Monsieur Sylvestre/10

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Michel Lévy frères (p. 42-48).



X

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 10 mars 64.

Tu as raison, il faut causer et non discuter. Si je te lisais mon travail de chaque jour, je me griserais peut-être, et tu fais sagement de me mettre en garde contre les convictions passionnées. Je crois que les bons esprits ne doivent pas s’embarquer dans la recherche du vrai avec la volonté de faire plier toute réflexion à un but trop déterminé d’avance ; c’est se priver des clartés qui peuvent luire en chemin. Le vrai vaut bien qu’on lui sacrifie toute la provision qu’on avait faite pour courir après lui.

Causons donc, puisque cela te fait plaisir : cela me fait du bien, à moi : je ne suis plus seul quand je t’écris.

Ce n’est pas que ma solitude volontaire me pèse ; j’ai été passer une journée à Paris, et je m’y suis trouvé plus seul qu’ici. Il fallait me décider à reparaître, car je prévoyais quelque sotte ou folle histoire répandue sur ma disparition, et je ne me trompais pas. Les uns, disaient que j’avais été enlevé par une femme, les autres tué par un mari. Il y avait une version sur mon suicide, une autre sur mon départ pour l’Amérique. Grâce au dépit irréfléchi de mon oncle, on sait que nous sommes brouillés, et généralement on me supposait furieux ou désespéré. La cause de notre différend est heureusement restée à l’état de commentaire, et j’en ai été quitte pour dire, sans entrer dans aucun détail, qu’il voulait me marier, et que j’avais l’aversion du mariage. J’ai dit aussi que j’avais en vue une très-bonne place qui m’était promise dans les chemins de fer, et qu’en attendant je voyageais pour me mettre au courant de mes fonctions ; j’ai fait ce mensonge pour ne pas apitoyer mes amis sur mon compte, pour échapper aux offres de service, — lesquelles n’ont été en général ni brillantes ni empressées, je dois le dire, — enfin pour ne pas trahir le secret de mon travail et de ma retraite. Je ne connaîtrais rien de sot comme d’annoncer que je vais faire un livre, moi qui n’ai encore donné aucune preuve de talent. Je ris en songeant à la figure qu’on eût faite devant cette annonce, et aux questions naïvement décourageantes : « Vraiment, vous allez écrire ? Est-ce que vous savez ? Avez-vous essayé déjà ? Croyez-vous avoir du talent ? C’est bien difficile, et tant de gens s’y cassent le cou ! C’est un métier où il faut être tout ou rien, etc., etc. »

Je me suis épargné la grêle des lieux communs en ne disant rien du tout pour les provoquer, et en m’informant des autres sans leur donner le temps de s’inquiéter de moi. J’ai appris en quelques heures une chose que je ne savais pas, c’est qu’il n’y a rien de plus facile que de ne pas inspirer le moindre intérêt à ceux qui se disent nos amis. L’amitié ! voilà encore une pure abstraction, un type idéal dont nous traçons d’informes ébauches… Ne m’appelle pas ingrat. Je n’aime que toi, et je t’aime autant que je peux aimer. Je sens en toi une exception, je suis heureux de l’avoir rencontrée : si je te perdais, je n’en espérerais pas, je n’en chercherais pas une seconde.

Je savais déjà par mon ami Diamant, qui habille un ami de mon oncle, que ce cher oncle se porte bien ; je m’en suis assuré de nouveau. J’ai appris que Louis Duport était marié avec mademoiselle Nuñez, et que cette aimable personne attribuait ma querelle avec M. Piermont à un sermon que je me serais permis de lui faire sur sa vieille maîtresse ; il m’aurait souffleté et mis à la porte.

— Et c’est bien fait, ajoute la bienveillante Rébecca.

Arthur et André ont voulu m’emmener dîner chez Magny. L’animal que je suis a été tenté d’accepter. Manger quelque chose de savoureux, boire quelque chose d’excitant après un mois de régime Spartiate, c’était alléchant ; mais, en songeant que je n’avais pas le moyen de rendre la pareille à mes camarades, j’ai fait taire la brute, j’ai prétexté un engagement, et j’ai été manger la soupe du cœur de mon ami Diamant, c’est ainsi qu’il s’exprime. Là, je ne sens aucune honte de ma misère. Ces gens sont vrais et bons. Je les ai crus bêtes parce qu’ils disent des choses bêtes ; mais c’est une habitude qu’ils ont de constater des niaiseries, comme nous constatons des paradoxes dans le prétendu monde de l’esprit. Sottise pour sottise, le lieu commun est encore plus facile à digérer que le sophisme. Il n’abrutit pas. Il ne s’agit que de lui sourire comme on sourit à la bonne figure de son portier. Où les Diamant cessent d’être vulgaires et ennuyeux, c’est quand ils parlent de leur travail, de leur courage, de leur lutte avec la vie. Je me suis fait raconter leur histoire. Ils étaient ouvriers en province. Ils sont venus à Paris avec sept cents francs d’économies. Le mari avait vingt-deux ans, la femme dix-neuf. Ils s’aimaient, ils s’aiment toujours. Il a travaillé dix ans chez les autres, elle faisait un petit commerce pour son compte. À force d’ordre et d’activité, le mari a pu se présenter comme associé là où il n’était qu’ouvrier. Ils ont trouvé de l’aide, de la confiance, des âmes simples et ouvertes, des personnes justes, comme ils disent. Il y a, dans ce monde du petit commerce et de l’industrie privée, des loyautés, des dévouements, un esprit d’association et de confraternité dont nous ne savons rien, nous qui, occupés à trouver l’art de nous passer des autres, ne nous enquérons pas si les autres ont besoin de nous. Où sont les jeunes gens de notre classe qui se cotisent pour qu’un d’entre eux, reconnu honnête et sans ressources, puisse devenir avocat, artiste ou médecin ! Chez les gens dont je te parle, le mérite personnel représente un capital. L’ouvrier fidèle, intelligent et laborieux trouve des mains tendues vers lui, et un certain point d’honneur enflamme en sa faveur ces cerveaux positifs et tendres qui regardent l’assistance mutuelle comme un bon placement, et les services rendus comme une gloire acquise. Il y a de l’amour-propre dans tout cela, voire un peu de vanité. M. Diamant aime à dire le bien qu’il a fait, mais il aime aussi à dire le bien qu’on lui a fait, et la vertu des autres, ajoutée à la sienne propre, est un thème où son expansion s’exalte d’une façon risible et touchante. Il a maintenant quelque chose comme deux cent mille francs de fortune. Il aurait le double, si les oiseaux de passage de notre monde n’eussent abusé de sa confiance.

— Il faut savoir perdre, dit-il philosophiquement : les jeunes gens ne calculent pas, et il y a tant de tentations pour eux dans ce Paris ! Quand on en trouve qui sont reconnaissants des ménagements qu’on a eus pour eux, si ça n’enrichit pas, ça console.

Et madame Diamant dit amen en ajoutant :

— Pourvu que nous ayons de quoi donner de l’instruction à nos enfants, ça suffit. Si nous avons eu de la peine, c’est parce qu’on ne nous avait rien appris. Ils ne connaîtront pas ça, Dieu merci, eux autres !

Braves gens qui croient que quand on est instruit, on est sauvé !

Je les ai quittés pour passer une heure à l’Opéra, où j’ai encore mes entrées. Me les ôtera-t-on le jour où l’on saura que j’en ai réellement besoin ? C’est probable.

Comme j’ai encore une mise décente, j’ai pu circuler comme d’habitude. Mademoiselle Irène et sa fille Jeanne, la belle rousse, étaient dans leur loge. J’ai été curieux de regarder avec attention cette héritière de tant d’hommes qui ont contribué à l’enrichir, et dont le père est inconnu. Je n’avais fait que l’entrevoir. Je me suis placé de manière à l’examiner sans qu’elle put s’en douter. Elle est réellement belle, blanche et rosée comme une aube de printemps. Rien de plus doux que ses yeux bleus et de plus somptueux que sa chevelure d’or bruni. Toute habillée de blanc, sans aucun joyau, et tenant négligemment son bouquet de camellias sur ses genoux, distraite ou mélancolique, candide et comme craintive, elle me représentait l’image de la pudeur alarmée ou froissée. Pauvre fille riche ! sait-elle que sa richesse est une souillure ? Sait-elle qu’entre la main d’un honnête homme et sa dot il y a un abîme que ses larmes ne pourraient combler ? Malheur à celui qui l’aimerait ! Cette pensée m’a mis en fuite. Je ne veux plus jamais la regarder.

Je suis rentré dans mon village à minuit, un peu attristé, un peu las de ma journée. Je suis censé reparti pour le Midi. Les Diamant me gardent fidèlement le secret. Je m’appelle ici M. Pierre tout court. Me voilà tranquille pour un bout de temps.

Le susdit village n’a qu’une rue, mais d’une demi-lieue de long. Il suit à mi-côte une colline qui fait face à celle dont j’ai la vue. Le débarcadère du chemin de fer est à l’entrée du village, et j’habite du côté de la sortie. Encore, quand j’ai gagné à pied le bout de cette longue rue, ai-je à descendre par un chemin noir, à travers les cultures, pour gagner ma porte. La lune n’était pas levée, et je suis venu à tâtons par ce chemin désert où l’on n’aperçoit pas même l’ombre d’un chien errant. Si la mère Agathe, qui me dorlote, ne m’eût attendu, et que je n’eusse vu briller sa lumière à la fenêtre, je ne sais si j’aurais retrouvé mon gîte. En me dirigeant vers cette étoile polaire, j’ai vu briller l’autre étoile mystérieuse à l’autre versant du vallon. Se regardent-elles, se voient-elles l’une l’autre, ces deux pauvres étoiles terrestres ? Celui ou celle qui veille là-bas ne sait peut-être pas que quelqu’un veille ici. Mon village dort comme un seul homme. Le village d’en face ne laisse pas échapper la moindre clarté. Ces deux petites maisons, sentinelles perdues dans la nuit et le silence, sont seules vivantes dans la vallée muette ; mais elles ne se connaissent pas plus que les habitants de Vénus ne connaissent ceux de Saturne, et chaque homme est un petit monde qui roule dans sa petite orbite sans se révéler au petit monde tout différent qui passe près de lui et qu’il appelle son semblable.