Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 35
XXXV
Étroite était la saillie de rocher où avaient dû prendre pied en
fuyant le baron d’Escorval et le caporal Bavois.
A son point le plus large, elle ne mesurait pas plus d’un mètre et demi.
Elle était extrêmement inégale, en outre, glissante, toute rugueuse, et coupée de fissures et de crevasses.
S’y tenir debout, en plein jour, avec le mur de la tour plate derrière soi, et devant un précipice, eût été considéré comme une grave imprudence.
A plus forte raison était-il périlleux de laisser glisser de là, en pleine nuit, un homme attaché à l’extrémité d’une longue corde.
Aussi, avant de hasarder la descente du baron, l’honnête Bavois avait-il pris toutes les précautions possibles pour n’être pas entraîné par le poids qu’il aurait à soutenir.
Sa pince de fer logée solidement dans une fente, servit à son pied de point d’appui, il s’assit solidement sur ses jarrets, le buste bien en arrière, et c’est seulement quand il fut bien sûr de sa position qu’il dit au baron :
— J’y suis, et ferme… laissez-vous couler, bourgeois !…
La corde rompant tout à coup, le baron tombant, l’effort devenant inutile, le brave caporal fut lancé violemment contre le mur de la tour, et rejeté en avant par le contre-coup.
Sans son inaltérable sang-froid, c’en était fait de lui…
Pendant plus d’une minute, tout le haut de son corps fut suspendu au-dessus de l’abîme où venait de rouler M. d’Escorval, et ses bras se crispèrent dans le vide.
Un mouvement brusque, et il était précipité.
Mais il eut cette puissance de volonté merveilleuse de ne tenter aucun effort violent. Prudemment, mais avec une énergie obstinée, il s’accrocha des genoux et du bout des pieds aux aspérités du roc, ses mains cherchèrent un point d’appui, il obliqua doucement, et enfin reprit plante…
Il était temps, car une crampe lui vint, si violente qu’il fut contraint de s’asseoir.
Que le baron se fut tué sur le coup, c’est ce dont il ne doutait pas… Mais cette catastrophe ne pouvait troubler l’intelligence de ce vieux soldat, qui, aux jours de bataille, avait eu tant de camarades emportés à ses côtés par le brutal.
Ce qui le confondait, c’était que la corde se fût rompue au raz de sa main… une corde si grosse, qu’on eût jugée, à la voir, solide assez pour supporter dix fois le poids du corps du baron.
Comme il ne pouvait, à cause de l’obscurité, voir le point de rupture, Bavois promena son doigt dessus, et à son inexprimable étonnement, il le trouva lisse…
Point de filaments, point de brins de chanvre, comme après un arrachement… la section était nette.
Le caporal comprit, comme Maurice avait compris en bas, et il lâcha son plus effroyable juron.
— Cent millions de tonnerres !… Les canailles ont coupé la corde !…
Et un souvenir qui ne remontait pas à quatre heures lui revenant :
— Voilà donc, pensa-t-il, la cause du bruit qu’avait entendu ce pauvre baron dans la chambre à côté !… Et moi qui lui disais : « Bast ! c’est les rats ! »
Cependant il songea qu’il avait un moyen simple de vérifier l’exactitude de ses conjectures. Il passa la corde sur la pince et tira dessus de toutes ses forces et par saccades… Elle se rompit en trois endroits.
Cette découverte consterna le vieux soldat.
— Vous voici dans de beaux draps, caporal, grommela-t-il.
Une partie de la corde était tombée avec le malheureux baron, et il était clair que tous les morceaux réunis ne suffiraient pas pour atteindre le bas du rocher.
De cette saillie isolée, il était impossible de gagner le terre-plein de la citadelle.
Avec ce rapide coup d’œil des gens d’exécution, l’honnête Bavois envisagea la situation sous toutes ses faces, et il la vit désespérée.
— Allons, murmura-t-il, vous êtes f…lambé, caporal, il n’y a pas à dire mon bel ami ! Au jour, on arrive et on trouve vide la prison du baron… On met le nez à la fenêtre, et on vous aperçoit ici, comme un saint de pierre sur son piédestal… Naturellement, on vous repêche, on vous juge, on vous condamne, et on vous mène faire un tour dans les fossés de la citadelle… Portez armes !… Apprêtez armes !… Joue !… Feu !… Et voilà l’histoire.
Il s’arrêta court… Une idée lui venait vague encore, indécise, qu’il sentait devoir être une idée de salut.
Elle lui venait en regardant et en touchant la corde qui lui avait servi à descendre de la prison sur la saillie, et qui, solidement attachée aux barreaux, pendait le long du mur.
— Si vous aviez cette corde, qui pend là, inutile, caporal, reprit-il, vous l’ajouteriez aux morceaux de celle-ci, et vous vous laisseriez glisser jusqu’au bas du rocher… Monter la chercher est possible… mais comment redescendre sans qu’elle soit accrochée solidement là haut ?…
Il chercha et trouva, et il poursuivit, se parlant à soi-même, comme s’il y eût eu deux Bavois en un seul ; l’un prompt à la conception, l’autre un peu borné, à qui il était indispensable de tout expliquer par le menu.
— Attention au commandement, caporal, disait-il… Vous allez me raboutir les cinq morceaux de la corde coupée que voici, vous les attachez à votre ceinture et vous remontez à la prison à la force du poignet… Hein ! que dites-vous ?… Que l’ascension est raide et qu’un escalier avec tapis vaudrait mieux que cette ficelle qui pend ! Vous n’êtes pas dégoûté, caporal !… Donc, vous grimpez, et vous voici dans la chambre. Qu’y faites-vous ? Presque rien. Vous détachez la corde fixée à la fenêtre, vous la nouez à celle-ci, et le tout vous donne quatre-vingts bons pieds de chanvre tordu… Alors, au lieu d’assujettir cette longue corde à demeure, vous la passez à cheval autour d’un barreau intact, elle se trouve ainsi doublée, et une fois de retour ici, vous n’avez qu’à tirer un des bouts pour la dépasser là haut… Est-ce compris ?
C’était si bien compris que vingt minutes plus tard le caporal était revenu sur l’étroite corniche, ayant accompli la difficile et audacieuse opération qu’il avait imaginée…
Non sans efforts inouïs, par exemple, non sans s’être mis les mains et les genoux en sang.
Mais il avait réussi à dépasser la corde, mais il était certain maintenant de s’échapper.
Il riait, oui, il riait de bon cœur, de ce rire muet qui lui était habituel.
L’anxiété, puis la joie lui avaient fait oublier M. d’Escorval ; le souvenir qui lui en revint, lui fut douloureux comme un remords.
— Pauvre homme, murmura-t-il… Je sauverai ma vieille peau qui n’intéresse personne, je n’ai pas pu sauver sa vie… Sans doute à cette heure, ses amis l’ont emporté…
Il s’était penché au-dessus de l’abîme, en disant ces mots… il se demanda s’il n’était pas pris d’un éblouissement.
Tout au fond, il lui semblait distinguer une petite lumière qui allait et venait…
Qu’était-il donc arrivé ?
Bien évidemment il avait fallu quelque raison d’une gravité extraordinaire, impossible à concevoir pour décider les amis du baron d’Escorval, des hommes intelligents, à allumer une lumière qui, vue des fenêtres de la citadelle, trahissait leur présence et les perdait.
Mais les minutes étaient trop précieuses pour que le caporal Bavois les gaspillât en stériles conjectures.
— Mieux vaut descendre en deux temps, prononça-t-il à haute voix, comme pour fouetter son courage… Allons, caporal, mon ami, crachez dans vos mains, et en avant… en route !…
Tout en parlant ainsi, le vieux soldat s’était couché à plat ventre sur l’étroite corniche, et il reculait lentement vers l’abîme, assurant de toutes ses forces, après la corde, ses mains et ses genoux.
L’âme était forte, mais la chair frissonnait… Marcher sur une batterie avait toujours paru une plaisanterie au digne caporal ; mais affronter un péril inconnu, mais suspendre sa vie à une corde… diable !…
Quelques gouttes de sueur perlèrent à la racine de ses cheveux, quand il sentit que la moitié de son corps avait dépassé le bord du rocher, qu’il se trouvait absolument en équilibre et que le plus faible mouvement le lançait dans l’espace…
Ce mouvement il le fit, en murmurant :
— S’il y a un Dieu pour les honnêtes gens, qu’il ouvre l’œil, c’est l’instant !…
Le Dieu des honnêtes gens veillait.
Bavois arriva en bas trop vite, les mains et les genoux affreusement déchirés, mais sain et sauf.
Il tomba comme une masse, et le choc, lorsqu’il toucha terre, fut si rude qu’il lui arracha une plainte rauque, comme un mugissement de bête assommée.
Durant plus d’une minute, il demeura à terre, ahuri, étourdi.
Quand il se releva, deux hommes qu’il reconnut pour des officiers à demi-solde, le saisirent par les poignets, les serrant à les briser…
— Eh !… doucement, fit-il, pas de bêtises, c’est moi, Bavois !…
Ceux qui le tenaient ne le lâchèrent pas.
— Comment se fait-il, demanda l’un d’eux, d’un ton de menace, que le baron d’Escorval ait été précipité et que vous ayez réussi à descendre ensuite ?…
Le vieux soldat avait trop d’expérience pour ne pas comprendre toute la portée de cette humiliante question.
La douleur et l’indignation qu’il en ressentit, lui donnèrent la force de se dégager.
— Mille tonnerres !… s’écria-t-il, je passerais pour un traître, moi !… Non, ce n’est pas possible… écoutez-moi.
Et aussitôt, rapidement et avec une surprenante précision, il raconta tous les détails de l’évasion, sa douleur, ses angoisses, et quels obstacles en apparence insurmontables il avait su vaincre.
Il n’avait pas besoin de tant se débattre. L’entendre c’était le croire…
Les officiers lui tendirent la main, sincèrement affligés d’avoir froissé un tel homme, si digne d’estime et si dévoué.
— Vous nous excuserez, caporal, dirent-ils tristement, le malheur rend défiant et injuste, et nous sommes malheureux…
— Il n’y a pas d’offense, mes officiers, grogna-t-il… Si je m’étais défié, moi, le pauvre M. d’Escorval… un ami de « l’autre, » mille tonnerres !… serait encore de ce monde !
— Le baron respire encore, caporal, dit un des officiers.
Cela tenait si bien du prodige, que Bavois parut un moment confondu.
— Ah !… s’il ne fallait que donner un de mes bras pour le sauver !… s’écria-t-il enfin.
— S’il peut être sauvé, il le sera, mon ami… Ce brave prêtre que vous voyez là, est, parait-il, un fameux médecin… Il examine, en ce moment, les blessures affreuses de M. d’Escorval… C’est sur son ordre que nous nous sommes procuré et que nous avons allumé cette bougie qui, d’un instant à l’autre, peut nous mettre tous nos ennemis sur les bras… mais il n’y avait pas à balancer…
Bavois regardait de tous ses yeux, mais vainement. De sa place, il ne distinguait qu’un groupe confus, à quelques pas.
— Je voudrais bien voir le pauvre homme ?… demanda-t-il tristement.
— Approchez, mon brave, ne craignez rien, avancez !…
Il s’avança, et à la lueur tremblante d’une bougie que tenait Marie-Anne, il vit un spectacle qui le remua, lui qui pourtant, plus d’une fois, avait fait la « corvée du champ de bataille. »
Le baron était étendu à terre, tout de son long, sur le dos, la tête appuyée sur les genoux de Mme d’Escorval…
Il n’était pas défiguré ; la tête n’avait point porté dans la chute, mais il était pâle comme la mort même, et ses yeux étaient fermés…
Par intervalles, une convulsion le secouait, il râlait, et alors une gorgée de sang sortait de sa bouche, glissait le long de ses lèvres et coulait jusque sur sa poitrine…
Ses vêtements avaient été hachés, littéralement, et on voyait que tout son corps n’était pour ainsi dire qu’une effroyable plaie.
Agenouillé près du blessé, l’abbé Midon, avec une dextérité admirable, étanchait le sang et fixait des bandes qui provenaient du linge de toutes les personnes présentes.
Maurice et un officier à la demi-solde l’aidaient.
— Ah ! si je tenais le gredin qui a coupé la corde, murmurait le caporal violemment ému ; mais patience, je le retrouverai…
— Vous le connaissez ?…
— Que trop !
Il se tut ; l’abbé Midon venait déterminer tout ce qu’il était possible de faire là, et il haussait un peu le blessé sur les genoux de Mme d’Escorval.
Ce mouvement arracha au malheureux un gémissement qui trahissait des souffrances atroces. Il ouvrit les yeux et balbutia quelques paroles… c’étaient les premières.
— Firmin !… murmura-t-il, Firmin !…
C’était le nom d’un secrétaire qu’avait eu le baron autrefois, qui lui avait été absolument dévoué, mais qui était mort depuis plusieurs années.
Le baron n’avait donc pas sa raison, qu’il appelait ce mort !…
Il avait du moins un sentiment vague de son horrible situation, car il ajouta d’une voix étouffée, à peine distincte :
— Ah !… que je souffre !… Firmin, je ne veux pas tomber vivant entre les mains du marquis de Courtomieu… Tu m’achèveras plutôt… tu entends, je te l’ordonne…
Et ce fut tout : ses yeux se refermèrent, et sa tête qu’il avait soulevée retomba inerte. On put croire qu’il venait de rendre le dernier soupir.
Les officiers le crurent, et c’est avec une poignante anxiété qu’ils entraînèrent l’abbé Midon à quelques pas de Mme d’Escorval.
— Est-ce fini, monsieur le curé ? demandèrent-ils ; espérez-vous encore ?…
Le prêtre hocha tristement la tête, et du doigt montrant le ciel :
— J’espère en Dieu !… prononça-t-il.
L’heure, le lieu, l’émotion de l’horrible catastrophe, le danger présent, les menaces de l’avenir, tout se réunissait pour donner aux paroles du prêtre une saisissante solennité.
Si vive fut l’impression, que pendant plus d’une minute les officiers à demi-solde demeurèrent silencieux, remués profondément, eux, de vieux soldats, dont tant de scènes sanglantes avaient dû émousser la sensibilité.
Maurice qui s’approcha, suivi du caporal Bavois, les rendit au sentiment de l’implacable réalité.
— Ne devons-nous pas nous hâter d’emporter mon père, monsieur l’abbé ? demanda-t-il. Ne faut-il pas qu’avant ce soir nous soyons en Piémont ?…
— Oui !… s’écrièrent les officiers, partons !
Mais le prêtre ne bougea pas, et d’une voix triste :
— Essayer de transporter M. d’Escorval de l’autre côté de la frontière, serait le tuer, prononça-t-il.
Cela semblait si bien un arrêt de mort que tous frémirent.
— Que faire, mon Dieu !… balbutia Maurice, quel parti prendre !
Pas une voix ne s’éleva. Il était clair que du prêtre seul on attendait une idée de salut.
Lui réfléchissait, et ce n’est qu’au bout d’un moment qu’il reprit :
— À une heure et demie d’ici, au-delà de la Croix-d’Arcy, habite un paysan dont je puis répondre, un nommé Poignot, qui a été autrefois le métayer de M. Lacheneur. Il exploite maintenant, avec l’aide de ses trois fils, une ferme assez vaste. Nous allons nous procurer un brancard et porter M. d’Escorval chez cet honnête homme.
— Quoi !… monsieur le curé, interrompit un des officiers, vous voulez que nous cherchions un brancard à cette heure aux environs !
— Il le faut.
— Mais cela ne va pas manquer d’éveiller des soupçons.
— Assurément.
— La police de Montaignac nous suivra à la piste.
— J’y compte bien.
— Le baron sera repris…
— Non.
L’abbé s’exprimait de ce ton bref et impérieux de l’homme qui assumant toute la responsabilité d’une situation, veut être obéi sans discussion.
— Une fois le baron déposé chez Poignot, reprit-il, l’un de vous, messieurs, prendra sur le brancard la place du blessé, les autres le porteront, et tous ensemble vous tâcherez de gagner le territoire piémontais. Seulement, entendons-nous bien. Arrivés à la frontière, mettez toute votre adresse à être maladroits, cachez-vous, mais de telle façon qu’on vous voie partout…
Tout le monde, maintenant, comprenait le plan si simple du prêtre.
De quoi s’agissait-il ?… simplement de créer une fausse piste destinée à égarer les agents que lanceraient M. de Courtomieu et le duc de Sairmeuse.
Du moment où il paraîtrait bien prouvé que le baron avait été aperçu dans les montagnes, il serait en sûreté chez Poignot…
— Encore un mot, messieurs, ajouta l’abbé. Il importe de donner au cortège du faux blessé toutes les apparences de la suite qui eût accompagné M. d’Escorval… Mlle Lacheneur vous suivra donc, et aussi Maurice. On sait que je ne quitterais pas le baron, qui est mon ami, et ma robe me désigne à l’attention ; l’un de vous revêtira ma robe… Dieu nous pardonnera ce travestissement en faveur du motif…
Il ne s’agissait plus que de se procurer le brancard, et les officiers délibéraient pour décider à quelle porte prochaine ils iraient frapper, quand le caporal Bavois les interrompit.
— Pardon, excuse, fit-il ; ne vous dérangez pas, je connais, à dix enjambées d’ici, un coquin d’aubergiste qui aura mon affaire…
Il dit, partit en courant, et moins de cinq minutes plus tard, reparut, portant une manière de civière, un mince matelas et une couverture. Il avait pensé à tout…
Mais il s’agissait de soulever le blessé et de le placer sur le matelas.
Ce fut une difficile opération, fort longue, et qui, en dépit de précautions extrêmes, arracha au baron deux ou trois cris déchirants.
Enfin tout fut prêt, les officiers prirent chacun un bras de la civière et on se mit en route.
Le jour se levait… Le brouillard qui se balançait au-dessus des collines lointaines se teintait de lueurs pourpres et violettes ; les objets insensiblement émergeaient des ténèbres…
Le triste cortège, guidé par l’abbé Midon, avait pris à travers champs et à chaque instant quelque obstacle se présentait, haie ou fossé qu’il fallait franchir.
Que d’attentions alors pour éviter au brancard des oscillations dont la moindre devait causer au blessé des tortures inouïes… Que de soins !… mais aussi que de temps perdu !
Appuyée au bras de Marie-Anne, la baronne d’Escorval marchait près de la civière, et aux passages difficiles elle pressait la main de son mari… Le sentait-il ?… Rien en lui ne trahissait la vie qu’un râle sourd par intervalles, et quelquefois un de ces vomissements de sang qui épouvantaient si fort l’abbé Midon.
On avançait cependant, et la campagne s’éveillait et s’animait.
C’était tantôt quelque paysanne revenant de l’herbe qu’on rencontrait, tantôt quelque gars, l’aiguillon sur l’épaule, qui conduisait ses bœufs au labour.
Hommes et femmes s’arrêtaient, et bien après qu’on les avait dépassés, on les apercevait encore, plantés à la même place, suivant d’un œil étonné ces gens qui leur semblaient porter un mort…
Le prêtre paraissait se soucier peu de ces rencontres. Il ne faisait rien pour les éviter.
Mais il s’inquiéta visiblement et devint circonspect, quand après trois heures de marche on aperçut la ferme de Poignot.
Heureusement, il y avait à une portée de fusil de la maison un petit bois. L’abbé Midon y fit entrer tout son monde, recommandant la plus stricte prudence, pendant qu’il allait, lui, courir en avant s’entendre avec l’homme sur qui reposaient toutes ses espérances.
Comme il arrivait dans la cour de la ferme un petit homme, à cheveux gris, très-maigre, au teint basané, sortait de l’écurie.
C’était le père Poignot.
— Comment ! vous, monsieur le curé, s’écria-t-il tout joyeux… Dieu ! ma femme va-t-elle être contente !… Nous avons un fier service à vous demander.
Et aussitôt, sans laisser à l’abbé Midon le temps d’ouvrir la bouche, il se mit à raconter son embarras… La nuit du soulèvement, il avait ramassé un malheureux qui avait reçu un coup de sabre ; ni sa femme ni lui, ne savaient comment panser cette blessure, et il n’osait aller quérir un médecin.
— Et ce blessé, ajouta-t-il, c’est Jean Lacheneur, le fils de mon ancien maître.
Une affreuse anxiété serrait le cœur du prêtre.
Ce fermier, qui avait déjà donné asile à un blessé, consentirait-il à en recevoir un autre ?
La voix de l’abbé Midon tremblait en présentant sa requête…
Dès les premiers mots, le fermier devint fort pâle, et tant que parla le prêtre, il hocha gravement la tête. Quand ce fut fini :
— Savez-vous, monsieur le curé, dit-il froidement, que je risque gros à faire de ma maison un hôpital pour les révoltés ?
L’abbé Midon n’osa pas répondre…
— On m’a dit comme ça, poursuivit le père Poignot, que j’étais un lâche, parce que je ne voulais pas me mêler du complot… ça n’était pas mon idée, j’ai laissé dire. Maintenant il me convient de ramasser les éclopés… je les ramasse. M’est avis que c’est aussi courageux que d’aller tirer des coups de fusil…
— Ah !… vous êtes un brave homme !… s’écria l’abbé.
— Pardienne !… je le sais bien. Allez chercher M. d’Escorval… Il n’y a ici que ma femme et mes trois garçons, personne ne le trahira !…
Une demi-heure après, le baron était couché dans un petit grenier où déjà on avait installé Jean Lacheneur.
De la fenêtre, l’abbé Midon et Mme d’Escorval purent voir s’éloigner rapidement le cortège destiné à donner le change aux espions.
Le caporal Bavois, la tête entortillée de linges ensanglantés, avait remplacé le baron sur le brancard.
C’est aux époques troublées de l’histoire qu’il faut chercher l’homme. Alors l’hypocrisie fait trêve, et il apparaît tel qu’il est, avec ses bassesses et ses grandeurs.
Certes, de grandes lâchetés furent commises aux premiers jours de la seconde Restauration, mais aussi que de dévouements sublimes !
Ces officiers à demi-solde qui entourèrent Mme d’Escorval et Maurice, qui prêtèrent ensuite leur concours à l’abbé Midon, ne connaissaient le baron que de nom et de réputation.
Il leur suffit de savoir qu’il avait été ami de « l’autre, » de celui qui avait été leur idole, pour se donner entièrement, sans hésitation comme sans forfanterie.
Ils triomphèrent, quand ils virent M. d’Escorval couché dans le grenier du père Poignet, en sûreté relativement.
Après cela, le reste de leur tâche, qui consistait à créer une fausse piste jusqu’à la frontière, leur paraissait un véritable jeu d’enfants.
Ils ne songeaient en vérité qu’au bon tour qu’il jouaient au duc de Sairmeuse et au marquis de Courtomieu.
Et ils riaient à l’idée de la besogne et de la déception qu’ils préparaient à la police de Montaignac.
Mais toutes ces précautions étaient bien inutiles. En cette occasion éclatèrent les sentiments véritables de la contrée, et on put voir que les espérances de Lacheneur n’étaient pas sans quelque fondement.
La police ne découvrit rien ; elle ne connut pas un détail de l’évasion ; elle n’apprit pas une circonstance de ce voyage de plus de trois lieues, en plein jour, de six personnes portant un blessé sur un brancard.
Parmi les deux mille paysans qui crurent bien que c’était le baron d’Escorval qu’on portait ainsi, il ne se trouva pas un délateur, il ne se rencontra pas même un indiscret.
Cependant, en approchant de la frontière qu’ils savaient strictement surveillée, les fugitifs devinrent circonspects.
Ils attendirent que la nuit fût venue, avant de se présenter à une auberge isolée qu’ils avaient aperçue, et où ils espéraient trouver un guide pour franchir les défilés des montagnes.
Une affreuse nouvelle les y avait devancés.
L’aubergiste qui leur ouvrit leur apprit les sanglantes représailles de Montaignac.
De grosses larmes coulaient de ses yeux, pendant qu’il racontait les détails de l’exécution, qu’il tenait d’un paysan qui y avait assisté.
Heureusement ou malheureusement, cet aubergiste ignorait l’évasion de M. d’Escorval et l’arrestation de M. Lacheneur…
Mais il avait connu particulièrement Chanlouineau, et il était consterné de la mort de ce « beau gars, le plus solide du pays. »
Les officiers qui avaient laissé le brancard dehors, jugèrent alors que cet homme était bien celui qu’ils souhaitaient, et qu’ils pouvaient lui confier une partie de leur secret.
— Nous portons, lui dirent-ils, un de nos amis blessé… Pouvez-vous nous faire franchir la frontière cette nuit même ?…
L’aubergiste répondit qu’il le ferait volontiers, qu’il se chargeait même d’éviter tous les postes ; mais qu’il ne fallait pas songer à s’engager dans la montagne avant le lever de la lune.
A minuit les fugitifs se mirent en route : au jour ils foulaient le territoire du Piémont.
Depuis assez longtemps déjà ils avaient congédié leur guide. Ils brisèrent le brancard, et poignée par poignée ils jetèrent au vent la laine du matelas.
— Notre tâche est remplie, monsieur, dirent alors les officiers à Maurice… Nous allons rentrer en France… Dieu nous protège !… Adieu !…
C’est les yeux pleins de larmes que Maurice regarda s’éloigner ces braves gens qui, sans doute, venaient de sauver la vie à son père. Maintenant il était le seul protecteur de Marie-Anne, qui, pâle, anéantie, brisée de fatigue et d’émotion, tremblait à son bras…
Non, cependant… Près de lui se tenait encore le caporal Bavois.
— Et vous, mon ami, lui demanda-t-il d’un ton triste, qu’allez-vous faire ?…
— Vous suivre, donc !… répondit le vieux soldat. J’ai droit au feu et à la chandelle chez vous, c’est convenu avec votre père !… Ainsi, pas accéléré, la jeune demoiselle n’a pas l’air bien du tout, et je vois là-bas le clocher de l’étape.