Monsieur Sylvestre/1

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Michel Lévy frères (p. 3-7).



I

À PHILIPPE TAVERNAY, À VOLVIC (PUY-DE-DOME)


Paris, 2 février 64.

Oui, mon Philippe, c’est vrai : je suis ruiné. Mon oncle, l’homme aux trente mille livres de rente, me donne sa malédiction en des termes qui ne me permettent plus d’accepter la pension qu’il daignait me faire et l’avenir qu’il se promettait de m’assurer. Quels sont donc ces termes ? me diras-tu. Dispense moi de te les répéter. Le cher oncle n’est pas léger, tu le connais ; sa colère procède à coups de massue. Ancien maître de forge, il a gardé quelque chose de l’énergie brutale de ces marteaux monstres qui, sous l’action de la vapeur, frappent et façonnent le métal. C’est donc en vain qu’on est fer soi même et qu’on a passé sa jeunesse à se donner une bonne trempe. Toute solidité de caractère, toute fermeté d’âme, toute dignité sont broyées sous l’attentat perpétuel de la force irréfléchie et têtue. Ne voulant pas plier, j’ai été brisé, reconnu bon à rien et jeté dehors avec les rebuts.

Je ne m’en porte pas plus mal. Dieu merci, et me voilà libre de choisir ma voie ; ce qui n’est pas une mince satisfaction, je te jure. Je dois même t’avouer que, pour la première fois de ma vie, je me sens depuis quelques jours parfaitement heureux. Je vais, je viens sans but, je flâne, je respire ; il me semble que mon âme emprisonnée se dilate et se renouvelle ; je n’ai pas besoin de penser à mon sort futur, je possède quelques centaines de francs qui me permettent d’aviser, et je peux donner le reste de la semaine à mon dernier et délicieux far niente.

Pourtant mon oncle m’aimait à sa manière. Eh bien, moi, je l’aime aussi, à la mienne, et, s’il me retire son affection en même temps que ses bienfaits, j’en serai profondément affligé ; mais cela ne me paraît pas possible. Il se souviendra de mes soins, de ma sincérité ; il me regrettera, il me rappellera, et je courrai l’embrasser sans rancune et sans hésitation. Seulement, qu’il ne me parle plus de lui devoir mes moyens d’existence. Cela, c’est fini, je ne veux plus retomber en sa possession, je veux m’appartenir ; j’ai vingt-cinq ans bientôt, il me semble que j’ai le droit de me dire majeur et d’agir en conséquence. Tu me demandes ce qui s’est passé, si c’est encore pour un mariage. Tu crois rire ? Eh bien, c’est pour un mariage, troisième sommation. Tu sais que j’avais à peine vingt et un ans quand il voulut me faire épouser une demoiselle blonde que je trouvai laide. Deux ans plus tard, c’était une brune, moins riche, point laide, mais d’un ton si tranchant et d’un caractère si tranché, que je cours encore. Enfin, le mois dernier, c’était une rousse fort belle, j’en conviens, car le préjugé contre les rousses s’est changé en engouement dans nos idées d’artistes, et je suis de ceux qui aiment à protester contre les erreurs du passé. Je n’avais donc pas d’objection contre la couleur, et mon oncle, qui avait employé je ne sais combien de précautions oratoires pour me préparer à voir ma fiancée rayonner de tous les feux de l’aurore, rayonna de joie lui-même quand je lui déclarai que j’aimais le rouge ; mais, hélas ! quand je sus le nom de la personne, je refusai net. C’était la fille de mademoiselle Irène, riche de cent mille livres de rente, fruit de ses petites économies, prélevées sur la fortune de MM. A., B., C : tu peux ajouter toutes les lettres de l’alphabet. Comprends-tu que mon oncle, un honnête homme, soumis aux lois de son pays, officier de la garde nationale, décoré, affilié à la société de Saint-Vincent de Paul, etc., veuille m’enrichir en me faisant épouser la fille d’une courtisane ? J’ai répondu que je voulais bien faire connaissance avec elle, et que, si elle me plaisait, je consentais à l’épouser à la condition que madame sa mère ne lui donnerait pas seulement une chemise. Là-dessus, mon oncle, qui n’entend pas de cette oreille et pour qui tout vice est purifié dès qu’il prend la forme d’argent monnayé, me demande si je me moque de lui et me menace d’une correction par trop paternelle. Il y avait longtemps que toutes nos discussions aboutissaient à des résultats qui menaçaient de prendre cette tournure funeste. J’étais forcé d’en rire ; ce rire l’exaspérait, et ce jour là je craignis pour une attaque d’apoplexie. En vérité, j’ai trop tardé à prendre le parti que je prends aujourd’hui, mais le voilà pris et sans retour, parce que je sens, à la joie de ma conscience, qu’il est bon. Non. il ne faut pas qu’un homme dépende d’un autre homme, cet homme fût-il son propre père. Dépendre, c’est à dire obéir sans examen à des volontés quelconques ! Malheureux les enfants qui sont soumis à ce dangereux régime ! Moi qui ai toujours protesté, je n’en vaux pas mieux au bout du compte : car si j’ai préservé mon honneur et sauvé ma juste fierté, j’ai dû malgré moi perdre ce tendre respect et cette sainte confiance qui sont la religion de nos jeunes années ; mais de quoi me plaindrais-je ? Je suis comme tous ceux de la génération à laquelle j’appartiens. Si ce n’est contre nos propres parents que la lutte s’engage, c’est du moins contre nos pères dans le sens général du mot, c’est contre le culte de l’argent porté si loin sous le dernier règne. Nous voici, nous autres, très-dégoûtés de l’esclavage de la richesse. Nous ne sommes pas des saints pour cela : nous ne prétendons pas nous passer des biens de la vie ; mais nous voulons les conquérir nous mêmes sans nous humilier. Est-ce donc si criminel, si insensé, si terrible ?

Mais je prêche un converti ! Écris moi… J’allais te dire où. Le fait est que je n’en sais rien. J’ai quitté la maison de mon oncle sans rien emporter qui me vienne de lui. Quelques louis qui garnissent ma bourse sont le produit de mon vaudeville anonyme. J’aurais laissé mes habits et mon linge, si je n’eusse craint de blesser mon oncle, et pour le moment je suis à l’auberge ; mais, quelque modeste que soit ma chambre, c’est trop cher pour mes ressources présentes, et, moi qui n’ai guère su compter jusqu’à ce jour, je vais devenir très-avare jusqu’à nouvel ordre. Je ne veux pas me laisser surprendre par le besoin et donner à mon oncle le chagrin de me plaindre ou la joie d’espérer mon retour.

Tu vois que je finis ma lettre dans une autre disposition que celle où j’étais en la commençant. Je ne voulais songer à rien qu’à humer l’air de la liberté, et déjà je me dis qu’il faut chercher un gîte et un gagne pain. Je ne veux pas que tu m’offres quoi que ce soit. Je sais que tu as de vieux parents à nourrir et ta bonne mère à choyer. Je les volerais. Autant vaut donc que tu ne puisses pas m’écrire avant que je sois fixé ; cela ne tardera pas.

À toi de cœur.

Pierre Sorède.