soupçons de Lecoq, il entra dans un bureau de tabac et en sortit un cigare à la bouche.