Monsieur Nicolas/Première époque/Introduction

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MONSIEUR NICOLAS
ou le
CŒUR HUMAIN DÉVOILÉ

INTRODUCTION


Jentreprends de vous donner en entier la Vie d’un de vos semblables, sans rien déguiser, ni de ses pensées, ni de ses actions. Or cet homme, dont je vais anatomiser le moral, ne pouvait être que moi. Sans avoir encore lu Montaigne, je sais qu’il a dit : « Tout bien compté, on ne parle jamais de soi sans perte : si on se condamne, les autres en croient plus qu’on n’en dit ; si on se loue, ils ne croient aucune des louanges qu’on se donne. » Cependant, je persiste dans mon projet : ce n’est pas ma vie que je fais ; c’est l’histoire d’un homme.

Il existe deux modèles de mon entreprise ; les Confessions de l’Évêque d’Hippone, et celles du Citoyen de Genève. J’ai beaucoup du caractère d’Augustin ; je ressemble moins à J.-J. Rousseau : je n’imiterai ni l’un, ni l’autre. J’ai des preuves que J.-J. Rousseau a fait un roman ; et pour Augustin, ses Confessions ne sont véritablement qu’un apologue. L’exactitude et la sincérité sont absolument nécessaires, dans mon plan, puisque je dois anatomiser le cœur humain sur mon sens intime, et sonder les profondeurs du moi. Ce ne sont même pas mes Confessions que je fais ; ce sont les Ressorts du Cœur humain que je dévoile. Disparaisse Nicolas-Edme, et que l’homme seul demeure !… Mais il n’en est pas moins vrai que c’est Nicolas-Edme qui s’immole, et qui, au lieu de son corps malade, lègue aux moralistes son âme viciée, pour qu’ils la dissèquent utilement, aux yeux de leur siècle, et des âges futurs. Je serai vrai, lors même que la vérité m’exposera au mépris. C’est ici le cas de tout braver, ou de se cacher ; le parti mitoyen serait une infamie.

Je suis né avec des passions vives : elles m’ont rendu heureux et malheureux. Si l’on me considère sous le premier point de vue, il ne fut jamais de monarque, de favori de la Fortune, qui ait eu plus de jouissances que moi. Si, au contraire, on fait attention à mes privations, à mes peines, qui fut jamais plus à plaindre ! Haï, méprisé, persécuté, trahi, condamné par la pauvreté au travail le plus rude et le plus continuel, abreuvé d’opprobres, mis au-dessous de ceux qui ne me valaient pas, malheureux par les femmes sous tous les rapports, réduit longtemps à manquer du nécessaire, tremblant pour ma liberté, craignant pour ma vie, tenté par l’affreuse idée du suicide, ne trouvant de la joie, ou plutôt de la consolation, que dans la vue d’une destruction prochaine, voilà quel a été mon sort : cet horrible tableau n’est pas exagéré.

Si, jetant les yeux sur mes qualités, on en fait l’énumération, l’on trouvera que j’ai toujours été frugal, laborieux, économe, compatissant à l’excès ; que je n’ai été ni joueur, ni buveur, ni gourmand : modeste sur mon compte, je rougissais d’être estimé ; depuis, j’ai souvent été le censeur le plus rigide de mes Ouvrages, et quelquefois le plus éclairé ; souvent, j’ai diminué mon salaire, en disant : Je n’ai pas tant mérité.

Mais, d’un autre côté, j’ai été emporté, brutal, furieux ; d’un caractère impatient au joug, dur, impérieux, sacrifiant tout au penchant frénétique pour les femmes, me livrant, pour le satisfaire, à des excès punissables ; ne respectant ni la pudeur, ni la décence ; m’exposant moi-même, exposant des âmes encore pures aux suites affreuses du libertinage, achevant de précipiter, dans ce gouffre immonde, de jeunes filles qui ne s’en étaient encore qu’approchées. Avare quelquefois jusqu’à l’inhumanité, je refusais une bagatelle : prodigue souvent jusqu’à la pusillanimité qui se laisse dépouiller, je soldais lâchement le vice ; honteux par orgueil, avide de louanges, en paraissant les dédaigner ; insouciant et désintéressé par paresse ; cynique par un sentiment superbe de mon mérite ; coquet jusqu’au ridicule ; jaloux, envieux, caustique, grotesque, impudent, quels défauts n’ai-je pas eus !… Et pourtant, je me suis quelquefois privé du nécessaire, pour le pauvre : j’ai souvent été obligeant en secret ; j’ai servi, secouru mes ennemis, sans que jamais ils l’aient su ; j’ai obligé mes amis, sous le nom de personnes qui ne songeaient pas à eux, parce que je préférais le titre d’ami, à celui de bienfaiteur ; j’ai adouci les derniers moments d’un moribond, en feignant d’être chargé d’une réconciliation, que j’ai ensuite effectuée ; j’ai sauvé l’honneur à des filles, à trois femmes ; j’ai vaincu les plus fortes passions ; j’ai, habituellement, rapporté obligeamment les discours désobligeants, pour calmer les inimitiés. Mais on m’a vu brouiller des amis, par imprudence, par légèreté ; j’ai menti avec le ton de la candeur ; j’ai insulté des femmes, des jeunes filles, par des expressions libertines…

Inconcevable labyrinthe du cœur humain ! ô chaos, qui renfermes tous les contraires, qui te débrouillera ?… Moi… dans moi-même. Je ne déguiserai rien, ô Lecteur ! ni les vices, ni les crimes, ni les turpitudes, ni les obscénités !… Oui, j’avouerai jusqu’aux motifs secrets qui me font écrire mon histoire. Je veux du moins avoir ce mérite, d’étonner par l’excès de ma sincérité ! O mon ami Lecteur ! (car vous m’aimerez, en me lisant, et vous m’estimerez peut-être, malgré mes défauts), soyez patient[1] ! la justice que je vous demande, est de ne me juger, à chaque fait, qu’après l’avoir lu tout entier. Je vous donne ici un livre d’histoire naturelle, qui me met au-dessus de Buffon ; un livre de philosophie, qui me met à côté de Rousseau, de Voltaire, de Montesquieu : je vous raconterai la Vie d’un homme naturel, qui ne redoutera que le mensonge. Je laisse ce modèle aux races futures. L’imitation n’en est pas aisée ! j’y ai renoncé vingt fois.

Mon premier motif avait été de m’historier. Gâté par quelques succès, qui m’avaient attiré des cajoleries, je me crus un personnage… Cette erreur ne dura que six mois. Revenu dans mon bon sens, je tirai du moins cet avantage de ma folie passagère, qu’elle me donna l’idée d’une production aussi vaste, qu’utile et philosophique, dont le sujet ne pouvait être que moi-même. Dans le projet que je conçus, de dévoiler les ressorts du Cœur humain, comment assigner, au juste, les motifs qui auraient fait agir tout autre que moi ? À tout moment, j’aurais pu me tromper ! et ne pouvant jamais être sûr de ce que j’aurais conjecturé, comment aurais-je mérité la confiance d’autrui ? Mais, en écrivant ce que j’ai fait ; en rendant compte de ce que j’ai senti ; en scrutant sévèrement mes motifs ; en me disséquant moi-même pour ainsi dire, possible parviendrai-je, par cette anatomie douloureuse, à donner à ma nation le plus utile des livres, à éclairer mon siècle, à profiter à la postérité, qui peut-être n’aura pas un homme aussi courageusement vrai, car je vis dans un âge fécond en hommes et en événements extraordinaires, qui tiennent ma tête exaltée. J’ai, de plus, une vie très remplie de traits ordinaires et communs, où chacun peut se retrouver ; des faits extraordinaires, étranges, propres à soutenir la curiosité par l’étonnement et la surprise. Mais (je le répète,) il faut que je porte la véracité jusqu’au scrupule le plus timide. Ceux qui me connaissent, pourront me démentir : mais qu’ils se nomment, s’ils veulent avoir explication, ou justification.

Je donnerai, dans Monsieur Nicolas, l’histoire et la clef de mes Ouvrages : toutes les aventures que j’y ai rapportées, ont un fond vrai. Mais il y fallait quelque déguisement, soit qu’elles m’appartinssent, soit qu’elles fussent à d’autres : ici, la vérité sera dépouillée du clinquant de la fable, et la fiction ne la voilera plus.

La Vie de mon Père, publiée en 1778, contient tout ce qui regarde ma famille ; je ne le repéterai pas : mais je ne saurais me dispenser de rectifier la Généalogie placée à la fin de la troisième édition. Ce n’est pas en tout une plaisanterie pleine de sel de mon aïeul Pierre Restif le sévère, comme on le nommait : la vérité se trouve dans les dernières générations.

Pour entendre ce morceau, il faut savoir que Pierre était homme d’esprit et de plaisir, sacrifiant sa fortune, assez considérable, au désir de briller. Il avait épousé une parente du président Cœurderoi, et recevait chez lui les seigneurs des villages circonvoisins. Comme Pierre était roturier, ils affectaient souvent, à sa table, de parler de leur généalogie. Pierre les écoutait avec impatience, et quelquefois les ironisait ; car on ne persifflait pas encore. Un jour de grand régal (c’était la fête patronale de Nitry), un comte d’Arcy se formalisa. Pierre, qui sans doute s’y était attendu, lui répondit : — « Je n’ai critiqué votre généalogie, que parce que la mienne date de plus loin, qu’elle est mieux prouvée, plus illustre, plus variée, mieux raisonnée. — Ha ! voyons ! s’écrièrent tous les gentilshommes. — « C’est celle de sa femme » (dit celui qui s’était fâché). — « Non, c’est la mienne, celle des Restif, autrement des Pertinax, comme on les nommoit, avant que la langue Françoise fust employée ès actes publics. — Voyons ! voyons ! répéta toute la Compagnie. Pierre quitta la table et, monté sur la double échelle de sa petite bibliothèque, il tira du plus haut rayon, de vieux parchemins roux et rongés, écrits en Gothique jusqu’à la pénultième génération. Il les déposa sur la table. Les gentilshommes chasseurs, encore qu’ils n’eussent qu’à moitié dîné, se jetèrent dessus, en reconnurent l’incontestable antiquité, mais ne purent lire. Pierre appela son fils Edme, qui déchiffrait couramment toutes les anciennes écritures, et lui donna les parchemins, en lui commandant de bien prononcer. Le jeune homme était préparé : il ânonna un peu ; mais enfin il lut ce qui suit :


MA GÉNÉALOGIE
PRÉAMBULE DE LA MAIN DE PIERRE R***

Grands ! qui vous enorgueillissez de votre rang, de votre naissance, du noble sang qui coule dans vos veines, lisez la Généalogie d’un pauvre hère, que vous regardez avec cette morgue insultante, que le noble monstre toujours au roturier. On a soigneusement conservé ce précieux tiltre dans sa famille, et c’y fut une inviolable loi, que chaque descendant inscrivist son nom sur l’antique rouleau de vélin, où étaient ceux de ses Ancestres, lequel estoit roulé sur un cylindre de bouis, enfermé dans un coffret bien ciré de bois de noyer.

Pierre Pertinax, autrement Restif, descend en ligne directe de l’empereur Pertinax, successeur de Commode, et auquel succéda Didius Julianus, eslu empereur, parce qu’il feut assez riche pour tenir l’enchère à laquelle les Soldats avaient mis le souverain-pouvoir.

Or, l’empereur Helvius Pertinax eut un fils posthume, aussi nommé Helvius Pertinax, dont Caracalla ordonna la mort, uniquement parce qu’il était fils d’un empereur : mais un affranchi, qui portait le prénom de son maître, s’offrit généreusement aux assassins, qu’il trompa… trait précieux, dont l’histoire du temps avait sans doute fait mention, mais qui n’est parvenu jusqu’à nous, que par la généalogie de Pierre Pertinax.

Eschappé à la mort, Helvius Pertinax se sauva dans les Apennins, où il vescut dans l’obscurité.

Un jour qu’il visitoit les antres et les rochers de sa retraite sauvage, il découvrit une jeune esclave, qui chassoit devant elle quelques chèvres, et les faisoit entrer dans une caverne. Il la suivit, sans en estre aperçu, et pénétra sur ses pas jusqu’au fond de l’antre. Mais quelle fut sa surprise, lorsqu’il entendit une autre femme parler à l’esdave, et qu’il reconnut la voix de Didia Juliana, fille du successeur de son père, également proscrite par Caraalla, et que toute la ville de Rome croyoit massacrée par le monstre, après en avoir été violée ! Il se montra avec précaution, de peur de l’effrayer, et les deux infortunés, charmés de se revoir, comprirent qu’ils pourroient améliorer mutuellement leur sort. Helvius s’informa de la manière dont Didia Juliana avoit échappé au tyran ? Elle lui répondit : — « Seigneur, je fus d’abord violée, et puis après Caracalla m’alloit éventrer, quand survint par aventure sa mère Julie, laquelle l’amusa un petit. Je profitai du moment, pour me sauver. Mais je feus veue par une mienne chambrière, laquelle courut vistement en avertir l’empereur. Il quittoit sa mère, la chambre estoit obscure ; la traistresse avait été mise nue par les soldats de garde, et violée comme moi ; Caracalla la prit pour moi, la saisit par les cheveux, et sans l’entendre, lui fendit le ventre d’un seul coup ; un soldat lui coupa la teste, et le tout feut incontinent jeté aux tigres et aux lions de la ménagerie du Cirque. Je m’eschappai du Palais, parce qu’un centurion favorisa ma fuite ; une esclave fidèle voulut suivre mon sort ; nous sortîmes de Rome, traversâmes l’Italie, et ne nous arrestâmes qu’ici, où je suis accouchée de cette enfant, qui dort sur la mousse. Voilà toute mon histoire. » Pertinax en fut très touché ! et comme il avoit cabane plus commode que l’autre, il y conduisit Didia Juliana, lui donna des habits convenables, et l’espousa.

Leurs noms sont donc à la teste de la Généalogie, inscripts en langue Latine, de leur propre main. En voici la traduction, de la mienne, en resgard de l’ancien illisible original :
Nous, Helvius Pertinax, et Julia Didiana#1, fils et fille Noms des LXVI filiations.d’empereurs, nous estant unis par mariage, en présence des Dieux immortels, honorés au Capitole, et puissants partout, nous avons inscript nos noms sur ce vélins, pour servir de commencement à la Généalogie d’une nouvelle famille patricienne. Notre Ascendance est assez connue dans tout l’Univers ; il est inutile de la rappeler : mais notre descendance devant être cachée, nous voulons[2] que nos enfants, pour s’exciter à la vertu, sçachent qu’ils proviennent des maistres d’un peuple roi du monde. Nous allons escrire ici nos noms ; et nous ordonnons, par notre auctorité sainte et paternelle, à un chacun de nos descendants, d’escrire les leurs à la suite, tant que le nom Romain sera connu dans le Monde, Et ainsi commençons à nous écrire de notre main :

  1. Helvius Pertinax, Engendra, de Didia Juliana,
  2. H.-Caesario Pertinax ; lequel passa dans les Gaules, où il engendra, de Julia Severa, fille de sa mère et de Caracalla,
  3. H.-Octavius Pertinax, qui acheta des terres.
  4. Lequel engendra, H.-Claudius Pertinax,
    qui feut laboureur.
  5. Lequel engendra H.-Titus Pertinax,
    qui fut despouillé de toutes ses possessions.
  6. Lequel engendra H.-Maximus Pertinax,
    qui feut porcher.
  7. Lequel engendra H.-Augustulus Pertinax,
    qui feut berger.
  8. Lequel engendra H.-Julianus Pertinax,
    qui feut comme son père.
  9. Lequel engendra H.-Constans Pertinax,
    qui feut comme son père.
  10. Lequel engendra H.-Carus Pertinax,
    qui feut muletier.
  11. Lequel engendra H.-Tacitus Pertinax,
    qui feut comme son père.
  12. Lequel engendra H.-Decius Pertinax,
    qui feut maquignon.
  13. Lequel engendra H.-Honorius Pertinax,
    qui feut escuyer, et duquel le roi Chilpéric convoita la femme.
  1. Lesquels (Honorius et le roi Chilpéric) engendrèrent[3] Olibrius Pertinax,
    qui feut écuyer du roi des Francs Clovis Ier.
  2. Lequel engendra Merovæus Pertinax,
    qui fut Custos ventionum, ou capitaine des chasses.
  3. Lequel engendra Charibertus Pertinax,
    qui feut faict comte d’Auxerre.
  4. Lequel engendra Chilpericus P., qui se feit tondre, ainsi que sa femme et ses enfants, raser, fesser, cloistrer, par les mains de Sainct Bénigne de Dijon, de l’abbaye duquel il se desclara serf, lui et toute sa postérité, pour la salvation de son âme, et celle des siens :
  1. Lequel engendra Chlodovæus P., qui sceut esviter la tondeure, et s’enfuit avec le rouleau généalogique pour tout héritage ; lequel se maria dans la ville des Bituriges, c’est-à-dire Bourges, assez singulièrement. Il passoit dans la place publique, fort mal vestu, au moment où l’on poursuivoit un meurtrier qui venoit de s’eschapper du gibet, à l’aide de sa famille, puissante et nombreuse. On prit le pauvre Chlodovæus pour le coupable. La famille de celui-ci, pour sauver son parent, jura devant le juge, que l’homme qu’on lui présentoit, estoit le véritable meurtrier, au lieu d’Yvo Teutobochus, leur consanguin. Le juge n’en estoit pas trop seur : mais comme il s’agissoit de saulver un homme du pays, en proscrivant un étranger sans protection, il résolut de laisser pendre Chlodovæus, pour faire exemple. Le descendant de trois empereurs et d’un roi alloit donc estrfe pendu, lorsqu’une fille publique, touchée de sa bonne mine, sous des haillons, et surtout de sa jeunesse, voulut user, en faveur du patient, du privilège que les prostituées avoient alors à Bourges, de saulver un homme de l’eschafaud, en offrant de l’espouser incontinent, moyennant l’assurance de changer en bonne sa mauvaise conduite : ce qui fut agréé des Berruchons, lesquels pensèrent que ce mariage les amuseroit autant qu’une exécution, et qu’ils n’y perdroient rien. D’icelle conjonction issit,


  1. Chlotarius P., qui feut galopin toute sa vie.
  2. Lequel engendra Dagobertus Pertinax,
    qui feut marmiton chez un comte de Poitiers.
  3. Lequel engendra Eginhardus Pertinax I,
    qui feut cuisinier en chef du roi Pepin-le-Bref.
  4. Lequel engendra Hincmarus P.,
    qui feut favori d’Emma, fille de Charlemagne : de laquelle
  5. Il engendra le bâtard Carlomannus Pertinax, qui print de grandes privautés avec la belle Judith, seconde femme de Louis-le-Débonnaire.
  6. Lequel engendra Eginhardus Pertinax II,
    qui escrivit une Chronique de nos Rois.
  7. Lequel engendra Robertus Pertinax, qui feut poète.
  8. Lequel engendra Theodoricus P. qui feut imbécile, et qui néanmoins écrivit les Anecdotes du régne de Charles le Simple, avant qu’il eust régné.
  9. Lequel engendra Recardus P., qui feut fou, et fit un beau livre de ses faicts et gestes, intitulé, les Mille-et-une Folies.
  10. Lequel engendra Gontramnus Pertinax,
    qui feut ramoneur de cheminées.
  11. Lequel engendra Rodericus P., qui faisoit pour les hommes, ce qu’Hercule pour les chevaux d’Augias.
  1. Lequel engendra Gondemarus Pertinax,
    qui feut chirurgien-pédicure.
  2. Lequel engendra Ordonius Pertinax, qui feut médecin.
  3. Lequel engendra Ramirus Pertinacissimus,
    qui feut bourreau de Paris.
  4. Lequel engendra Froïla Pertinacissimus,
    qui feut comme son père.
  5. Lequel engendra Gregorius, qui estant trop jeune, feut supplanté par le mari de sa sœur, et se fit boucher.
  6. Lequel engendra Garsias Pertinax,
    qui feut marchand de bœufs.
  7. Lequel engendra Convallus, qui feut vivandier de l’armée et de la cour, sous le roi Henri I.
  8. Lequel engendra Ræmondus Pertinax, dit Restif,
    qui feut capitaine d’Infanterie.
  9. Lequel engendra Ingulphus Restif, qui fut colonel de Cavalerie, puis par-après se feit templier.
  10. Lequel engendra Edwinus Restif le Testu I, qui feut général d’armée, et brigand, suivant l’usage.
  11. Lequel engendra Edgarus Restif le Testu II,
    qui feut comte de Metz.
  12. Lequel engendra Aroldus Restif le Testu III,
    qui feut massacré à Tongres, dans une esmeute.
  13. Lequel avait engendré Calenus Restif l’orphelin, que la comtesse sa mère sauva du massacre, desguisée en mendiante.
  14. Lequel engendra Diffus Restif, d’une gourgandine, qu’il espousa, par-après la mort de la comtesse sa mère ; qui feut vagabond.
  15. Diffus engendra Uraca R., de la fille du chef d’une troupe de Bohesmiens, qui feut vaurien.
  16. Uraca R. engendra Grimus Restif, qui feut comme son père et son aïeul.
  1. Lequel engendra Edmundus-I-R. qui nacquit en prison, huit jours après que son père eut été pendu, et trois semaines avant qu’on pendist sa mère.
  2. Lequel engendra Hugo R., qui faut gagne-petit.
  3. Lequel engendra Guido Restif, qui feut garçon de magasin d’un marchand de draps.
  4. Lequel engendra Baldwinus R. de la fille du marchand, laquelle s’enmouracha de lui, parce qu’il estoit beau garçon ; lequel fit très bien ses affaires, en aunant en zigzag.
  5. Lequel engendra Foulques R., qui négocia en Guinée, et feut le premier qui en rapporta la v. à Dieppe sa patrie, d’où elle feut à Naples.
  6. Lequel avoit engendré Marcel, qui cacha le nom R., feut prévost des marchands de Paris sous le Roi Jean et feut massacré régnant Charles V.
  7. Lequel avoit engendré Balthazar R. qui resta orphelin sous la tutelle de son oncle maternel, conseiller au Parlement et financier.
  8. Lequel engendra Jean-Pierre Restif Ier,
    qui feut conseiller d’État.
  9. Lequel engendra Hiériosme R. qui feut dévot, déclama contre les vices des prestres, et feut banni.
  10. Lequel engendra Guillaume R. dit le sainct, de Josephette Courtenay, sa cousine maternelle ; icelui fut prévost de Nitry, et fermier des saincts moines de Molesme, seigneurs dudit bourg.
  11. Lequel engendra Alexandre-César, qui eut moult orgueil, et devint président au Parlement de Paris.
  12. Lequel engendra Abraham-Isaac R., qui se feit Huguenot, et perdit la charge de son père.
  13. Lequel engendra Daniel-Habacuc R, qui feut massacré à la St-Barthélemy dans son hostel, fg. -S.-G.
  1. Lequel avoit engendré Charles-David-Emmanuel R., né à Melun, qui fut procureur, puis maistre-d’école à Auxerre pour les Huguenots, sans appoinctements, et en fut dépossédé par Amyot, l’évesque, fils du boucher de son père.
  2. Lequel engendra Bénigne-Machabée R., qui se feit commissionnaire de vins, gagna beaucoup, acheta le territoire de Villiers, et le feit bastir.
  3. Lequel engendra Esdras-Nehemie R., dit l’Homme-juste, qui vescut paisiblement dans son bien.
  4. Lequel engendra Uri-Èléazar R., surnommé Tintamarre, qui abandonna sa terre de Villers, et s’enfuit, pour esviter d’estre pendu, estant ministre. </li<
  5. Lequel engendra Élie-Elisée R., dit le Dolant, d’Hélisenne Courtenay-la-Loge, issue des comtes d’Auxerre, par-après empereurs de Constantinople ; icelui fut converti à l’age de neuf ans, à la sollicitation des Dragonnades.
  6. Lequel engendra, de Gisèle Courtenay, sa cousine, Pierre ii, restif ou pertinax, qui est moi, prévost de Nitry ; et l’on m’a dict le Sévère.

Ce qui suit a été ajouté par mon père et par moi :

  1. Pierre engendra Edme II R. d’Anne-Marguerite-Simon Cœurderoi, lequel fut lieutenant à Sacy.
  2. Edme R., surnommé l’honneste-homme, engendra Nicolas-edme Restif, dit Monsieur Nicolas, de Barbe Ferlet-Bertro. C’est l’auteur de cet Ouvrage, qui renferme sa vie, sans aucun déguisement ; il est le LXVIIme depuis le Sérénissime Empereur Pertinax.

— « Voilà ma Généalogie ! » dit Pierre, au moment où l’on en fut à son nom. « Il est vrai qu’il se trouve dans ma famille bien des personnages, dont les emplois ne furent pas relevés ; quelques-uns qui exercèrent des professions infâmes ; un ou deux qui furent pendus : mais cela est bien compensé par la beauté de la source originelle ; par les illustrations suivantes, telles que celles de deux comtes, d’un général d’armée, enfin, par celles des alliances avec des femmes qui tiennent à des maisons souveraines. Je doute fort, Messieurs, qu’il y en ait un ou deux, parmi vous qui puissent énumérer dans leur noble maison depuis H. Pertinax, ou seulement depuis Charlemagne, autant d’hommes et de femmes illustres. Je doute qu’il y ait un seul de vous, qui, à dater de cette époque, ne puisse compter, dans sa noble race, des scélérats, des brigands militaires, des pendus, des massolés, des brûlés, des noyés dans le sac, avec le chat et les vipères… Que de malheureux, aujourd’hui languissants dans la honte et la misère, dont les aïeux ont porté le sceptre ! Combien, parmi les paysans, serfs autrefois, vassaux aujourd’hui de riches abbayes, s’en trouve-t-il qui sont les fils des seigneurs Francs qui les fondèrent, et qui se donnèrent comme serfs, eux et leurs familles, aux moines qu’ils avoient créés ! Vous vous glorifiez de votre sang, nobles d’un jour ! Tous les hommes sont d’un sang égal ; l’éducation seule met une différence entre eux ! Ô nobles ! laissez là vos ancêtres, et fondez votre valeur sur votre propre mérite ! »

À ce discours de Pierre, tous les nobles stupéfaits se considérèrent sans parler. Enfin un De la Curne, sieur de Ste-Palaye, prit la parole :

— « J’étois étonné, » dit-il, « que Pierre ne fust pas noble ! mon étonnement a cessé. » Ce trait suffit pour faire connaître mon aïeul. Revenons à moi.

Je me propose aujourd’hui un plan beaucoup plus étendu que celui de la Vie de mon Père. Là, je voulais représenter un vertueux paysan, excellent cultivateur, bon père de famille : je n’en ai pu trouver de meilleur que mon père, et c’est mon père que j’ai peint. Ici, je prétends dévoiler les ressorts du cœur humain, dans un Sujet actif dont les passions eurent, à tout âge, cette énergie qui ne permet jamais la nullité. Après avoir attentivement considéré beaucoup de personnes, j’ai désespéré de les pénétrer suffisamment pour rendre, et leurs pensées, et les motifs de leurs actions. Je le répète (car il faut le persuader), je n’ai vu que moi-même, et moi seul, que je pusse absolument, entièrement dévoiler : je n’ai trouvé que moi, dont je pusse, à chaque connaissance acquise, scruter, développer, communiquer le sentir, c’est-à-dire, le plaisir avec la peine procurés par cette connaissance nouvelle ; moi seul je pouvais exprimer, d’après mon sentir, comment elle nullifiait l’avantage par l’inconvénient. Ainsi convaincu de ce que je puis et dois faire, je m’immole à votre instruction, mon Lecteur ; je vais payer de ma plume et de ma personne : heureux si, en sacrifiant ce que les hommes ont de plus cher, les faiblesses favorites, les défauts privilégiés, certains vices caressés, dont on rougit d’autant plus qu’on les chérit davantage, heureux, si je suis dédommagé de cette exécution militaire sur mes imperfections, par les lumières qu’elle répandra sur la morale !… Toujours les plaisirs sont compensés par des peines, et les peines par des plaisirs ! — « Raconte-moi tes plaisirs, je te ferai l’histoire de tes peines, » disait mon père.

Il ajoutait : « Adorons la justice éternelle de la Nature : si la vie était un bien absolument pur, la mort serait une calamité sans mélange, et l’arbre, ou l’animal le plus stupide, auraient sort plus heureux que l’homme ; ils vivent tranquilles, et meurent sans le savoir[4]. C’est ainsi que par un seul point de vue juste, on répond en un mot aux vaines clameurs des hommes. La Nature est juste envers ses enfants : elle ne paraît se jouer de leur existence que parce qu’il est absolument indifférent d’exister individuellement, ou de n’exister que de la vie générale. »

Au milieu de peines déchirantes, ruiné par des infâmes que je nommerai, je commence enfin à imprimer cet Ouvrage d’amertume et de douleur ! Ulciscetur, si perficitur, omnia damna nostra ! Quando veniet ? Nescio :

Sua cuique vita obscura est !…
  1. Télos oràn.
  2. (On ne met en note qu’un morceau du Latin). Ab H. Pertin. et Did. Juliana AAUG., Imperatoribus obortis, conjugio junctis, Magnis Diis Immortalibus in Capitolio cultis, et ubique potentibus, adstentibus, nomina, prœnomina, cognominaque nostra in hac vitulina pelle inscribenda decretum est, incboandamque novam patritiam familiam statutum. Totum per Orbem claruerunt Majores ; itaque non funt recensendi ; ast Posteri latebunt inglorii. Idcirco, ut ad generositatem semper eorum animus excitetur, et a Dominis Dominorum Gentium se sciant exoriundos, sub Nominibus nostris hic inscriptis, patenta auctoritate, Nepotum nostrorum tandiu Nomina subscribi, quandiu Nomine Romano terretur Orbis, sancte sancivimus. Sic manu nostra ex ordine exaramus : HELVIUS PERTINAX : EX DIDIA JULIANA : CÆSARIO-NEM H. PERTINACEM FILIUM i° GENITUM HABUIT etc.
  3. Ici plus ne se treuve le prénom Helvius.
  4. Heureux état d’innocence ! où l’homme, sans expérience et sans lumière, ignorait la mort, ou ne la connaissait que présente, pour l’éviter, comme les animaux !… Que tu avais raison, Jean-Jacques, de regretter les forêts ! Oui, l’homme, en s’éclairant, a tout perdu !… Que ne puis-je, comme je l’ai mille fois désiré dans ma jeunesse, habiter une île solitaire, avec une compagne ! que ne puis-je être sûr que l’Européen inquiet, dont la race semble l’ennemie de toutes les autres, ne viendrait pas troubler mes descendants ! J’anéantirais pour eux toutes les connaissances, je leur interdirais le sang et la chair ; ils en seraient moins spirituels, mais ils ne feraient jamais la guerre ; ils mourraient de vieillesse, comme le bœuf et le mouton, sans connaître ni l’esclavage, ni les lois, ni la mort ! C’est la carnivorité qui nous a rendus spirituels,… voleurs, assassins* !

    *. J’avertis (et l’on n’en pourra pas douter), que j’avais commencé le Monsieur Nicolas, longtemps avant que je ne connusse les Confessions de ].-]. Rousseau, puisqu’il était annoncé dans mes Catalogues imprimés, dès 1778. On ne me soupçonnera pas d’avoir cherché à faire de Madame Parangon une imitation de Madame de Warens (qui d’ailleurs en est si éloignée en tout !), quand on réfléchira que mon héroïne est celle du Paysan perverti, publié avant que le projet deJ.-J. fût connu.

    Quelques faits, qui ne seront pas dans les Époques, se trouveront dans sept morceaux, intitulés : Mes Affaires, Mes Maladies, Ma Physique, Ma Morale et ma Doctrine, Ma Politique, Mon Calendrier, Mes Contemporains, Mes Dates, enfin dans le Drame de la Vie, articles qui formeront le complément de l’Histoire.