Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 34
XXXIV
Que Martial de Sairmeuse épousât Mlle Blanche de Courtomieu, il n’y avait rien là qui dût surprendre les habitants de Montaignac.
Mais en répandant, comme toute fraîche, cette vieille nouvelle, le soir même de l’exécution de Lacheneur, les officiers à la demi-solde savaient bien tout ce qu’il en rejaillirait d’odieux sur deux hommes qui étaient devenus le point de mire de leur haine.
Ils prévoyaient l’irritant rapprochement qui de lui-même naîtrait dans les cervelles les plus bornées.
Dieu sait pourtant que M. de Courtomieu et le duc de Sairmeuse s’efforçaient alors d’atténuer, autant qu’il était en eux, l’horreur de leur conduite.
Des cent et quelques révoltés détenus à la citadelle, dix-huit ou vingt au plus furent mis en jugement et frappés de peines légères. Les autres furent relâchés.
Le major Carini lui-même, le chef des conjurés de la ville, qui avait fait le sacrifice de sa vie, s’entendit avec surprise condamner à deux ans de prison.
Mais il est de ces crimes que rien n’efface ni n’atténue. L’opinion attribua à la peur la soudaine indulgence du duc et du marquis…
On les exécrait pour leurs cruautés, on les méprisa pour ce qu’on appelait leur lâcheté.
Eux ne savaient rien de tout cela, et ils pressaient le mariage de leurs enfants, sans se douter qu’on le considérait comme un odieux défi.
La cérémonie avait été fixée au 17 avril, et il avait été décidé que la noce aurait lieu au château de Sairmeuse, transformé à grands frais en un palais féerique.
C’est dans l’église du petit village de Sairmeuse, par la plus belle journée du monde, que ce mariage fut béni par le curé qui avait remplacé le pauvre abbé Midon.
À la fin de l’allocution emphatique qu’il adressa aux « jeunes époux, » il prononça ces paroles qu’il croyait prophétiques :
— Vous serez, vous devez être heureux !…
Qui n’eût cru comme lui ? Ne réunissaient-ils pas, ces beaux jeunes gens, si nobles et si riches, toutes les conditions qui semblent devoir faire le bonheur !…
Et cependant, si une joie dissimulée éclatait dans les yeux de la nouvelle marquise de Sairmeuse, les observateurs remarquèrent la préoccupation du mari. On eût dit qu’il faisait effort pour écarter des pensées sinistres.
C’est qu’en ce moment, où sa jeune femme se suspendait radieuse et fière à son bras, le souvenir de Marie-Anne lui revenait, plus palpitant, plus obstiné que jamais.
Qu’était-elle devenue, qu’on ne l’avait pas vue lors de l’exécution de Lacheneur ? Courageuse comme il la savait, il se disait que si elle n’avait pas paru, c’est qu’elle n’avait rien su…
Ah !… s’il eût été aimé d’elle, oui, véritablement il se fût cru heureux… Tandis que maintenant, il était lié pour la vie à une femme qu’il n’aimait point…
Au dîner, cependant, il réussit à secouer la tristesse qui l’avait envahi, et quand les convives se levèrent de table pour se répandre dans les salons, il avait presque oublié ses noirs pressentiments.
Il se levait, à son tour, quand un domestique mystérieusement s’approcha de lui.
— On demande M. le marquis en bas, dit ce valet à voix basse.
— Qui ?…
— Un jeune paysan qui n’a pas voulu se nommer.
— Un jour de mariage, il faut donner audience à tout le monde, fit Martial.
Et souriant et gai, il descendit.
Dans le vestibule, encombré de plantes rares et d’arbustes, un jeune homme était debout, fort pâle, dont les yeux avaient l’éclat de la fièvre.
En le reconnaissant, Martial ne put retenir une exclamation de stupeur.
— Jean Lacheneur !… fit-il… imprudent !…
Le jeune homme s’avança.
— Vous vous étiez cru délivré de moi, prononça-t-il d’un ton amer. Dans le fait, je suis revenu de loin… mais vous pouvez encore me faire prendre par vos gens…
La figure de Martial s’empourpra sous l’insulte, mais il resta calme.
— Que me voulez-vous ? demanda-t-il froidement.
Jean tira de sa veste un pli cacheté.
— Vous remettre ceci, répondit-il, de la part de Maurice d’Escorval.
D’une main fiévreuse, Martial rompit le cachet. Il lut la lettre d’un coup d’œil, pâlit comme pour mourir, chancela et ne dit qu’un mot :
— Infamie !…
— Que dois-je dire à Maurice ? insista Jean. Que comptez-vous faire ?
Grâce à un prodige d’énergie, Martial avait dompté sa défaillance. Il parut réfléchir dix secondes, puis tout à coup saisissant le bras de Jean, il l’entraîna vers l’escalier en disant :
— Venez… je le veux… vous allez voir…
En trois minutes d’absence, les traits de Martial s’étaient à ce point décomposés qu’il n’y eut qu’un cri, quand il reparut au salon, une lettre ouverte d’une main, traînant de l’autre un jeune paysan que personne ne reconnaissait.
— Où est mon père ?… demanda-t-il d’une voix affreusement altérée, où est le marquis de Courtomieu ?…
Le duc et le marquis étaient près de Mme Blanche, dans un petit salon, au bout de la grande galerie.
Martial y courut, suivi par un tourbillon d’invités qui, pressentant quelque scène très-grave, tenaient à n’en pas perdre une syllabe.
Il alla droit à M. de Courtomieu, debout près de la cheminée, et lui tendant la lettre de Maurice :
— Lisez !… dit-il d’un ton terrible.
M. de Courtomieu obéit, et aussitôt il devint livide, le papier trembla dans sa main, ses yeux se voilèrent, et il fut obligé de s’appuyer au marbre pour ne pas tomber.
— Je ne comprends pas, bégayait-il, non, je ne vois pas…
Le duc de Sairmeuse et Mme Blanche s’avancèrent vivement.
— Qu’est-ce ?… demandèrent-ils ensemble, qu’arrive-t-il ?
D’un geste rapide, Martial arracha la lettre des mains du marquis de Courtomieu, et s’adressant à son père :
— Ecoutez ce qu’on m’écrit, fit-il.
Il y avait là trois cents personnes, et cependant le silence s’établit, si profond et si solennel, que la voix du jeune marquis de Sairmeuse s’entendit jusqu’à l’extrémité de la galerie pendant qu’il lisait :
qu’une goutte de sang me restera dans les« Monsieur le marquis,
En échange de dix lignes qui pouvaient vous perdre, vous nous aviez promis sur l’honneur de votre nom, la vie du baron d’Escorval.
Vous lui avez, en effet, porté des cordes pour qu’il puisse s’évader, mais d’avance, sans qu’il y parût rien, elles avaient été coupées, et mon père a été précipité du haut des roches de la citadelle.
Vous avez forfait à l’honneur, Monsieur, et souillé votre nom d’un opprobre ineffaçable… Tant qu’une »
veines, par tous moyens, je poursuivrai la vengeance de votre lâche et vile trahison.
En me tuant, vous échapperiez il est vrai à la flétrissure que je vous réserve… Consentez à vous battre avec moi… Dois-je vous attendre demain sur les landes de la Rèche ?… À quelle heure ? Avec quelles armes ?…
« Si vous êtes le dernier des hommes, vous pouvez me donner rendez-vous et envoyer des gendarmes qui m’arrêteront. C’est un moyen.
« MAURICE D’ESCORVAL. »
Le duc de Sairmeuse était désespéré. Il voyait le secret de l’évasion du baron livré… c’était sa fortune politique renversée.
— Malheureux, disait-il à son fils, malheureux !… tu nous perds !…
Martial n’avait pas seulement paru l’entendre. Quand il eut terminé :
— Eh bien ?… demanda-t-il au marquis de Courtomieu.
— Je continue à ne pas comprendre… dit froidement le vieux gentilhomme, qui avait eu le temps de se remettre.
Martial eut un si terrible mouvement, que tout le monde crut qu’il allait frapper cet homme qui était son beau-père depuis quelques heures.
— Eh bien !… moi, je comprends !… s’écria-t-il. Je sais maintenant qui était cet officier qui s’est introduit dans la chambre où j’avais déposé les cordes… et je sais ce qu’il y allait faire !
Il avait froissé la lettre de Maurice entre ses mains, il la lança au visage de M. de Courtomieu, en disant :
— Voilà votre salaire… lâche !
Ainsi atteint, le baron s’affaissa sur un fauteuil, et déjà Martial sortait entraînant Jean Lacheneur, quand sa jeune femme éperdue lui barra le passage.
— Vous ne sortirez pas, s’écria-t-elle exaspérée, je ne le veux pas !… Où allez-vous ?… Rejoindre la sœur de ce jeune homme, que je reconnais maintenant !… Vous courez retrouver votre maîtresse…
Hors de soi, Martial repoussa sa femme…
— Malheureuse, fit-il, vous osez insulter la plus noble et la plus pure des femmes… Eh bien !… oui, je vais retrouver Marie-Anne… Adieu !…
Et il passa…