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Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 21

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(Tome 2p. 162-167).

XXI


Le duc de Sairmeuse et le marquis de Courtomieu avaient devant eux plus de temps qu’ils ne croyaient.

Les paysans s’avançaient, mais non si vite que l’avait dit Chupin.

Deux de ces circonstances qui, fatalement, échappent aux prévisions humaines, devaient disloquer le plan de Lacheneur…

Debout, au sommet de la lande, un peu en avant des siens, Lacheneur avait compté les feux qui répondaient à l’incendie qu’il venait d’allumer.

Leur nombre répondait à ses espérances, il eut une exclamation de joie.

— Tous nos amis, s’écria-t-il, nous tiennent parole… Ils sont prêts, ils se mettent en route !… Partons donc, nous qui devons être les premiers au rendez-vous !…

On lui amena son cheval, et déjà il avait le pied à l’étrier quand deux hommes s’élancèrent des genêts voisins et bondirent jusqu’à lui. L’un d’eux saisit le cheval par la bride.

— L’abbé Midon !… fit Lacheneur abasourdi ; M. d’Escorval !…

Et prévoyant peut-être ce qui allait arriver, il ajouta d’un ton de fureur concentrée :

— Que me voulez-vous encore, tous deux ?

— Nous voulons empêcher l’accomplissement d’une œuvre de délire !… s’écria M. d’Escorval. La haine vous égare, Lacheneur !

— Eh ! monsieur, vous ne savez rien de mes projets !

— Pensez-vous donc que je ne les devine pas ?… Vous espérez vous emparer de Montaignac…

— Que vous importe !… interrompit violemment Lacheneur…

Mais M. d’Escorval n’était pas homme à se laisser imposer silence.

Il saisit le bras de son ancien ami, et d’une voix forte, de façon à être entendu par tous les gens du groupe, il poursuivit :

— Insensé !… Vous oubliez donc que Montaignac est une place de guerre, défendue par de profonds fossés et de hautes murailles… Vous oubliez donc que derrière ces fortifications est une garnison nombreuse commandée par un homme à qui on ne saurait refuser une rare énergie et une indomptable bravoure : le duc de Sairmeuse.

Lacheneur se débattait, essayant de se dégager.

— Tout a été prévu, répondit-il, et on nous attend à Montaignac. Vous en seriez sûr si, comme moi, vous aviez vu briller une lumière aux fenêtres de la citadelle. Et, tenez… regardez, on l’aperçoit encore. Elle m’annonce, cette lumière, que deux à trois cents officiers en demi-solde viendront nous ouvrir les portes de la ville, dès que nous paraîtrons…

— Et après !… Je veux admettre l’impossible ; vous prenez Montaignac. Que faites-vous ensuite ? Pensez-vous que les Anglais vous rendront l’empereur ? Napoléon II n’est-il pas prisonnier des Autrichiens ? Ne vous souvient-il pas que les souverains coalisés ont laissé 150,000 soldats à une journée de marche de Paris ?

De sourds murmures se faisaient entendre parmi les amis de Lacheneur.

— Cependant tout ceci n’est rien, continua le baron, vous ignorez ce que savent à cette heure les enfants, que toujours et quand même, dans une entreprise comme la vôtre, il y a autant de traîtres que de dupes…

— Qui appelez-vous dupes, monsieur ?…

— Tous ceux qui, comme vous, prennent leurs illusions pour des réalités ; tous ceux qui, parce qu’ils souhaitent fortement une chose, s’imaginent que cette chose est. Espérez-vous véritablement que ni le marquis de Courtomieu ni le duc de Sairmeuse n’ont été prévenus ?…

Lacheneur haussa les épaules.

— Qui donc les aurait avertis ? fit-il.

Mais sa tranquillité était feinte, le regard dont il enveloppa son fils Jean, le prouvait.

C’est cependant du ton le plus froid qu’il ajouta :

— Il est probable qu’à cette heure le duc et le marquis sont au pouvoir de nos amis…

Ainsi, rien ne pouvait ébranler la résolution de cet homme ; il n’était force ni adresse capables de faire tomber le bandeau de ses yeux…

C’était au curé de Sairmeuse à joindre ses efforts à ceux du baron.

— Vous ne partirez pas, Lacheneur, prononça-t-il. Vous ne resterez pas sourd à la voix de la raison… Vous êtes un honnête homme, songez à l’épouvantable responsabilité que vous acceptez… Quoi ! sur des chances imaginaires vous oserez jouer la vie de milliers de braves gens et l’existence de leurs familles… On vous l’a dit, malheureux, vous ne pouvez réussir, vous devez être trahis, je suis sûr que vous êtes trahis !…

Le lieu, l’instant, l’anxiété du péril, l’étrangeté de cette scène aux clartés de l’incendie, la robe noire de ce prêtre, son geste véhément, sa parole vibrante, tout était fait pour porter le trouble dans l’âme la plus ferme.

Une inexprimable horreur contracta pendant dix secondes les traits de Lacheneur. Il était visible pour tous qu’il était remué jusqu’au plus profond de ses entrailles.

Qui peut dire ce qui fût advenu sans l’intervention de Chanlouineau.

Le robuste gars s’avança, brandissant son fusil double :

— Par le saint nom de Dieu !… s’écria-t-il, voici bien du temps perdu en bavardages inutiles !…

Lacheneur bondit comme sous un coup de fouet. Il se dégagea brusquement et s’élança en selle :

— Partons !… commanda-t-il.

Mais le baron et l’abbé ne désespéraient pas encore, ils s’étaient jetés à la tête du cheval.

— Lacheneur, cria le prêtre, insensé, prenez garde !… Le sang que vous allez faire répandre retombera sur votre tête et sur la tête de vos enfants !…

Epouvantée de ces accents prophétiques, la petite troupe s’arrêta…

Alors sortit des rangs et s’avança un des complices, vêtu comme les paysans des environs de Sairmeuse…

— Marie-Anne !… s’écrièrent en même temps l’abbé et le baron stupéfaits…

— Oui, moi !… répondit la jeune fille, en retirant le large chapeau qui cachait en partie son visage, moi qui veux ma part des dangers de ceux qui me sont chers, ma part de la victoire ou de la défaite… Vos conseils viennent trop tard, messieurs. Vous voyez ces lueurs à l’horizon ?… Elles nous annoncent que les gens de ces communes se rendent en armes au carrefour de la Croix-d’Arcy, à une lieue de Montaignac, où est le rendez-vous général… Avant deux heures, il y aura là quinze cents hommes dont mon père doit prendre le commandement… Et vous voudriez qu’il laissât sans chef ces soldats qu’il est allé arracher à leurs foyers ?… C’est impossible !…

L’exaltation de son père et de son amant l’avait gagnée, elle partageait leur folie, si elle ne partageait pas toutes leurs espérances… Sa beauté avait quelque chose de fulgurant, les éclairs de ses yeux faisaient pâlir les flammes de l’incendie… Ah ! c’est vraiment à cette heure, qu’elle méritait ce nom d’ange de l’insurrection que lui avait donné Martial.

— Non !… il n’y a plus à hésiter, reprit-elle, ni à réfléchir… C’est la prudence maintenant qui serait folie… C’est en arrière qu’est le plus grand danger. Laissez passer mon père, messieurs, chaque minute que vous nous faites perdre coûte peut-être la vie d’un homme… et nous, mes amis, en avant !

Une immense acclamation lui répondit et la petite troupe s’élança à travers la lande.

Il n’y avait plus à lutter. M. d’Escorval était consterné, mais il ne pouvait laisser s’éloigner ainsi son fils qu’il apercevait dans les rangs.

— Maurice !… cria-t-il.

Le jeune homme hésita, mais enfin s’approcha…

— Vous ne suivrez pas ces fous, Maurice, dit le baron.

— Il faut que je les suive, mon père…

— Je vous le défends.

— Hélas ! mon père, je ne puis vous obéir… je suis engagé… j’ai juré… je commande après Lacheneur…

Sa voix était triste ; mais elle annonçait une inébranlable détermination.

— Mon fils !… reprit M. d’Escorval, malheureux enfant !… C’est à la mort que tu marches… à une mort certaine.

— Raison de plus pour ne pas manquer à ma parole, mon père…

— Et ta mère, Maurice, ta mère que tu oublies !…

Une larme brilla dans les yeux du jeune homme.

— Ma mère, répondit-il, aimera mieux pleurer son fils mort, que le garder près d’elle, déshonoré, flétri des noms de lâche et de traître… Adieu, mon père !

M. d’Escorval était digne de comprendre la conduite de Maurice. Il étendit les bras et serra sur son cœur ce fils tant aimé, convulsivement, comme si c’eût été pour la dernière fois…

— Adieu !… balbutia-t-il, adieu !…

Maurice avait déjà rejoint les autres, dont les acclamations allaient se perdant dans le lointain, que le baron d’Escorval était encore à la même place, écrasé sous l’excès de sa douleur…

Tout à coup il se redressa.

— Un espoir nous reste, l’abbé, s’écria-t-il.

— Hélas !… murmura le prêtre.

— Oh !… je ne m’abuse pas. Marie-Anne ne vient-elle pas de nous dire où est le rendez-vous ?… En courant à Escorval, en attelant en hâte un cabriolet, nous pouvons devancer les conjurés à la Croix-d’Arcy. Votre voix, qui avait ému Lacheneur, touchera ses complices. Nous déciderons ces pauvres égarés à rentrer chez eux… Venez, l’abbé, venez vite !…

Et ils partirent en courant…