Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 45

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(Tome 2p. 438-452).

XLV


Pris par Mme  Blanche en flagrant délit de mensonge ou tout au moins de négligence, Chupin demeura un moment interloqué.

Il voyait s’évanouir cette perspective tant caressée d’une retraite à Courtomieu ; il voyait se tarir brusquement une source de faciles bénéfices qui lui permettaient d’épargner son trésor et même de le grossir.

Néanmoins il reprit son assurance, et d’un beau ton de franchise :

— Il se peut bien que je ne sois qu’une bête, dit-il à la jeune femme, mais je ne tromperais pas un enfant. On vous aura fait un faux rapport.

Mme  Blanche haussa les épaules.

— Je tiens, dit-elle, mes renseignements de deux personnes qui, certes, ignoraient l’intérêt qu’ils avaient pour moi, et qui n’ont pu s’entendre…

— Aussi vrai que le soleil nous éclaire, je vous jure…

— Ne jurez pas… Avouez tout simplement avoir manqué de zèle.

L’accent de la jeune femme trahissait une certitude si forte, que Chupin cessa de nier et changea de tactique.

Se grimant d’humilité, il confessa que la veille, en effet, il s’était relâché de sa surveillance ; il avait eu des affaires, un de ses gars, le cadet, s’était foulé le pied, puis il avait rencontré des amis, on l’avait entraîné au cabaret, ou l’avait régalé, il avait bu plus que de coutume, de sorte que…

Il parlait de ce ton pleurnicheur et patelin qui est la ressource suprême de tout paysan serré de près, et à chaque moment il s’interrompait pour affirmer sur sa grande foi son repentir, ou pour se bourrer de coups de poing en s’adressant des injures.

— Vieil ivrogne ! disait-il, cela t’apprendra… Maudite boisson !…

Mais ce luxe de protestations, loin de rassurer Mme  Blanche, ne faisait que fortifier le soupçon qui lui était venu.

— Tout cela est bel et bien, père Chupin, interrompit-elle d’un ton fort sec, qu’allez-vous faire maintenant pour réparer votre maladresse ?…

Une fois encore la physionomie du vieux maraudeur changea, et, feignant la plus violente colère :

— Ce que je compte faire !… s’écria-t-il ; oh ! on le verra bien. Je prouverai qu’on ne se moque pas de moi impunément. D’abord, je plante là le marquis de Sairmeuse pour ne m’occuper que de cette gueuse de Marie-Anne. Tout près de la Borderie, il y a un petit bocage ; dès ce soir je m’y installe, et je veux que le diable me brûle s’il entre un chat dans la maison sans que je le voie.

— Peut-être votre idée est-elle bonne.

— Oh ! j’en réponds.

Mme  Blanche n’insista pas, mais sortant sa bourse de sa poche, elle en tira trois louis qu’elle tendit à Chupin, en lui disant :

— Prenez, et surtout ne vous enivrez plus. Encore une faute comme celle-ci, et je me verrais forcée de m’adresser à un autre.

Le vieux maraudeur s’en alla sifflotant et tout tranquillisé.

On l’employait encore, donc il pouvait toujours compter sur ses invalides…

Il avait tort de se rassurer ainsi. La générosité de Mme  Blanche n’était qu’une ruse destinée à masquer ses défiances.

— Je ne dois rien en laisser paraître, pensait-elle, tant que je n’aurai pas une preuve.

Et dans le fait, pourquoi ne l’eût-il pas trahie, ce misérable, dont le métier était de trahir !… Quelle raison avait-elle d’ajouter foi à ses rapports ? Elle le payait !… La belle affaire ! D’autres, en le payant mieux devaient certainement avoir la préférence !

Qui assurait Mme  Blanche que, tandis qu’elle pensait faire surveiller, elle n’était pas surveillée elle-même !… Elle eût reconnu à ce trait la duplicité du marquis de Sairmeuse, de son mari.

Mais comment savoir et savoir vite surtout ? Ah ! elle n’apercevait qu’un moyen, désagréable sans doute, mais sûr : épier elle-même son espion.

Cette idée l’obséda si bien, que le dîner terminé, et comme la nuit tombait, elle appela tante Médie.

— Prends ta mante, bien vite, tante, commanda-t-elle, j’ai une course à faire et tu m’accompagnes.

La parente pauvre étendit la main vers un cordon de sonnette, sa nièce l’arrêta.

— Tu te passeras de femme de chambre, lui dit-elle, je ne veux pas qu’on sache au château que nous sortons.

— Nous irons donc seules ?

— Seules.

— Comme cela, à pied, la nuit…

— Je suis pressée, tante, interrompit durement Mme  Blanche, et je t’attends.

Eu un clin d’œil la parente pauvre fut prête.

On venait de coucher le marquis de Courtomieu, les domestiques dînaient, Mme  Blanche et tante Médie purent gagner, sans être vues, une petite porte du jardin qui donnait sur la campagne.

— Où allons-nous, mon Dieu !… gémissait tante Médie.

— Que t’importe !… viens…

Mme  Blanche allait à la Borderie.

Elle eût pu prendre la route qui borde l’Oiselle, mais elle préféra couper à travers champs, jugeant que de cette façon elle était sûre de ne rencontrer personne.

La nuit était magnifique mais très-obscure, et à chaque instant les deux femmes étaient arrêtées par quelque obstacle, haie vive ou fossé. Deux fois Mme  Blanche perdit sa direction. La pauvre tante Médie se heurtait à toutes les mottes de terre, trébuchait à tous les sillons, elle geignait, elle pleurait presque, mais sa terrible nièce était impitoyable.

— Marche, lui disait-elle, ou je te laisse, tu retrouveras ton chemin comme tu pourras.

Et la parente pauvre marchait.

Enfin, après une course de plus d’une heure, Mme  Blanche respira. Elle reconnaissait la maison de Chanlouineau. Elle s’arrêta dans le petit bois que Chupin appelait « le bocage. »

— Sommes-nous donc arrivées ? demanda tante Médie.

— Oui, mais tais-toi, reste là, je veux voir quelque chose.

— Quoi ! tu me laisses seule ?… Blanche, je t’en prie, que veux-tu faire ?… Mon Dieu, tu m’épouvantes… j’ai peur, Blanche !…

Déjà la jeune femme s’était éloignée. Elle parcourait en tous sens le petit bois, cherchant Chupin. Elle ne le trouva pas.

— J’avais deviné, pensait-elle, les dents serrées par la colère, le misérable me jouait. Qui sait si Martial et Marie-Anne ne sont pas là, dans cette maison, se moquant de moi, riant de ma crédulité !…

Elle rejoignit tante Médie à demi-morte de frayeur, et toutes deux s’avancèrent jusqu’à la lisière du « bocage, » à un endroit d’où l’on découvrait la façade de la Borderie.

Deux fenêtres au premier étage étaient éclairées de lueurs rougeâtres et mobiles… Évidemment il y avait du feu dans la pièce.

— C’est juste, murmura Mme Blanche, Martial est si frileux !

Elle songeait à s’avancer encore, quand un coup de sifflet la cloua sur place.

Elle regarda de tous côtés, et malgré l’obscurité, elle aperçut au milieu du sentier qui allait de la Borderie à la grande route, un homme chargé d’objets qu’elle ne distinguait pas…

Presque aussitôt, une femme, Marie-Anne, certainement, sortit de la maison et marcha à la rencontre de l’homme.

Ils ne se dirent que deux mots, et rentrèrent ensemble à la Borderie. Puis, l’homme ressortit, sans son fardeau, et s’éloigna.

— Qu’est-ce que cela signifie !… murmurait Mme  Blanche.

Patiemment, pendant plus d’une demi-heure, elle attendit, et comme rien ne bougeait :

— Approchons, dit-elle à tante Médie, je veux regarder par les fenêtres.

Elles approchèrent, en effet, mais au moment où elles arrivaient dans le petit jardin, la porte de la maison s’ouvrit si brusquement qu’elles n’eurent que le temps de se blottir contre un massif de lilas…

Marie-Anne sortait sans fermer sa porte à clef, l’imprudente. Elle descendit le petit sentier, gagna la grande route et disparut…

Mme Blanche, alors, saisit le bras de tante Médie, et le serrant à la faire crier :

— Attends-moi ici, lui dit-elle d’une voix rauque et brève, et quoi qu’il arrive, quoi que tu entendes, si tu veux finir tes jours à Courtomieu, pas un mot, ne bouge pas, je reviens…

Et elle entra dans la Borderie…

Marie-Anne, en s’éloignant, avait déposé un flambeau sur la table de la première pièce, Mme  Blanche s’en empara, et hardiment elle se mit à parcourir tout le rez-de-chaussée.

Elle s’était fait tant de fois expliquer la distribution de la Borderie, que les êtres lui étaient familiers, elle se reconnaissait pour ainsi dire.

Et elle allait, poussée par une volonté plus forte que sa raison, tranquillement, comme si elle eût fait la chose du monde la plus naturelle, examinant chaque chose…

Malgré les descriptions de Chupin, la pauvreté de ce logis de paysan l’étonnait. Pas d’autre plancher que le sol raboteux, les murs étaient à peine passés à la chaux, et aux solives, toutes sortes de graines et de paquets d’herbes pendaient ; de lourdes tables à peine équarries, quelques chaises grossières, des escabeaux et des bancs de bois constituaient tout le mobilier.

Marie-Anne, évidemment, habitait la pièce du fond. C’était la seule où il y eût un lit, un de ces immenses lits de campagne, larges et hauts, à baldaquin avec des colonnes torses, drapés de rideaux de serge verte glissant sur des tringles de fer.

À la tête du lit, accroché au mur, pendait un bénitier dont la croix retenait un rameau de buis desséché. Mme  Blanche trempa son doigt dans le bénitier, il était plein d’eau bénite.

Devant la fenêtre, une tablette de bois blanc retenue par un crochet mobile, supportait un pot à eau et une cuvette de la faïence la plus commune.

— Il faut avouer, se dit Mme  Blanche, que mon mari loge mal ses amours !…

Réellement, elle en était presque à se demander si la jalousie ne l’avait pas égarée.

Elle se rappelait les habitudes délicates de Martial, les recherches de son existence fastueuse, et elle ne savait pas comment les concilier avec ce dénûment. Puis, il y avait cette eau bénite !…

Ses doutes lui revinrent dans la cuisine.

Il y avait sur le fourneau un pot-au-feu qui « embaumait, » et sur des cendres chaudes, plusieurs casseroles où mijotaient des ragoûts.

— Tout cela ne peut être pour elle, murmura Mme Blanche.

Et le souvenir lui revenant de ces deux fenêtres du premier étage qu’elle avait vues illuminées par les clartés tremblantes de la flamme.

— C’est là-haut qu’il faut voir, pensa-t-elle.

L’escalier était dans la pièce du milieu, elle le savait ; elle monta vivement, poussa une porte et ne put retenir un cri de surprise et de rage.

Elle se trouvait dans cette chambre dont Chanlouineau avait fait le sanctuaire de son grand amour, qu’il avait ornée avec le fanatisme de la passion, où il avait accumulé tout ce qu’on lui avait dit être le luxe des plus grands et des plus riches.

— Voilà donc la vérité !… se disait Mme  Blanche, anéantie de stupeur, et moi qui tout à l’heure, en bas, doutais encore, qui me disais que c’était trop pauvre et trop froid pour l’adultère. Misérable dupe que je suis ! En bas, ils ont tout disposé pour le monde, pour les allants et venants, pour les imbéciles… Ici, tout est arrangé pour eux. Le rez-de-chaussée, c’est l’apparence de l’austère sagesse, le premier étage, c’est la réalité de la débauche. Maintenant, je reconnais bien l’étonnante dissimulation de Martial. Il l’aime tant, cette vile créature qui est sa maîtresse, qu’il s’inquiète même de sa réputation… il se cache pour venir la voir, et voici le paradis mystérieux de leurs amours. C’est ici qu’ils se rient de moi, pauvre délaissée, dont le mariage n’a pas même eu de première nuit…

Elle avait souhaité la certitude ; elle l’avait, croyait-elle, et foudroyante.

Eh bien ! elle préférait encore cette horrible blessure de la vérité aux incessants coups d’épingle du soupçon.

Et comme si elle eût goûté une âpre jouissance à se prouver l’étendue de l’amour de Martial pour une rivale exécrée, elle inventoriait, en quelque sorte, les magnificences de la chambre, maniant la lourde étoffe de soie brochée des rideaux, sondant du bout du pied l’épaisseur des tapis.

Tout d’ailleurs attestait que Marie-Anne attendait quelqu’un : le feu clair, le grand fauteuil roulé près de l’âtre, les pantoufles brodées placées devant le fauteuil.

Et qui pouvait-elle attendre, sinon Martial ? Sans doute, cet individu qui avait sifflé venait lui annoncer l’arrivée de son amant, et elle était sortie pour courir au-devant de lui.

Même, une circonstance futile prouvait que ce messager n’était pas attendu.

Sur la cheminée se trouvait un bol plein de bouillon encore fumant.

Il était clair que Marie-Anne s’apprêtait à le boire, quand elle avait été surprise par le signal…

Mais qu’importait ce détail à Mme  Blanche !…

Elle se demandait quel profit tirer pour sa vengeance de sa découverte, lorsque ses yeux s’arrêtèrent sur une grande boîte de chêne, ouverte sur une table, près de la porte vitrée du cabinet de toilette, et toute remplie de fioles et de petits pots.

Machinalement, elle s’approcha, et parmi les flacons, elle en distingua deux, de verre bleus, bouchés à l’émeri, sur lesquels le mot : poison, était écrit au-dessus de caractères indéchiffrables.

Poison !… Mme  Blanche fut plus d’une minute sans pouvoir détourner les yeux de ce mot qui la fascinait.

Une diabolique inspiration associait dans son esprit le contenu de ces flacons et le bol resté sur la cheminée.

— Et pourquoi pas !… murmura-t-elle, je m’esquiverais après…

Une réflexion terrible l’arrêta.

Martial allait rentrer avec Marie-Anne, qui pouvait dire que ce ne serait pas lui qui boirait le contenu du bol !…

— Dieu décidera !… murmura la jeune femme. Mieux vaut d’ailleurs savoir son mari mort qu’appartenant à une autre femme !…

Et d’une main ferme, elle prit au hasard un des flacons…

Depuis son entrée à la Borderie, Mme  Blanche n’avait pas, on peut le dire, conscience de ses actes. La haine a des égarements qui troublent le cerveau comme les vapeurs de l’alcool.

Mais l’impression terrible qu’elle ressentit au contact du verre dissipa son ivresse ; elle rentra en pleine possession de soi, la faculté de délibérer lui revint…

Et la preuve, c’est que sa première pensée fut celle-ci :

— J’ignore jusqu’au nom de ce poison que je tiens… Quelle dose en dois-je mettre ? En faut-il beaucoup ou très-peu ?…

Elle déboucha le flacon non sans peine, et versa quelque peu de son contenu dans le creux de sa main.

C’était une poudre blanche, très-fine, scintillante comme s’il s’y fût trouvé de la poussière de verre, et ressemblant beaucoup à du sucre pilé.

— Serait-ce vraiment du sucre ? pensa Mme Blanche.

Résolue à s’en assurer, elle mouilla légèrement le bout de son doigt et prit quelques atomes de cette poudre blanche, qu’elle posa sur sa langue et qu’elle cracha aussitôt.

Sa sensation fut celle que lui eût donné un morceau de pomme très-sûre.

— L’étiquette ne ment sans doute pas, murmura-t-elle, avec un terrible sourire.

Et, sans hésiter, sans pâlir, sans remords, elle laissa tomber dans la tasse tout ce que contenait le flacon…

Elle avait si bien tout son sang-froid, qu’elle songea que cette poudre serait peut-être lente à se dissoudre, et qu’elle eut la sinistre prévoyance de l’agiter avec une cuiller pendant plus d’une minute.

Cela fait, — elle pensait à tout, — elle goûta le bouillon. Il avait une saveur légèrement âpre, mais trop peu sensible pour éveiller des défiances…

Alors, Mme  Blanche respira. Qu’elle réussît à s’esquiver maintenant, et elle était vengée, et elle était assurée de l’impunité…

Déjà elle se dirigeait vers la porte, quand un bruit de pas dans l’escalier la terrifia.

Deux personnes montaient… Où fuir, où se cacher ?…

Elle se sentait si bien prise et perdue, qu’elle eu l’idée de jeter le bol au feu, d’attendre et de payer d’audace…

Mais non !… une ressource restait… le cabinet de toilette… Elle s’y précipita.

Elle avait si bien attendu à la dernière seconde, qu’elle n’osa pas refermer la porte : le seul claquement du pêne dans sa gâche l’eût trahie.

Elle devait s’en applaudir, l’entre-bâillure lui permettant de mieux voir et de tout entendre.

Marie-Anne rentrait, suivie d’un jeune paysan qui portait un gros paquet.

— Ah ! voici ma lumière, s’écria-t-elle dès le seuil, le contentement me fait perdre l’esprit ; j’aurais juré que je l’avais descendue et posée sur la table, en bas.

Mme Blanche frémit. Elle n’avait pas songé à cette circonstance !

— Où faut-il mettre ces hardes ? demanda le jeune gars.

— Ici, répondit Marie-Anne, je les rangerai dans le placard.

Le brave paysan déposa son paquet et respira bruyamment.

— Voilà donc le déménagement fini, s’écria-t-il. Ç’a été fait lestement, j’espère, et personne ne nous a vus. Maintenant, notre monsieur peut venir…

— À quelle heure se mettra-t-il en route ?

— On attellera à onze heures, comme c’était convenu… Ah ! il lui tarde joliment d’être ici ; il y sera vers minuit…

Marie-Anne consulta de l’œil la magnifique pendule de la cheminée.

— J’ai donc encore trois heures devant moi, dit-elle… c’est plus qu’il ne faut. Le souper est prêt, je vais dresser la table, là, devant le feu… Dites-lui qu’il m’apporte un bon appétit.

— On lui dira… Et vous savez, mademoiselle, bien des remercîments d’être venue à ma rencontre et de m’avoir aidé au second voyage. Ce que j’apportais n’était pas lourd, mais c’était si embarrassant !…

— Peut-être accepteriez-vous un verre de vin ?…

— Non, merci, sans compliment, il faut que je rentre… Au revoir, mademoiselle Lacheneur.

— Au revoir, Poignot.

Ce nom de Poignot n’apprenait rien à Mme Blanche…

Ah ! si elle eût entendu prononcer le nom de M. d’Escorval, de la baronne ou de l’abbé Midon, ses certitudes eussent été troublées, sa résolution eût chancelé, et qui sait alors !

Mais non, rien !… Le fils Poignot, pour désigner le baron, avait dit : « le monsieur, » Marie-Anne disait : « Il… »

« Il… » n’est-ce pas toujours celui qui emplit et obsède notre pensée, ami ou ennemi, le mari qu’on hait ou l’amant qu’on adore.

« Le monsieur !… Il !… » Mme  Blanche traduisait Martial.

Oui, pour elle c’était le marquis de Sairmeuse qui devait arriver à minuit, elle l’eût juré, elle en était sûre.

C’était lui qui s’était fait précéder de ce commissionnaire chargé de paquets.

Que faisait-il apporter ainsi ? Des objets sans doute qu’il avait l’habitude de trouver sous la main et qui lui manquaient. Il envoyait des hardes… Mme Blanche l’avait bien entendu : des hardes !…

C’est-à-dire qu’il se trouvait si bien à la Borderie, qu’il y complétait son installation, il s’y établissait, il y voulait être chez lui. Peut-être était-il las du mystère, et se proposait-il d’y vivre ouvertement, au mépris de son rang, de sa dignité, de ses devoirs, sans souci des préjugés et des idées reçues…

Voilà quelles conjectures, pareilles à de l’huile sur un brasier, enflammaient la haine de Mme  Blanche.

Comment, après cela, eût-elle hésité ou tremblé !…

Elle ne tremblait, en vérité, que d’être découverte dans sa cachette…

Tante Médie était, il est vrai, dans le jardin, mais après la menace qui lui avait été faite, la parente pauvre était femme à rester la nuit entière, immobile comme une pierre, derrière le massif de lilas.

Donc, rien à craindre, et Mme  Blanche se voyait deux heures et demie à rester seule avec Marie-Anne à la Borderie.

N’était-ce pas plus de temps qu’il ne fallait pour assurer le crime, sa vengeance et l’impunité.

Quand on découvrirait l’empoisonnement, elle serait bien loin, ses mesures étaient prises pour qu’on ne sût pas qu’elle était sortie de Courtomieu, nul ne l’avait aperçue, la tante Médie serait muette.

Et, d’ailleurs, qui oserait seulement songer à elle, marquise de Sairmeuse, née Blanche de Courtomieu !…

— Mais cette créature ne boit pas, pensait-elle.

Marie-Anne, en effet, avait oublié le bouillon, de même que l’instant d’avant elle ne s’était plus souvenue de l’endroit où elle avait déposé son flambeau.

Elle avait dénoué le paquet, et, montée sur une chaise, elle arrangeait les hardes, dans un grand placard, près du lit…

Qu’on parle donc encore de pressentiments !… Elle avait presque sa gaieté et sa vivacité des jours heureux, et tout en allant et venant par la chambre, elle fredonnait une vieille romance que Maurice chantait autrefois.

Elle oubliait, elle entrevoyait le terme de ses misères, ses amis allaient l’entourer…

Cependant le paquet était rangé, le placard refermé, elle se préoccupa de souper et roula devant la cheminée une petite table.

C’est alors qu’elle aperçut le bol sur la tablette.

— Étourdie !… fit-elle tout haut en riant.

Et prenant la tasse, elle la porta à ses lèvres.

De sa cachette, Mme  Blanche avait entendu l’exclamation de Marie-Anne, elle vit le mouvement, et cependant pas un remords ne tressaillit au fond de son âme.

Mais Marie-Anne ne but qu’une gorgée, et avec un visible dégoût elle éloigna le bol de ses lèvres.

Une épouvantable angoisse serra le cœur de madame Blanche.

— La coquine, pensa-t-elle, trouverait-elle donc au bouillon une saveur suspecte ?…

Nullement, mais il s’était refroidi et il s’était formé à la surface une gelée qui répugnait à Marie-Anne.

Elle prit donc la cuillère, écréma le bouillon et ensuite l’agita assez longtemps pour bien diviser les parties grasses.

Cela fait, elle but, reposa la tasse sur la cheminée et reprit sa besogne.

C’était fini !… Le dénoûment, désormais, ne dépendait plus de la volonté de Mme  Blanche ; quoi qu’il advînt, elle était une empoisonneuse.

Mais si elle avait la conscience très-nette de son crime, l’excès de sa haine l’empêchait encore d’en comprendre l’horreur et la lâcheté.

Elle se répétait même que c’était un acte de justice qu’elle accomplissait, qu’elle ne faisait que se défendre ! que la vengeance était encore bien au-dessous de l’outrage, et que rien n’était capable de payer les tortures qu’elle avait endurées…

Au bout d’un moment, pourtant, une appréhension sinistre l’agita.

Ses notions sur les effets des poisons étaient des plus incertaines. Elle s’était imaginée que Marie-Anne tomberait comme foudroyée, et qu’elle serait libre de s’enfuir après lui avoir toutefois jeté son nom pour ajouter aux angoisses de son agonie.

Et pas du tout. Le temps passait et Marie-Anne continuait à s’occuper des apprêts du souper comme si de rien n’était.

Elle avait étendu une nappe bien blanche sur la table, elle la lissait avec ses mains, elle disposait dessus un couvert….

— Comme c’est long, pensait Mme Blanche, si on allait venir !

Elle se sentait pâlir à l’idée d’être surprise. C’était miracle qu’elle ne l’eût pas été déjà, c’était un hasard prodigieux que Marie-Anne n’eût eu besoin de rien dans le cabinet de toilette…

Tout à l’heure, peu lui eût importé en somme. En renversant la tasse elle eût anéanti les preuves du crime, tandis que maintenant !…

L’effroi du châtiment, qui précède le remords, faisait battre son cœur avec une telle violence, qu’elle ne comprenait pas qu’on n’en entendît pas les battements de l’autre côté, dans la chambre.

Son épouvante redoubla quand elle vit Marie-Anne prendre la lumière, se diriger vers la porte et descendre.

Mme  Blanche était seule. La pensée d’essayer de s’échapper lui vint… mais par où ? mais comment, sans être vue ?

— Il faut, se disait-elle avec rage, que l’étiquette ait menti !…

Hélas ! non. Elle en fut bien sûre lorsque reparut Marie-Anne.

En moins de cinq minutes qu’elle était restée au rez-de-chaussée, un changement s’était opéré en elle, comme après une maladie de six mois.

Son visage affreusement décomposé était livide et tout marbré de taches violacées, ses yeux comme agrandis brillaient d’un éclat étrange, ses dents claquaient…

Elle laissa tomber plutôt qu’elle ne posa sur la table les assiettes qu’elle montait.

— Le poison !… pensa Mme Blanche, cela commence…

Marie-Anne restait debout devant la cheminée, promenant autour d’elle un regard éperdu, comme si elle eût cherché une cause visible à d’incompréhensibles douleurs. Machinalement, elle passait et repassait la main sur son front qui se couvrait d’une sueur froide et visqueuse ; elle remuait ses mâchoires dans le vide et faisait claquer sa langue comme si la salive lui eût manqué ; sa respiration haletait…

Puis, tout à coup, une nausée lui vint, elle chancela, porta violemment les mains à sa poitrine et s’affaissa sur un fauteuil en s’écriant :

— Oh ! mon Dieu ! comme je souffre !…