Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 47

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(Tome 2p. 462-481).

XLVII


De tous les gens qui avaient été témoins de l’épouvantable chute du baron d’Escorval, l’abbé Midon avait été le seul à ne pas désespérer…

Il n’était pas médecin, de par le diplôme ; mais il avait en sa vie, toute de dévouement, raccommodé tant de bras et « rebouté » tant de jambes, que les blessures, ainsi qu’il le disait, le connaissaient.

Ce que plus d’un savant docteur n’eût pas osé, il l’osa.

Il était prêtre, il avait la foi, il se souvint de la réponse sublime de modestie d’Ambroise Paré : « Je le pansai, Dieu le guérit. »

Le baron devait être guéri.

Après six mois passés à la ferme du père Poignot, M. d’Escorval se levait et s’essayait à marcher en s’aidant de béquilles.

C’est alors, surtout, qu’il souffrit du défaut d’espace, dans le grenier où la prudence le confinait, et c’est avec un véritable transport de joie qu’il accueillit l’idée de se réfugier à la Borderie, près de Marie-Anne.

Le jour du départ fixé, c’est avec l’impatience d’un écolier attendant les vacances qu’il compta pour ainsi dire les minutes. Il y a toujours de l’enfant, chez le convalescent qui se reprend à aimer la vie.

— J’étouffe, ici, répétait-il à sa femme, j’étouffe !… Comme le temps est long !… Quand donc arrivera le jour béni !…

Il arriva. Dès le matin, tous les objets que les proscrits avaient réussi à se procurer, pendant leur séjour à la ferme, furent réunis et empaquetés. Enfin, la nuit venue, le fils Poignot commença le déménagement.

— Tout est à la Borderie, dit ce brave garçon, au retour de son dernier voyage, Mlle  Lacheneur ne demande à M. le baron qu’un bon appétit.

— Et j’en aurai, morbleu ! répondit gaiement le baron. Nous en aurons tous !…

Dans la cour de la ferme, le père Poignot attelait lui-même son meilleur cheval à la charrette qui devait transporter M. d’Escorval.

Le brave homme était tout triste du départ de ces hôtes pour lesquels il s’était exposé à de si grands périls. Il sentait qu’ils lui manqueraient, qu’il trouverait la maison vide, qu’il regretterait peut-être jusqu’à ses soucis.

Il ne voulut laisser à personne le soin de disposer bien commodément dans la charrette un bon matelas.

— Allons !… voilà qu’il est temps de partir !… soupira-t-il quand il eut terminé.

Et lentement, il gravit l’étroit escalier du petit grenier.

M. d’Escorval n’avait pas prévu ce moment.

À la vue de l’honnête fermier qui s’avançait, rouge d’émotion, pour lui faire ses adieux, il oublia tout le bien-être qu’il se promettait à la Borderie, pour ne se souvenir que de la loyale et courageuse hospitalité de cette maison qu’il allait quitter. Son cœur se serra, et une larme roula dans ses yeux.

— Vous m’avez rendu un de ces services dont on ne s’acquitte pas, père Poignot, prononça-t-il, avec une gravité solennelle, vous m’avez sauvé la vie…

— Oh ! ne parlons pas de ça, monsieur le baron. À ma place, vous eussiez fait comme moi, n’est-ce pas, ni plus ni moins…

— Soit !… je ne vous dirai même pas merci. J’espère maintenant vivre assez pour vous prouver que je ne suis pas un ingrat.

L’escalier était si raide et si étroit qu’on eut toutes les peines du monde à descendre le baron. On l’étendit sur le matelas, et en cas de fâcheuse rencontre, on étendit sur lui quelques brassées de paille qui le cachaient entièrement….

— Adieu donc !… dit le vieux fermier, ou plutôt au revoir, monsieur le baron, madame la baronne, et vous aussi monsieur le curé…

Puis, quand la dernière poignée de main eut été échangée :

— Y sommes-nous ? demanda le fils Poignot.

— Oui, répondit le baron.

— Alors en route !… hue ! le gris !…

La charrette roula, conduite avec les plus extrêmes précautions par le jeune paysan, à qui son père avait bien recommandé d’éviter les cahots.

À une vingtaine de pas en arrière, marchait Mme  d’Escorval donnant le bras à l’abbé Midon.

La nuit était noire, mais eût-il fait grand jour, l’ancien curé de Sairmeuse pouvait, sans courir le risque d’être reconnu, défier l’œil de tous ses paroissiens.

Il avait laisse croître ses cheveux et sa barbe, sa tonsure avait depuis longtemps disparu, et le manque d’exercice avait épaissi sa taille. Il était vêtu comme tous les paysans aisés des environs, d’une veste et d’un pantalon de ratine, et il était coiffé d’un immense chapeau de feutre qui lui tombait jusque sur le nez.

Il y avait bien des mois qu’il ne s’était senti l’esprit si libre. Les obstacles qui lui avaient paru le plus insurmontables ne s’aplanissaient-ils pas comme d’eux-mêmes ?

Il se représentait dans un avenir prochain le baron rétabli, déclaré innocent par des juges impartiaux, reprenant son ancienne existence à Escorval. Il se voyait lui-même, comme autrefois, dans son presbytère de Sairmeuse…

Seul, le souvenir de Maurice troublait cette sécurité. Comment ne donnait-il pas signe de vie ?…

— Mais s’il lui était arrivé malheur, nous le saurions, pensait le prêtre ; il a avec lui un brave homme, ce vieux soldat, qui braverait tout pour venir nous prévenir…

Ces pensées le préoccupaient tellement qu’il ne s’apercevait pas que Mme  d’Escorval s’appuyait de plus en plus lourdement à son bras.

— J’ai honte de l’avouer, dit-elle enfin ; mais je n’en puis plus, il y a si longtemps que je ne suis sortie, que j’ai comme désappris de marcher…

— Heureusement, nous approchons, madame, répondit l’abbé.

Bientôt, en effet, le fils Poignot arrêta sa charrette sur la grande route, devant le petit sentier qui conduit à la Borderie.

— Voilà le voyage fini !… dit-il au baron.

Et aussitôt, il donna un coup de sifflet, comme il l’avait fait quelques heures plus tôt, pour avertir de son arrivée.

Personne ne paraissant, il siffla de nouveau, plus fort, puis de toutes ses forces… rien encore.

Mme  d’Escorval et l’abbé Midon le rejoignaient à ce moment.

— C’est singulier, leur dit-il, que Marie-Anne ne m’entende pas… Nous ne pouvons descendre M. le baron sans l’avoir vue, et elle le sait bien… Si je courais l’avertir ?

— Elle se sera endormie, répondit l’abbé, veillez sur votre cheval, mon garçon, je vais aller la réveiller…

Il quitta le bras de Mme  d’Escorval sur ces mots, et gagna le sentier.

Certes, il n’avait pas l’ombre d’une inquiétude. Tout était calme et silence autour de la Borderie ; une lumière brillait aux fenêtres du premier étage.

Cependant, lorsqu’il vit la porte ouverte, un pressentiment vague tressaillit en lui.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? pensa-t-il.

Au rez-de-chaussée il n’y avait pas de lumière, et l’abbé qui ne connaissait pas les êtres de la maison, fut obligé de chercher l’escalier à tâtons.

Enfin, il le trouva et monta…

Mais sur le seuil de la chambre, il s’arrêta, pétrifié par l’horreur du spectacle qui s’offrit à lui…

La pauvre Marie-Anne gisait à terre, étendue sur le dos… Ses yeux, grands ouverts, étaient comme noyés dans un liquide blanchâtre ; sa langue noire et tuméfiée, sortait à demi de sa bouche.

— Morte !… balbutia le prêtre. Morte !…

Cependant, elle pouvait ne l’être pas… Il se roidit contre sa défaillance, et se penchant vers la malheureuse, il lui prit la main. Cette main était glacée et le bras avait la rigidité d’une barre de fer.

C’était plus d’indications qu’il n’en fallait pour éclairer l’expérience de l’abbé Midon.

— Empoisonnée !… murmura-t-il, avec de l’arsenic…

Il s’était relevé, perdu de stupeur, et son regard errait autour de la chambre, quand il aperçut son coffre de médicaments ouvert sur une table.

Vivement il s’avança, prit sans hésiter un flacon, le déboucha et le retourna dans le creux de sa main… il était vide.

— Je ne m’étais pas trompé ! fit-il.

Mais il n’avait pas de temps à perdre en conjectures.

L’important, avant tout, était de décider le baron à retourner à la ferme, sans pourtant lui apprendre un malheur qui l’eût fortement impressionné.

Imaginer un prétexte était assez facile.

Faisant sur soi-même un violent effort, le prêtre recouvra presque les apparences du sang-froid, et courant à la route, il expliqua au baron que le séjour de la Borderie était devenu impossible, qu’on avait vu rôder des hommes suspects, qu’on devait être plus prudent que jamais, maintenant qu’on connaissait les bonnes intentions de Martial de Sairmeuse…

Non sans résistance, le baron céda.

— Vous le voulez, curé, soupira-t-il, j’obéis… Allons, Poignot, mon garçon, ramène-moi chez ton père…

Mme  d’Escorval était montée sur la charrette près de son mari, le prêtre les regarda s’éloigner, et lorsqu’il n’entendit plus le bruit des roues il regagna la Borderie…

Il atteignait le corridor, quand des gémissements qu’il entendit, et qui partaient de la chambre de la morte, firent affluer tout son sang à son cœur… Il avança rapidement.

Près du corps de Marie-Anne, un homme agenouillé pleurait.

C’était un tout jeune homme, vêtu de haillons, et l’expression de son visage, son attitude, ses sanglots, trahissaient un immense désespoir.

Même, sa douleur profonde absorbait si complètement toutes les facultés de son âme, qu’il ne s’aperçut ni de l’arrivée ni de la présence de l’abbé Midon.

Qui était ce malheureux, qui avait osé s’introduire ainsi dans la maison ?

Après un premier moment de stupeur, l’abbé le devina plutôt qu’il ne le reconnut.

— Jean !… cria-t-il d’une voix forte et à deux reprises, Jean Lacheneur !…

D’un bond, le jeune homme fut debout, pâle, menaçant ; la flamme de la colère séchait les larmes dans ses yeux.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il d’un ton terrible, que faites-vous ici ?… Que me voulez-vous ?…

Sous ses habits de paysan, avec sa longue barbe, l’ancien curé de Sairmeuse était à ce point méconnaissable qu’il fut obligé de se nommer.

Mais, dès qu’il eut prononcé son nom, Jean eut un cri de joie.

— C’est le bon Dieu qui vous envoie, monsieur l’abbé, s’écria-t-il… Marie-Anne ne peut pas être morte !… Vous allez la sauver, vous qui en avez sauvé tant d’autres…

À un geste du prêtre qui lui montrait le ciel, il s’arrêta, devenant plus blême encore. Il comprenait qu’il n’était plus d’espérance.

— Allons !… reprit-il avec un accent d’affreux découragement, la destinée ne s’est pas lassée… Je veillais sur Marie-Anne, cependant, dans l’ombre, de loin… Et ce soir, je venais lui dire : « Défie-toi, sœur, prends garde !… »

— Quoi ! vous saviez…

— Je savais qu’elle était en grand danger, oui, monsieur l’abbé… Il y a de cela une heure, je soupais, dans un cabaret de Sairmeuse, quand le gars à Grollet est entré. « Te voilà, Jean ? me dit-il ; je viens de voir le père Chupin en embuscade près de la maison à la Marie-Anne ; quand il m’a aperçu, le vieux gueux, il a filé. » Aussitôt, j’ai ressenti comme un coup terrible. Je suis sorti comme un fou, je suis venu ici en courant de toutes mes forces… Mais quand la fatalité est sur un homme, vous savez ! Je suis arrivé trop tard.

L’abbé Midon réfléchissait.

— Ainsi, fit-il, vous supposez que c’est Chupin…

— Je ne suppose pas, monsieur le curé, j’affirme que c’est lui, le misérable traître, qui a commis cet abominable forfait.

— Encore faudrait-il qu’il y eût eu un intérêt quelconque…

Jean eut un de ces éclats de rire stridents qui sont peut-être l’expression la plus saisissante du désespoir.

— Soyez tranquille, monsieur le curé, interrompit-il, le sang de la fille lui sera payé et plus cher, sans doute, que le sang du père. Chupin a été le vil instrument du crime, mais ce n’est pas lui qui l’a conçu. C’est plus haut qu’il faut chercher le vrai coupable, bien plus haut, dans le plus beau château du pays, au milieu d’une armée de valets, à Sairmeuse enfin !…

— Malheureux, que voulez-vous dire !…

— Ce que je dis !

Et froidement il ajouta :

— L’assassin est Martial de Sairmeuse.

Le prêtre recula, véritablement effrayé des regards de ce malheureux jeune homme.

— Vous devenez fou !… dit-il sévèrement.

Mais Jean hocha gravement la tête.

— Si je vous parais tel, monsieur l’abbé, répondit-il, c’est que vous ignorez la passion furieuse de Martial pour Marie-Anne… Il en voulait faire sa maîtresse… Elle a eu l’audace de refuser cet honneur, c’est un crime qu’on châtie, cela… Le jour où il a été prouvé à M. le marquis de Sairmeuse que jamais la fille de Lacheneur ne serait à lui, il l’a fait empoisonner pour qu’elle ne fut pas à un autre…

Tout ce qu’on eût dit à Jean en ce moment, pour lui démontrer la folie de ses accusations, eût été inutile ; des preuves ne l’eussent pas convaincu ; il eût fermé les yeux à l’évidence. Il voulait que cela fût ainsi, parce que sa haine s’en arrangeait…

— Demain, pensait l’abbé, quand il sera plus calme, je le raisonnerai…

Et comme Jean se taisait :

— Nous ne pouvons, dit-il, laisser ainsi à terre le corps de cette infortunée, aidez-moi, nous allons le placer sur le lit.

Jean tressaillit de la tête aux pieds, et durant dix secondes hésita.

— Soit !… dit-il enfin…

Personne jamais n’avait couché dans ce lit que le pauvre Chanlouineau, au temps des illusions de son amour, avait destiné à Marie-Anne.

— Il sera pour elle, disait-il, ou il ne sera pour personne.

Et ce fût elle, en effet, qui y coucha la première, mais morte.

La douloureuse et pénible tâche remplie, Jean se laissa tomber dans le grand fauteuil où avait expiré Marie-Anne, et la tête entre les mains, les coudes aux genoux, il demeura silencieux, aussi immobile que ces statues de la douleur qu’on place sur les tombeaux

L’abbé Midon, lui, s’était mis à genoux à la tête du lit, et il récitait les prières des morts, demandant à Dieu paix et miséricorde au ciel pour celle qui avait tant souffert sur la terre…

Mais il ne priait que des lèvres… Sa pensée, en dépit de sa volonté et de ses efforts d’attention, lui échappait.

Il se demandait comment était morte Marie-Anne…

Etait-ce un crime ?… Etait-ce un suicide ?

Car l’idée du suicide lui vint. Mais il ne pouvait l’admettre, lui qui jadis avait surpris le secret de la grossesse de cette infortunée, et qui savait qu’elle était mère, bien qu’il ne sût pas ce qu’était devenu son enfant.

D’un autre côté, comment expliquer un crime ?…

Le prêtre avait scrupuleusement examiné la chambre, et il n’y avait rien découvert qui trahit la présence d’une personne étrangère.

Tout ce qu’il avait constaté, c’est que son flacon d’arsenic était vide, et que Marie-Anne avait été empoisonnée avec le bouillon dont il restait quelques gouttes dans la tasse, laissée sur la cheminée.

— Quand il fera jour, pensa l’abbé Midon, je verrai dehors…

Dès que le jour parut, en effet, il descendit dans le jardin et se mit à décrire autour de la maison des cercles de plus en plus étendus, à la façon des chiens qui quêtent.

Il n’aperçut rien, d’abord, qui pût le mettre sur la voie, ni traces de pas ni empreintes.

Il allait abandonner ces inutiles investigations quand, étant entré dans le petit bois, il aperçut de loin comme une grande tache noire sur l’herbe. Il s’approcha… c’était du sang.

Fortement impressionné, il courut appeler le frère de Marie-Anne pour lui montrer sa découverte.

— On a assassiné quelqu’un à cette place, prononça Jean, et cela cette nuit même, car le sang n’a pas eu le temps de sécher.


D’un coup d’œil l’abbé Midon avait exploré le terrain aux alentours.

— La victime perdait beaucoup de sang, dit-il, on arriverait peut-être à la connaître en suivant ses traces.

— Je vais toujours essayer, répondit Jean. Remontez, monsieur le curé, je serai bientôt de retour.

Un enfant eût reconnu le chemin suivi par le blessé, tant les marques de son passage étaient claires et distinctes. Il s’était traîné presque à plat ventre, on le reconnaissait à l’herbe foulée et aux endroits où il y avait de la poussière, et en outre, de place en place, on retrouvait des taches de sang.

Cette piste si visible s’arrêtait à la maison de Chupin. La porte était fermée. Jean frappa sans hésiter.

L’aîné des fils du vieux maraudeur vint lui ouvrir, et il vit un spectacle étrange.

Le cadavre du traître avait été jeté à terre, dans un coin ; le lit était bouleversé et brisé, toute la paille de la paillasse était éparpillée, et les fils et la femme du défunt, armés de pelles et de pioches, retournaient avec acharnement le sol battu de la masure. Ils cherchaient le trésor…

— Qu’est-ce que vous voulez ?… demanda rudement la veuve.

— Le père Chupin…

— Tu vois bien qu’on l’a assassiné, répondit un des fils. Et brandissant son pic à deux pouces de la tête de Jean :

— Et l’assassin est peut-être dans ta chemise, canaille !… ajouta-t-il. Mais c’est l’affaire de la justice… Allons, décampe, ou sinon !…

S’il n’eût écouté que les inspirations de sa colère, Jean Lacheneur eût certes essayé de faire repentir les Chupin de leurs provocations et de leurs menaces…

Mais une rixe, en ce moment, était-elle admissible ?

Il s’éloigna donc sans mot dire, et rapidement reprit la route de la Borderie.

Que Chupin eût été tué, cela renversait toutes ses idées et en même temps l’irritait.

— J’avais juré, murmurait-il, que le traître qui a vendu mon père ne périrait que de ma main, et voici que ma vengeance m’échappe, on me l’a volée !…

Puis, il se demandait quel pouvait bien être le meurtrier du vieux maraudeur.

— Serait-ce Martial, pensait-il, qui l’a assassiné après qu’il a eu empoisonné Marie-Anne ?… Tuer un complice, c’est un moyen sûr de s’assurer de son silence !…

Il était arrivé à la Borderie, et déjà il prenait la rampe pour monter au premier étage, quand il crut entendre comme le murmure d’une conversation dans la pièce du fond.

— C’est étrange, se dit-il, qui donc serait là !…

Et, poussé par un mouvement instinctif de curiosité, il alla frapper à la porte de communication…

À l’instant même, l’abbé Midon parut, et retira brusquement la porte à lui. Il était plus pâle que de coutume, et visiblement agité.

— Qu’y a-t-il ? monsieur le curé, demanda Jean vivement.

— Il y a… il y a… Devinez qui est là, de l’autre côté…

— Eh ! comment deviner ?…

— Maurice d’Escorval et le caporal Bavois.

Jean eut un geste de stupeur.

— Mon Dieu !… balbutia-t-il.

— Et c’est miracle qu’il ne soit pas monté.

— Mais d’où vient-il, comment n’avait-il pas donné de ses nouvelles !…

— Je l’ignore… Il n’y a pas cinq minutes qu’il est là… Pauvre garçon !… Après que je lui ai eu dit que son père est sauvé, son premier mot a été : « Et Marie-Anne ? » Il l’aime plus que jamais… il arrive le cœur tout rempli d’elle, confiant, radieux d’espoir, et moi je tremble, j’ai peur de lui annoncer la vérité…

— Oh ! le malheureux ! le malheureux !…

— Vous voici prévenu, soyez prudent… et maintenant, venez.

Ils entrèrent ensemble, et c’est avec toutes les effusions de l’amitié la plus vive, que Maurice et le vieux soldat serrèrent les mains de Jean Lacheneur.

Ils ne s’étaient pas vus depuis le duel dans les landes de la Rèche, interrompu par l’arrivée des soldats, et quand ils s’étaient séparés ce jour-là, ils ne savaient pas s’ils se reverraient jamais…

— Et cependant nous voici réunis, répétait Maurice, et nous n’avons plus rien à craindre.

Jamais cet infortuné n’avait été si gai, et c’est de l’air le plus enjoué qu’il se mit à expliquer les raisons de son long silence.

— Trois jours après avoir passé la frontière, racontait-il, le caporal Bavois et moi arrivions à Turin. Franchement il était temps, nous étions épuisés de fatigue. J’avais tenu à descendre dans une assez piteuse auberge, et on nous avait donné une chambre à deux lits…

Je me rappelle que le soir, en nous couchant, le caporal me disait : « Je suis capable de dormir deux jours sans débrider. » Moi, je me promettais bien un somme de plus de douze heures… Nous comptions sans notre hôte, comme vous l’allez voir…

Il faisait à peine jour, le lendemain, quand nous sommes éveillés par un grand tumulte… Une douzaine de messieurs de mauvaise mine envahissent notre chambre, et nous commandent brutalement, en italien, de nous habiller… Nous n’étions pas les plus forts, nous obéissons. Et une heure plus tard, nous étions bel et bien en prison, enfermés dans la même cellule. Nos idées, j’en conviens, n’étaient pas couleur de rose…

Il me souvient parfaitement que le caporal ne cessait de me dire du plus beau sang-froid : « Pour obtenir notre extradition, il faut quatre jours, trois jours pour nous ramener à Montaignac, ça fait sept ; mettons qu’on me laissera là-bas vingt-quatre heures pour me reconnaître, c’est en tout huit jours que j’ai encore à vivre. »

— C’est que, ma foi !… je le pensais, approuva le vieux soldat.

— Pendant plus de cinq mois, poursuivit Maurice, nous nous sommes dit, en guise de bonsoir : « C’est demain qu’on viendra nous chercher. » Et on ne venait pas.

Nous étions, d’ailleurs, convenablement traités ; on m’avait laissé mon argent et on nous vendait volontiers certaines petites douceurs ; on nous accordait, chaque jour, deux heures de promenade dans une cour aussi large qu’un puits ; on nous prêtait même quelques livres…

Bref, je ne me serais pas trouvé extraordinairement à plaindre, si j’avais pu recevoir des nouvelles de mon père et de Marie-Anne et leur donner des miennes… Mais nous étions au secret, sans communications avec les autres prisonniers…

Enfin, à la longue, notre détention nous parut si étrange et nous devint si insupportable, que nous résolûmes, le caporal et moi, d’obtenir, quoi qu’il dût nous en coûter, des éclaircissements.

Nous changeâmes de tactique. Nous nous étions jusqu’alors montrés résignés et soumis, nous devînmes tout à coup indisciplinés et furieux. Nous remplissions la prison de nos protestations et de nos cris, nous demandions sans cesse le directeur ; nous réclamions l’intervention de l’ambassadeur français.

Ah ! le résultat ne se fit pas attendre.

Par une belle après-dîner, le directeur nous mit poliment dehors, non sans nous avoir exprimé le regret qu’il éprouvait de se séparer de pensionnaires de notre importance, si aimables et si charmants.

Notre premier soin, vous le comprenez, fut de courir à l’ambassade. Nous n’arrivâmes pas à l’ambassadeur, mais le premier secrétaire nous reçut. Il fronça le sourcil, dès que je lui eus exposé notre affaire, et sa mine devint excessivement grave.

Je me rappelle mot pour mot sa réponse :

« Monsieur, me dit-il, je puis vous affirmer que les poursuites dont vous avez été l’objet en France, ne sont pour rien dans votre détention ici. »

Et comme je m’étonnais :

« Tenez, ajouta-t-il, je vais vous exprimer franchement mon opinion. Un de vos ennemis, cherchez lequel, doit avoir à Turin des influences très-puissantes… Vous le gêniez, sans doute, il vous a fait enfermer administrativement par la police piémontaise… »

D’un formidable coup de poing, Jean Lacheneur ébranla la table placée près de lui.

— Ah !… le secrétaire d’ambassade avait raison, s’écria-t-il… Maurice, c’est Martial de Sairmeuse qui t’a fait arrêter là-bas.

— Ou le marquis de Courtomieu, interrompit vivement l’abbé, en jetant à Jean un regard qui arrêta sa pensée sur ses lèvres.

La flamme de la colère avait brillé dans les yeux de Maurice, mais presque aussitôt il haussa les épaules.

— Bast !… prononça-t-il, je ne veux plus me souvenir du passé… Mon père est rétabli, voilà l’important. Nous trouverons bien, monsieur le curé aidant, quelque moyen de lui faire franchir la frontière sans danger… Entre Marie-Anne et moi, il oubliera que mes imprudences ont failli lui coûter la vie… Il est si bon, mon père ! Nous nous établirons en Italie ou en Suisse. Vous nous accompagnerez, monsieur l’abbé, et toi aussi, Jean… Vous, caporal, c’est entendu, vous êtes de la maison…

Rien d’horrible comme de voir joyeux et plein de sécurité, tout rayonnant d’espoir, l’homme que l’on sait frappé d’une catastrophe qui doit briser sa vie…

Si désolante était l’impression de l’abbé Midon et de Jean, qu’il en parut sur leur visage quelque chose que Maurice remarqua.

— Qu’avez-vous ? demanda-t-il tout surpris.

Les autres tressaillirent, baissèrent la tête et se turent.

Alors, l’étonnement de l’infortuné se changea en une vague et indicible épouvante.

D’un seul effort de réflexion, il s’énuméra tous les malheurs qui pouvaient l’atteindre.

— Qu’est-il donc arrivé ? fit-il d’une voix étouffée ; mon père est sauvé, n’est-ce pas ?… Ma mère n’aurait rien à souhaiter, m’avez-vous dit, si j’étais près d’elle… C’est donc Marie-Anne !…

Il hésitait.

— Du courage, Maurice, murmura l’abbé Midon, du courage !

Le malheureux chancela, plus blanc que le mur de plâtre contre lequel il s’appuya.

— Marie-Anne est morte ! s’écria-t-il.

Jean Lacheneur et le prêtre gardèrent le silence.

— Morte ! répéta-t-il, et pas une voix au dedans de moi-même ne m’a prévenu… Morte !… quand ?

— Cette nuit même, répondit Jean.

Maurice se redressa, tout frémissant d’un espoir suprême.

— Cette nuit même, fit-il… mais alors… elle est ici, encore ! Où ?… là haut…

Et sans attendre une réponse, il s’élança vers l’escalier, si rapidement que ni Jean ni l’abbé Midon n’eurent le temps de le retenir.

En trois bonds il fut à la chambre, il marcha droit au lit et, d’une main ferme, il écarta le drap qui recouvrait le visage de la morte.

Mais il recula en jetant un cri terrible…

Était-ce là, vraiment, cette belle, cette radieuse Marie-Anne, qui l’avait aimé jusqu’à l’abandon de soi-même !… Il ne la reconnaissait pas.

Il ne pouvait reconnaître ces traits, dévastés et crispés par l’agonie, ce visage gonflé et bleui par le poison ; ces yeux, qui disparaissaient presque sous une bouffissure sanguinolente…

Quand Jean Lacheneur et le prêtre arrivèrent près de lui, ils le trouvèrent debout, le buste rejeté en arrière, la pupille dilatée par la terreur, la bouche entr’ouverte, les bras roidis dans la direction du cadavre.

— Maurice, fit doucement l’abbé, revenez à vous, du courage…

Il se retourna, et avec une navrante expression d’hébétement :

— Oui, bégaya-t-il, c’est cela… du courage !…

Il s’affaissait, il fallut le soutenir jusqu’à un fauteuil.

— Soyez homme, poursuivait le prêtre ; où donc est votre énergie ? vivre, c’est souffrir…

Il écoutait, mais il ne semblait pas comprendre.

— Vivre !… balbutia-t-il, à quoi bon, puisqu’elle est morte !…

Ses yeux secs avaient l’éclat sinistre de la démence. L’abbé eut peur.

— S’il ne pleure pas, il est perdu ! pensa-t-il.

Et d’une voix impérieuse :

— Vous n’avez pas le droit de vous abandonner ainsi… prononça-t-il, vous vous devez à votre enfant !…

L’inspiration du prêtre le servit bien.

Le souvenir qui avait donné à Marie-Anne la force de maîtriser un instant la mort, arracha Maurice à sa dangereuse torpeur. Il tressaillit, comme s’il eût été touché par une étincelle électrique, et se dressant tout d’une pièce :

— C’est vrai, dit-il, je dois vivre. Notre enfant, c’est encore elle… conduisez-moi près de lui…

— Pas en ce moment, Maurice, plus tard.

— Où est-il ?… Dites-moi où il est ?…

— Je ne puis, je ne sais pas…

Une indicible angoisse se peignit sur la figure de Maurice, et d’une voix étranglée :

— Comment ! vous ne savez pas, fit-il, elle ne s’était donc pas confiée à vous ?

— Non… J’avais surpris le secret de sa grossesse, et j’ai été, j’en suis sûr, le seul à le surprendre…

— Le seul !… mais alors notre enfant est mort, peut-être, et s’il vit qui me dira où il est !

— Nous trouverons, sans doute, quelque note qui nous mettra sur la voie…

Le malheureux pressait son front entre ses mains, comme s’il eut espéré en faire jaillir une idée…

— Vous avez raison, balbutia-t-il. Marie-Anne, quand elle s’est vue en danger, ne peut avoir oublié son enfant… Ceux qui la soignaient à ses derniers moments ont dû recueillir les indications qui m’étaient destinées… Je veux interroger les gens qui l’ont veillée… Quels sont-ils ?

Le prêtre détourna la tête.

— Je vous demande qui était près d’elle quand elle est morte, insista Maurice, avec une sorte d’égarement.

Et comme l’abbé se taisait encore, une épouvantable lueur se fit dans son esprit. Il s’expliqua le visage décomposé de Marie-Anne.

— Elle a péri victime d’un crime !… s’écria-t-il. Un monstre existait qui la haïssait à ce point de la tuer… la haïr, elle !

Il se recueillit un moment, et d’une voix déchirante :

— Mais si elle est morte ainsi, reprit-il, foudroyée, notre enfant est peut-être perdu à tout jamais ! Et moi qui lui avais recommandé, ordonné les plus savantes précautions ! Ah ! c’est une malédiction !…

Il retomba sur le fauteuil, abîmé de douleur, l’éclat de ses yeux pâlit et des larmes silencieuses roulèrent le long de ses joues.

— Il est sauvé !… pensa l’abbé Midon.

Et il restait là, tout ému de ce désespoir immense, insondable, quand il se sentit tirer par la manche.

Jean Lacheneur, dont les yeux flamboyaient, l’entraîna dans l’embrasure d’une croisée.

— Qu’est-ce que cet enfant ? demanda-t-il d’un ton rauque.

Une fugitive rougeur empourpra les pommettes du prêtre.

— Vous avez entendu, répondit-il.

— J’ai compris que Marie-Anne était la maîtresse de Maurice, et qu’elle a eu un enfant de lui. C’est donc vrai ?… Je ne voulais pas, je ne pouvais pas le croire !… Elle que je vénérais à l’égal d’une sainte !… Son front si pur et ses chastes regards mentaient. Et lui, Maurice, qui était mon ami, qui était comme le fils de notre maison !… Son amitié n’était qu’un masque qu’il prenait pour nous voler plus sûrement notre honneur !…

Il parlait, les dents serrées par la colère, si bas, que Maurice ne pouvait l’entendre.

— Mais comment a-t-elle donc fait, poursuivait-il, pour cacher sa grossesse… Personne dans le pays ne l’a soupçonnée, personne absolument. Et après ? qu’a-t-elle fait de l’enfant ?… Aurait-elle été prise de l’effroi de la honte, de ce vertige qui pousse au crime les pauvres filles séduites et abandonnées… Aurait-elle tué son enfant ?…

Un sourire sinistre effleurait ses lèvres minces.

— Si l’enfant vit, ajouta-t-il, comme en a parte, je saurai bien le découvrir où qu’il soit, et Maurice sera puni de son infamie…

Il s’interrompit ; le galop de deux chevaux, sur la grande route, attirait son attention et celle de l’abbé Midon.

Ils regardèrent à la fenêtre et virent un cavalier s’arrêter devant le petit sentier, descendre de cheval, jeter la bride à son domestique, à cheval comme lui, et s’avancer vers la Borderie…

À cette vue, Jean Lacheneur eut un véritable rugissement de bête fauve.

— Le marquis de Sairmeuse, hurla-t-il, ici !…

Il bondit jusqu’à Maurice, et le secouant avec une sorte de frénésie :

— Debout !… lui cria-t-il, voilà Martial, l’assassin de Marie-Anne ! debout, il vient, il est à nous !…

Maurice se dressa, ivre de colère, mais l’abbé Midon leur barra le passage.

— Pas un mot, jeunes gens, prononça-t-il, pas une menace, je vous le défends… respectez au moins cette pauvre morte qui est là !…

Son accent et ses regards avaient une autorité si irrésistible, que Jean et Maurice furent comme changés en statues.

Le prêtre n’eut que le temps de se retourner, Martial arrivait…

Il ne dépassa pas le cadre de la porte, son coup d’œil si pénétrant embrassa la scène, il pâlit extrêmement, mais il n’eut ni un geste, ni une exclamation…

Si grande cependant que fût son étonnante puissance sur soi, il ne put articuler une syllabe, et c’est du doigt qu’il interrogea, montrant Marie-Anne, dont il distinguait la figure convulsée dans l’ombre des rideaux.

— Elle a été lâchement empoisonnée hier soir, prononça l’abbé Midon.

Maurice, oubliant les ordres du prêtre, s’avança…

— Elle était seule, dit-il, et sans défense, je ne suis en liberté que depuis deux jours. Mais je sais le nom de celui qui m’a fait arrêter à Turin et jeter en prison, on me l’a dit !

Instinctivement Martial recula.

— C’est donc toi, misérable !… s’écria Maurice, tu avoues donc ton crime, infâme…

Une fois encore l’abbé intervint ; il se jeta entre ces deux ennemis, persuadé que Martial allait se précipiter sur Maurice.

Point. Le marquis de Sairmeuse avait repris cet air ironique et hautain qui lui était habituel. Il sortit de sa poche une volumineuse enveloppe et la lançant sur la table :

— Voici, dit-il froidement, ce que j’apportais à Mlle  Lacheneur. C’est d’abord un sauf-conduit de Sa Majesté pour M. le baron d’Escorval. De ce moment, il peut quitter la ferme de Poignot et rentrer à Escorval, il est libre, il est sauvé ; sa condamnation sera réformée. C’est ensuite un arrêt de non-lieu rendu en faveur de M. l’abbé Midon, et une décision de l’évêque qui le réinstalle à sa cure de Sairmeuse. C’est, enfin, un congé en bonne forme et un brevet de pension au nom du caporal Bavois.

Il s’arrêta, et comme la stupeur clouait tout le monde sur place, il s’approcha du lit de Marie-Anne.

Il étendit la main au-dessus de la morte, et d’une voix qui eût fait frémir la coupable jusqu’au plus profond de ses entrailles, si elle l’eût entendue :

— À vous, Marie-Anne, prononça-t-il, je jure que je vous vengerai !…

Il demeura dix secondes immobile, perdu de douleur, puis tout à coup, vivement, il se pencha, mit un baiser au front de la morte, et sortit…

— Et cet homme serait coupable !… s’écria l’abbé Midon, vous voyez bien, Jean, que vous êtes fou !…

Jean eut un geste terrible.

— C’est juste !… fit-il, et cette dernière insulte à ma sœur morte, c’est bien de l’honneur, n’est-ce pas ?…

— Et le misérable me lie les mains, en sauvant mon père ! s’écria Maurice.

Placé près de la fenêtre, l’abbé put voir Martial remonter à cheval…

Mais le marquis de Sairmeuse ne reprit pas la route de Montaignac, c’est vers le château de Courtomieu qu’il galopa…