Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 20

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(Tome 2p. 157-162).

XX


Ah ! l’ambition est une belle chose !…

Déjà presque vieillards, éprouvés par tous les orages du siècle, riches à millions, possesseurs des plus somptueuses habitations de la province, le duc de Sairmeuse et le marquis de Courtomieu n’eussent plus dû, ce semble, aspirer qu’au repos du foyer domestique.

Il leur eût été si facile de se créer une vie heureuse, tout en répandant le bien autour d’eux, tout en préparant pour leur dernière heure un concert de bénédictions et de regrets.

Mais non !… Ils avaient voulu être pour quelque chose dans la manœuvre de ce « vaisseau de l’État, » où personne ne consent plus à rester simple passager.

Nommés, l’un commandant des forces militaires, l’autre président de la Cour prévôtale de Montaignac, ils avaient dû quitter leurs châteaux pour s’installer tant bien que mal à la ville.

Le duc de Sairmeuse habitait, sur la place d’Armes, une grande vieille maison toute délabrée, une ruine où, la nuit, la bise qui se glissait par les portes mal closes venait réveiller ses rhumatismes.

Le marquis de Courtomieu s’était établi en camp volant chez un de ses parents, rue de la Citadelle…

Leur vanité sénile était satisfaite… tout était donc pour le mieux.

Et cependant on traversait alors cette période douloureuse de la Restauration, restée dans toutes les mémoires sous le nom de Terreur Blanche.

Les représailles s’exerçaient librement ; les vengeances s’assouvissaient en plein soleil ; et les haines privées et d’effroyables cupidités s’abritaient sous le manteau des rancunes politiques. On menaçait même les acheteurs de biens nationaux…

Si bien que les petits, les humbles du peuple, dans les villes, et les paysans, dans les campagnes, épouvantés et intimidés, tournaient leurs pensées et leurs vœux vers « l’autre, » et il leur semblait que le vaisseau qui portait à Sainte-Hélène le vaincu de Waterloo emportait en même temps leurs dernières espérances.

Mais rien de tout cela ne montait jusqu’au duc de Sairmeuse, jusqu’au marquis de Courtomieu.

Louis XVIII régnait, leurs préjugés triomphaient, ils étaient heureux ; quel faquin eût osé ne l’être pas !

Donc, nulle inquiétude ne troublait leur sereine satisfaction. Au pis aller, n’avaient-ils pas encore des centaines et des milliers d’Alliés sous la main !

Quelques esprits chagrins leur parlèrent de « mécontentements, » ils les traitèrent de visionnaires.

Cependant, ce jour du 4 mars 1816, le duc de Sairmeuse se mettait à table quand un grand bruit se fit dans le vestibule de la maison…

Il se leva… mais la porte au même moment s’ouvrit, et un homme hors d’haleine entra.

Cet homme, c’était Chupin, le vieux maraudeur, élevé par M. de Sairmeuse à la dignité de garde-chasse.

Évidemment il se passait quelque chose d’extraordinaire.

— Qu’est-ce ? interrogea le duc.

— Ils viennent !… monseigneur, s’écria Chupin, ils sont en route !…

— Qui ?… qui ?…

Pour toute réponse, le vieux maraudeur tendit une copie de la lettre écrite par Martial sous la dictée de Chanlouineau.

M. de Sairmeuse lut à haute voix :

« Mon cher ami, nous sommes enfin d’accord, et le mariage est décidé. Nous ne nous occupons plus que de la noce, qui est fixée au 4 mars… »

La date n’était plus en blanc, cette fois, mais tel était l’aveuglement du duc qu’il s’obstinait à ne pas comprendre.

— Eh bien ?… demanda-t-il.

Chupin s’arrachait les cheveux.

— Ils sont en route !… répéta-t-il… je parle des paysans… ils comptent s’emparer de Montaignac, chasser S. M. Louis XVIII, ramener « l’autre, » ou du moins le fils de « l’autre… » Gredins de paysans ! Ils m’ont trompé… Je me doutais de la chose, mais je ne la croyais pas si proche…

Ce coup terrible, en pleine sécurité, frappait le duc de stupeur. Il demanda :

— Combien donc sont-ils ?

— Eh !… le sais-je, monseigneur… deux mille peut-être… peut-être dix mille…

— Tous les gens de la ville sont pour nous.

— Non, monseigneur, non !… Ils ont des complices ici ; tous les officiers à la demi-solde les attendent pour leur tendre la main.

— Quels sont les chefs ?…

— Lacheneur, l’abbé Midon, Chanlouineau, le baron d’Escorval…

— Assez ! cria le duc.

Le danger se précisant, le sang-froid lui revenait ; sa taille herculéenne courbée par les ans se redressait.

Il sonna à briser la sonnette ; un valet parut :

— Mon uniforme, commanda M. de Sairmeuse, mes ordres, mon épée, mes pistolets !… Faites vite !

Le domestique se retirait abasourdi…

— Attends !… cria-t-il encore. Qu’on monte à cheval et qu’on aille dire à mon fils d’accourir ici, bride abattue… Qu’on prenne mes meilleurs chevaux… On peut aller à Sairmeuse et en revenir en deux heures…

Chupin le tirait par le pan de sa redingote ; il se retourna :

— Qu’est-ce encore ?…

Le vieux maraudeur mit le doigt sur ses lèvres, commandant ainsi le silence ; mais dès que le valet fut sorti :

— Inutile, monseigneur, dit-il, d’envoyer chercher M. le marquis ?

— Et pourquoi, maître drôle ?

— C’est que, monseigneur, c’est que, excusez-moi, je vous suis dévoué…

— Jarnibleu !… parleras-tu ?…

Positivement, Chupin regrettait de s’être tant avancé…

— Alors donc, bégaya-t-il… monsieur le marquis…

— Eh bien ?…

— Il en est !…

D’un formidable coup de poing, M. de Sairmeuse renversa la table.

— Tu mens, misérable !… hurla-t-il, en jurant à faire tomber le crépi du plafond, tu mens !…

Il était à ce point menaçant et terrible que le vieux maraudeur bondit jusqu’à la porte, dont il tourna le bouton, prêt à s’enfuir.

— Que j’aie le cou coupé si je ne dis pas vrai, insista-t-il… Ah ! la fille à Lacheneur est une fière enjôleuse, tous ses galants en sont, Chanlouineau, le petit d’Escorval, le fils de Monseigneur et les autres…

M. de Sairmeuse commençait à vomir un torrent d’injures contre Marie-Anne quand son valet de chambre rentra…

Il se tut, endossa son uniforme, ordonna à Chupin de le suivre et s’élança dehors.

Il espérait encore que Chupin exagérait, mais quand il arriva sur la place d’Armes, d’où on découvrait une grande étendue de pays, ses dernières illusions s’envolèrent.

L’horizon flamboyait. Montaignac était comme entouré d’un cercle de flammes.

— C’est le signal !… murmura le vieux maraudeur, c’est l’ordre de se mettre en route pour la noce, comme ils disent dans la lettre. Ils seront aux portes de la ville vers deux heures du matin…

Le duc ne répondit pas. Il ne lui restait plus qu’à se concerter avec M. de Courtomieu.

Il se dirigeait à grands pas vers la maison du marquis, lorsqu’en tournant court la rue de la Citadelle, il distingua sous une porte deux hommes qui causaient, et qui, à la vue de ses épaulettes brillant dans la nuit, prirent la fuite…

Instinctivement il s’élança à leur poursuite et en atteignit un qu’il saisit au collet.

— Qui es-tu ?… interrogea-t-il ; ton nom ?

Et l’homme se taisant, il le secoua si rudement que deux pistolets qu’il tenait cachés sous sa redingote tombèrent à terre.

— Ah ! brigand !… s’écria M. de Sairmeuse, tu conspires !…

Aussitôt, sans un mot, il traîna cet homme au poste de la Citadelle, le jeta aux soldats stupéfiés et se précipita chez M. de Courtomieu.

Il pensait terrifier le marquis. Point. Lui avait été bouleversé, son ami sembla ravi.

— Enfin !… prononça-t-il, voici donc une occasion de faire éclater notre dévouement et notre zèle !… Et sans danger !… Nous avons de bonnes murailles, des portes solides, 3,000 hommes de troupes !… Ces paysans sont fous !… Mais bénissez leur folie, cher duc, et courez faire monter à cheval les chasseurs de Montaignac…

Mais une pensée soudaine l’assombrit, il se gratta le front et ajouta :

— Diable !… et moi qui attends Blanche ce soir !… Elle a dû quitter Courtomieu après dîner… Pourvu qu’il ne lui arrive pas malheur !…