Monsieur Sylvestre/2

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Michel Lévy frères (p. 7-14).



II

DU MÊME AU MÊME


Vaubuisson, département de…, 6 février 64.

Me voilà installé provisoirement à quelques lieues de Paris, à la lisière d’un village, autant dire en pleine campagne, car je n’ai devant moi que des prés et des arbres. On dit que le pays est joli. Je n’en sais rien ; il pleut serré, et je ne distingue que les premiers plans. Si l’endroit est beau, tant mieux ; sinon, tant pis ; j’y suis, j’y reste jusqu’à ce que j’aie le moyen d’en sortir. Voici pourquoi et comment je suis ici. Je devais une misère à mon tailleur. J’entre hier pour m’acquitter.

— Comment ! me payer cela ? Déjà ? À quoi bon ? Est-ce que vous me retirez votre clientèle ?

— Oui. mon cher monsieur Diamant. Vous êtes à présent trop cher pour moi. Je suis ruiné de fond en comble.

— Votre oncle est mort sans tester en votre faveur ?

— Non ! grâce au ciel, il se porte bien : mais je l’ai impatienté, et je le quitte. Soyez tranquille, je ne me brûlerai pas la cervelle. J’espère même retrouver peu à peu assez d’aisance pour redevenir votre client. Prenez donc mon argent, et au revoir !

— Attendez, fit-il en me retenant par le bras. Venez là-haut. J’ai quelque chose à vous dire. Je le suis dans son entresol, un appartement écrasé, assez luxueux et où se répandait un peu généreusement une confortable odeur de cuisine.

— Est-ce toi, monsieur Diamant ? crie une voix de femme. Peut-on servir le dîner ?

— Oui, oui, servez, répond le tailleur à sa moitié. Et il me fait asseoir dans son salon en me disant avec effusion :

— Monsieur Sorède, vous allez accepter notre soupe ?

Je ne pus m’empêcher de rire.

— Est-ce par amitié ou par charité que vous m’offrez à manger ? Si c’est par amitié, j’accepte ; sinon, je vous jure que j’ai de quoi dîner pendant plus d’un mois.

— C’est par amitié, et, si vous refusez, je croirai que vous dédaignez de petits bourgeois comme nous, anciens ouvriers…

— Je reste, mon cher Diamant, je reste !

— Ah ! voilà qui est bien ! Ma femme, viens que je te présente… Non, mets un couvert de plus. Les enfants, où sont-ils ? Ah ! voilà les enfants ! Saluez monsieur. — N’est-ce pas qu’ils sont gentils ?

Les enfants n’étaient pas gentils ; mais ce brave Diamant me faisait si bon accueil, que je ne voulus pas le détromper, et me voilà à table avec la famille.

Je voyais bien venir mon homme ; curieux, mais à bonne intention, il voulait savoir la cause de ma rupture avec mon oncle. Or, je ne voulais pas la lui dire. Que mon oncle s’en confesse ou s’en vante, c’est son affaire ; mais moi, élevé par ses soins, je ne saurais avouer qu’à toi seul que j’emporte sa malédiction pour m’être refusé à un mariage déshonorant. Je priai l’honnête tailleur de s’abstenir de questions. Je craignais de l’avoir un peu blessé par ma réserve, car il était devenu pensif ; mais tout à coup, à la fin du dîner, il me tint ce langage :

— Monsieur Sorède, vous êtes un brave jeune homme. Vous ne voulez pas accuser votre bienfaiteur ; mais il y a huit ans que je vous habille, et je vous connais. Vous ne pouvez pas avoir de torts à vous reprocher. En venant me payer ce reliquat de compte dans la gêne où vous voilà, vous faites une action superbe !

Et, comme j’allais protester contre une épithète si pompeuse :

— Non, non ! reprit-il, je maintiens mon expression. Vous m’avez donné là une preuve d’affection. Vous vous êtes dit que, si je réclamais cette petite somme à votre oncle, — il est emporté et soupçonneux, le cher homme ! — je pourrais avoir des désagréments avec lui, et, à dire vrai, j’aurais mieux aimé perdre cela que de recevoir quelque affront. Que voulez-vous ! j’ai les sens vifs, moi aussi ! Enfin vous vous êtes dit : « Diamant est un brave homme, il ne faut pas qu’il soit contrarié. » C’est dire que vous avez pensé à moi qui ne vous suis rien, et que dans vos ennuis il vous eût été bien naturel et bien permis d’oublier. C’est là un trait que je n’oublierai pas, moi. J’y suis sensible, et je ne veux pas que nous nous quittions sans que… sans que vous goûtiez mon cognac… Oh ! j’ai un cognac !… Va m’en chercher une bouteille, ma femme. Tu sais, le cognac de l’Anglais qui n’a pas payé sa note, mais qui m’a tout de même contenté avec sa cave.

— Ça n’est pas tout, ça, continua M. Diamant aussitôt que sa femme fut sortie : qu’est-ce que vous allez faire à présent ? Chercher une place dans le gouvernement ? C’est les plus belles, celles qui font le plus d’honneur à un jeune homme, et vous avez des amis dans ce qu’il y a de mieux pour vous procurer ça.

— Non, monsieur Diamant, je ne veux plus dépendre de personne si cela m’est possible, et je ne veux pas être fonctionnaire du gouvernement. Je veux garder l’indépendance de mes opinions.

— Alors, dans l’industrie ?

— Non, il faut un capital pour représenter une responsabilité personnelle, et, comme je ne l’ai pas, je serais trop assujetti dans une fonction rétribuée.

— Je vois votre idée ! Vous voulez être auteur !

— Auteur ou tailleur, mon cher Diamant, je veux une profession libre. Je ne fais fi d’aucune, et j’estime, j’admire même les gens qui, pour remplir un devoir, aliènent leur liberté ; mais ma pauvreté et mon isolement me donnent le droit de choisir. Je choisis donc le travail libre : il est bien juste que j’aie les bénéfices de la misère.

— Bien parlé ! Soyez donc auteur, c’est un joli état. J’ai vu votre vaudeville, vous m’aviez envoyé de bonnes places. J’y ai mené ma femme ; elle a beaucoup aimé les couplets de la fin, et elle m’a dit : « Je parie que M. Sorède aura du talent dans sa partie. » Moi, je ne suis pas un aigle, mais je crois que ma femme a raison. Et d’ailleurs je vous aime, et, si vous devez être quelque chose, je ne serais pas fâché d’y avoir contribué. C’est donc pour vous dire… Je ne suis pas un Crésus, mais si une demi-douzaine de billets de mille vous étaient agréables…

Je ne le laissai pas achever. Je l’embrassai, mais je refusai net. Il insista d’autant plus, et j’eus quelque peine à lui faire comprendre que, pour jouir de la liberté qui était tout mon dédommagement dans une situation précaire, je ne devais pas commencer par m’enchaîner à une dette.

Madame Diamant, qui est une grosse personne commune au premier abord, mais une de ces âmes généreuses et délicates que l’occasion vous révèle, comprit mieux ma fierté et sut me faire accepter le dévouement de son mari dans des conditions possibles.

— Vous allez travailler, dit-elle, c’est bien ; mais il ne vous faudrait pas trop de misère ; car, si c’est joli de la supporter quand on l’a, il n’est pas nécessaire de la chercher quand on peut faire autrement. — Voulez-vous me charger de vous faire durer le peu que vous avez sans qu’il nous en coûte un centime, à mon mari et à moi ?

— Voyons, madame Diamant, un bon conseil est un grand service, et je serai heureux d’accepter de vous quelque chose.

— Eh bien, vous avez parlé, pendant le dîner, de vous retirer à la campagne ; vous avez dit que vous aimiez la campagne en toute saison. Nous avons à Vaubuisson une petite maison où nous n’allons que l’été, le dimanche. C’est petit, mais c’est propre, et il y a des cheminées qui ne fument pas. Prenez-y une chambre. Il y a une vieille femme qui donne de l’air tous les deux jours : pour un rien, elle vous fera votre ménage. Pour trois francs par jour, vous mangerez à la pension dans le bourg. Mettons tant pour le charbon de terre, tant pour le blanchissage, tant pour l’imprévu. Vous dépenserez cent cinquante francs par mois, et vous serez bien, et vous irez comme ça trois ou quatre mois sans vous tourmenter. En quatre mois, pouvez-vous faire un ouvrage qui vous rapporte un millier de francs ?

— Je l’espère.

— Alors, vous aurez encore de quoi marcher pendant près de six mois, et, d’ici là, il passera de l’eau sous le pont.

J’ai trouvé l’idée excellente, j’ai accepté. J’ai acheté du papier et de l’encre, j’ai pris le chemin de fer, et me voilà.

Je n’ai dit adieu à personne, je n’ai voulu initier personne à mon chagrin de famille. Je ne veux pas me plaindre, je ne veux pas accuser mon oncle, je ne veux pas qu’il sache où me prendre. Il me rappellerait, il faudrait soulever de nouveaux orages pour lui faire accepter mon indépendance. Quand je pourrai lui prouver que je n’ai pas besoin de son argent, j’aurai le droit de réclamer son amitié.

La pluie a cessé pendant que je t’écrivais, le paysage a reparu, c’est enchanteur. Il n’y a pourtant pas une feuille aux arbres ; mais déjà un imperceptible gonflement des rameaux a fait disparaître la rigidité cadavérique de l’hiver. Au premier plan, c’est à dire au delà du petit jardin dont j’ai la jouissance, une vaste oseraie me sépare de la rivière. Ce fouillis de branches fines et serrées est d’un ton indéfinissable ; c’est quelque chose entre le vert et le jaune qui passe par toutes les nuances du bronze florentin et qui semble toujours doré par le soleil, voire quand le soleil est absent. La rivière n’est qu’un ruisseau que mon cheval, c’est-à-dire le cheval que je n’ai plus, franchirait sans prendre son élan. Elle coule si peu, qu’on la nomme dans le pays la rivière morte. Elle est jolie quand même, très-sinueuse et animée par des lavoirs et de petits ponts assez rustiques. Un chemin, sinueux aussi, coupe avec grâce de vastes prairies et des cultures que je ne distingue pas d’ici, mais qui sont d’un vert admirable, des champs de violettes peut être, car un parfum monte dans l’air et m’annonce le voisinage aimable de ces fleurs dont Paris fait une si belle consommation, depuis le bouquet d’un sou du pauvre jusqu’à la botte embaumée où sourit le charmant perce-neige au cœur vert.

À travers ces cultures fraîches et suaves, les méandres de la rivière sont plantés çà et là de massifs de peupliers de France, d’une taille très-élevée et d’une élégance rare. Le vent les a inclinés en sens divers, une certaine zone a plié sous celui du couchant ; mais, à deux pas de là, un coude de la vallée a livré un autre massif au vent d’est, et ces belles colonnades à double et triple rang semblent penchées pour se saluer de distance en distance.

Au delà, le terrain monte doucement et se couvre de pommiers arrondis, d’un branchage si noir et si serré, que, même privés de feuilles, ils font obstacle à la vue. Quelques maisonnettes éparses s’étagent au pied de la colline, et puis la colline monte toute droite et ferme l’horizon par une ligne mollement ondulée, couronnée de végétation. Toute cette colline est un bois assez étendu, peu épais, et où percent des mouvements gracieux, des éclaircies moussues, quelques roches, des bouleaux plus élevés que le taillis, de petits sentiers de sable, des dépressions ravinées, des bruyères et quelques jeunes pins d’un vert sombre. Un pâle essai de soleil a jeté pendant quelques instans un reflet satiné sur tous ces petits mystères, et puis tout s’est fondu dans un brouillard doux, et la colline est devenue lilas, tandis que les grands arbres dépouillés des plans intermédiaires se faisaient blancs comme des nuages. Les plus rapprochés repoussaient de leur branchage noir finement dessiné ce tableau vague et charmant qui n’a pas tardé à s’éteindre. La pluie recommence, tout se voile et se perd ; plus de colline, plus de pommiers, les prés bleuissent, le chemin de sable devient blanc et brillant comme la rivière. Bonsoir à toi, mon ami. Je suis très-calme. Ma cheminée chauffe bien. Je vais penser à travailler. Tu peux m’écrire, tu dois m’aimer.

Pierre.