Monsieur Nicolas/Première époque/Dédicace

La bibliothèque libre.

.

DEDICACE
À MOI
(1777)


Cher MOI ! le meilleur de mes amis, le plus puissant de mes protecteurs, et mon souverain le plus direct, agréez l’hommage que je vous fais de ma dissection morale : ce sera tout à la fois un remercîment pour tous les services que vous m’avez rendus, et un encouragement à m’en rendre de nouveaux.

Vous êtes le meilleur de mes amis, quoique vous m’ayez quelquefois trahi. Mais comme c’était moins par malice, que par erreur, je ne crois pas qu’une pareille faute soit un tort réel de vous à moi. Vous croyiez me procurer un avantage ; et lorsque, par l’événement, vous découvriez que c’était le contraire, la douleur que vous en ressentiez était si vive et si vraie, qu’elle manifestait assez votre bonne intention.

Vous êtes le plus puissant de mes protecteurs, cher Moi. En effet, lorsque vous avez voulu me servir, quel zèle ! quelle activité ! rien ne vous rebutait ; vous forciez toutes les barrières ! Avec quel art vous me conciliiez la bienveillance de mes semblables ! comme vous saviez me rendre intéressant ! Si vous ne réussissiez pas, c’est qu’il était impossible de réussir ; souvent d’un seul acte de volonté, vous m’avez procuré tous les biens, en réglant mes désirs : ce qui vaut cent fois mieux que toutes les jouissances.

Vous êtes le plus sage de mes conseillers. Quand ai-je commis une imprudence, sans que vous ne m’en eussiez averti, en me disant : « Je vais faire une sottise ! » Combien ne m’avez-vous pas crié : « Prenez garde ! » Tout ce que j’ai fait de bien, je l’ai fait parce que je vous ai écouté ; parce que je me suis recueilli avec vous. Tout ce que j’ai fait de mal, vient de ce que j’ai trop donné au hasard, et que je n’en ai pas assez délibéré avec vous, et votre plus intime amie, notre conscience, avec laquelle je vous brouille quelquefois.

Lors même que j’obligeais mes semblables, ne me disiez-vous pas : « Oblige d’une manière noble et généreuse ; il n’en coûte pas plus, et le bienfait est double. Oblige, et il est impossible que tu ne sois pas obligé à ton tour : l’amitié est un champ qu’on sème. Si tu méfais, on te méfera au double ; la vengeance suit la même proportion que la chute des corps, qui s’accélère à mesure qu’ils tombent. » Combien de fois, lorsqu’on m’avait causé quelque dommage, n’avez-vous pas fait en sorte que je ne me misse pas en colère ; que je ne me vengeasse qu’en idée, avec une sorte de rage ! Vous me faisiez ainsi exhaler mon feu ; et puis quand j’étais calmé, vous me présentiez le miroir de la prudence, où se peignaient les suites de ma frénésie, de manière à m’effrayer : alors vous me disiez : « Voudrais-tu avoir fait ce que tu viens de penser ? — Ho non ! » vous répondais-je. Et je ne manquais pas de mettre à profit cette sage leçon par la suite.

Depuis longtemps vous me pressez de mettre la main à la plume, pour écrire ma propre histoire ; et voici vos raisons : « Tu es mal connu, quoique très connu ; car tu es calomnié : tu dois te justifier, en ouvrant ton cœur au public comme, un livre, et en disant à tes amis, comme à tes ennemis : — Lisez-moi ; me voilà devenu un livre à mon tour, moi qui en ai tant fait, où vous avez lu les autres. Quand je vous les ai présentés, je les ai couverts d’un voile. Moi, je me montre sans voile ; je suis le Monsieur Nicolas : je ne vais rien déguiser ; je disséquerai l’homme ordinaire, comme J.-J. Rousseau a disséqué le grand homme : mais je ne l’imiterai pas servilement ; il ne m’a pas donné l’idée de cet Ouvrage, c’est moi qui me la suis donnée[1]. — Voilà ce que tu diras, en commençant, » m’avez-vous dit, cher moi ! « Ensuite tu donneras une idée de l’Ouvrage, en peu de lignes. Je suis né auteur ; toute ma vie j’ai toujours aimé à écrire : mon histoire en sera plus facile : j’aurai pour la composer deux secours qui manquent à presque tous les autres hommes, des cahiers qui remontent jusqu’à 1749, et mes lettres à mes amis des deux sexes. La première de mes lettres date de mes dix-huit ans et demi. Je ne conduirai mon histoire par ressouvenirs que jusque-là. Plusieurs de mes lettres ont paru dans quelques-uns de mes Ouvrages ; mais elles n’en seront que plus intéressantes, placées en récit, parce qu’elles découvriront une infinité de vérités dans mes Romans, qui ne méritent ce nom, qu’en l’appliquant dans sa première signification, où il ne voulait dire autre chose, qu’ouvrage écrit en langue vulgaire : c’était par opposition à tous les autres ouvrages, qui étaient en Latin, ou en Grec ; l’Évangile en Français était dit, l’Evangile écrit en Roman ; un sermon en Français, était un roman ; une chanson Française, une romance ; une histoire Française, un roman. C’est donc un roman que je vous donne, honorable Lecteur ; mais soyez sûr de n’y trouver que des faits véritables, consignés dans des lettres véritablement écrites. Je n’ai pas besoin de rien inventer ; ma vie fut pleine d’événements capables d’intéresser, parce que je fus toujours exempt de trois vices, qui consument et abrutissent les autres hommes, le vin et la table, le jeu, l’indolence. Tous mes instants ont été remplis par le travail et par la plus noble des passions, la seule véritablement intéressante, l’amour. J’aimai mes parents, la vertu, la vérité, quelquefois trop le plaisir ; jamais le vice. »

Bien ! cher moi ! J’imprimerai cela, par déférence pour vous.

Je vous souhaite la paix.

  1. Si la Dédicace est bien de 1777, cette phrase sur J.-J. Rousseau a dû être ajoutée plus tard, car les Confessions n’ont été connues qu’en 1782. (Note de l’Éditeur.)