Monsieur Sylvestre/11

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Michel Lévy frères (p. 48-59).



XI

DE PIERRE À PHILIPPE


8 mars, Vaubuisson.

J’ai oublié de te dire hier qu’à l’Opéra j’avais aperçu aussi la nouvelle madame Duport, la Rébecca que mon oncle n’a pas pu me faire apprécier plus que mademoiselle Jeanne X… N’est-il pas plaisant que le même jour et la même heure m’aient remis sous les yeux les deux principales causes de ma ruine, ces deux héritières brillantes que, selon mon oncle, j’eusse pu obtenir, si je n’étais un cuistre, un âne et un faquin ? Rébecca passe pour belle. Elle a un type Israélite prononcé, des yeux noirs comme la nuit, les cheveux plantés bas, la lèvre saillante et purpurine ; mais elle a l’air méchant. Elle a, dit-on, de l’esprit à tout casser, mais elle a le rire amer. Enfin elle m’a été antipathique à première vue, et je crois qu’elle m’eût assassiné pour mettre ma tête dans un sac. Mon oncle n’a jamais pu me pardonner de ne vouloir pas finir comme Holopherne. C’est de ce moment que nos rapports sont devenus presque impossibles. Ils étaient difficiles déjà depuis sa première tentative matrimoniale à mon endroit, car il y en a eu trois. Je t’ai parlé d’une blonde, mais je t’en ai peu parlé, ne l’ayant vue qu’un instant. Je ne sais si celle-là m’eût menacé de quelque chose de tragique comme la brune, mais je crois bien que son alliance m’eût menacé de quelque chose de honteux comme celle de la rousse. Toutefois il ne me reste d’elle qu’un souvenir comique, et, puisque je n’ai rien à te dire de nouveau sur le présent, je vais te promener un moment avec moi dans le passé.

C’est, tu ne t’en souviens peut-être pas, quelques jours après ton départ définitif pour l’Auvergne. Je venais d’être reçu bachelier es sciences, j’avais à peine quinze poils de barbe au menton, quand mon oncle me dit un soir :

— Sais-tu que te voilà un homme et que je pense à t’établir ? Il faut te marier, mon garçon, j’ai une femme pour toi.

Je sautai sur ma chaise.

— Je suis trop jeune, mon oncle !

— Oui, tu es un peu jeune ; mais il y a des occasions qu’on ne rencontre pas deux fois en sa vie, et je tiens cette occasion-là. Tu connais M. Aubry ?

— Non, mon oncle.

— Comment, M. Célestin Aubry, qui a vendu de si beaux diamants au duc de B… ? Il était encore hier dans mon cabinet.

— Je ne l’ai pas remarqué.

— Tu as eu tort ; il faut toujours remarquer un homme qui a trois millions et qui n’a que deux enfants. Il les adore, c’est un cœur généreux, il compte leur donner à chacun un million en les mariant ; mais, dame ! il veut les bien marier. Ils ne sont pas beaux. Le garçon est un peu bossu ; la fille, sans être contrefaite, est un peu petite : mais c’est si jeune ! Ça a seize ans, c’est bien élevé, habitué à obéir, car le papa Aubry ne plaisante pas, et tout marche chez lui comme sur un navire.

— Attendez donc, mon oncle ! Je me souviens à présent. M. Aubry est un aventurier qui a fait les quatre parties du monde et tous les métiers.

— Eh bien, après ? C’est comme ça qu’on s’enrichit quand on a de l’esprit. Il a fini par trouver au Brésil l’or en barres et les pierreries dans la gangue. Il a fait une grosse fortune, et il continue à l’arrondir. Il est armateur, il est servi par des nègres ; si tu voyais ça, chez lui, c’est un luxe et un ordre ! Prends ton chapeau, nous allons lui faire une visite.

— Déjà ?

— Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud !

Je n’avais alors aucun parti pris pour ou contre le mariage, n’y ayant jamais songé, et croyant avoir dix ans devant moi pour y réfléchir. J’avais encore un peu de ce respect craintif de l’enfance qui ne prévoit pas la possibilité d’une révolte ouverte, et d’ailleurs j’étais tellement abasourdi de la précipitation de mon oncle, que je le suivis machinalement place Royale,… j’ai oublié le numéro. C’était en été, la chaleur était écrasante ; mais, en montant l’escalier d’une de ces grandes vieilles maisons qui se ressemblent toutes, je sentis le froid me prendre aux épaules.

— Mon oncle, m’écriai-je tragiquement au moment où il allait sonner au premier, est-ce que vous avez demandé pour moi cette demoiselle en mariage ?

— Non, répondit mon oncle, dont j’avais saisi le bras avec angoisse ; c’est son père qui me l’a offerte pour toi… Laisse-moi donc sonner !

— Il faut que vous me juriez que cette visite ne m’engage à rien !

— Parbleu ! je ne veux pas te marier malgré toi !

— Est-elle bien belle ?

— Non ; tu vas la voir.

— Mais pourquoi veut-on me la donner, à moi qui n’ai rien ?

— D’abord tu n’as pas rien ; tu auras ma fortune, si tu te laisses diriger par moi. Ensuite… je peux te dire que M. Aubry sort d’une famille de petites gens ; il tient à un nom, et tu sais que tu es noble par ta mère.

— Mais je porte le nom de mon père, et ne veux pas le quitter.

— Tu ne le quitteras pas ; tu t’appelleras Sorède de Pontgrenet. Ah çà ! en voilà assez, tu m’ennuies !

Et il sonna.

Un grand noir, bizarrement vêtu de rouge, nous fit traverser deux vastes pièces, très-élevées et très-sombres, bourrées jusqu’au faite d’objets sans nom, depuis de vieux tableaux espagnols jusqu’à des mocassins de sauvage. Ce fut bien pis dans le salon. Les meubles et les murs étaient surchargés de poteries, de queues d’oiseau, de reliquaires, d’armes, de miroirs, d’instruments de musique, de reptiles empaillés, de coquillages, de cadavres et de guenilles de tous les pays. Il y avait, au milieu de tout cela, des choses superbes et des objets rares, d’un grand prix ; mais, dans l’étalage de toutes ces merveilles et de toutes ces misères, on sentait le brocanteur et nullement l’artiste ou l’amateur éclairé.

— Nous sommes chez un marchand de bric-à-brac ? m’écriai-je.

Mon oncle me lança un regard terrible, et M. Célestin Aubry parut.

C’était un grand diable du type le plus vulgaire, bien que son teint bronzé par le soleil des tropiques et l’arrangement de sa chemise, de ses favoris et de sa chevelure eussent l’intention de lui donner l’aspect d’un officier de marine. Il n’eut pas dit trois mots, que le flibustier de bas étage se révéla clairement, en dépit de ses prétentions au savoir et aux grandes manières. Il nous montra les principales pièces de sa collection avec des explications assez curieuses, mais qui sentaient à plein nez le pillage ou l’escroquerie. Il vanta ensuite ses millions, ses perroquets, ses nègres, ses enfants et ses meubles. Il appela ses noirs, en leur parlant comme à des chiens, pour nous montrer comme ils étaient de belle race. Il les avait achetés fort cher. Il savait bien qu’ils étaient libres sur la terre de France, mais il les retenait par la crainte et par la bonne nourriture. D’ailleurs, il savait former ces gens-là, et, pour nous le prouver, il en prit un par l’oreille et la lui tira jusqu’au sang, en nous faisant remarquer que ce malheureux ne cessait pas de rire pour lui faire croire qu’il ne sentait rien.

— Je sais bien, ajouta-t-il judicieusement, que je lui fais du mal ; mais je l’ai exercé dès son enfance à tout endurer par amour-propre. Je n’en abuse pas, je ne suis pas sanguin (il voulait dire sanguinaire) ; mais, si je voulais, je le martyriserais, et il en serait enchanté. Voilà les bons, les vrais nègres ! Quand on sait les choisir et les dresser, ils ne vous quittent jamais.

— Monsieur, lui dis-je indigné, n’auriez-vous point acheté ces noirs sur la côte de Guinée ?

Mon oncle me regarda d’un air étonné, ne sachant où allait ma question ; mais M. Aubry la comprit fort bien.

— Vous croyez, me dit-il, que j’ai fait la traite ? Eh bien, pourquoi pas ? J’ai fait de tout, je vous l’ai dit, et cela n’a rien d’illégitime quand on achète à des peuplades qui vendent leurs enfants, leurs serviteurs et leurs femmes. Pourvu qu’on paye, ils sont contents, et j’ai toujours bien payé. Il y a des gredins qui faisaient marché avec les noirs, et qui emmenaient la marchandise en tuant les marchands. C’était autrefois ; mais de mon temps le commerce se faisait loyalement. Au reste, je n’y ai pas moisi, ça n’allait plus ; les Anglais nous embêtaient trop. À présent je me suis retiré des affaires, et, quand je me serai débarrassé de tout ce que vous voyez ici, je m’en irai à Saint-Malo vieillir en paix ; c’est mon pays. J’achèterai un vieux château, une grande terre, et, si mon gendre aime la campagne, je le mettrai à la tête de mon exploitation.

— Votre gendre ? lui dis-je ; quel gendre ?

Il prit cette protestation naïve pour une avance plus naïve encore. Il me sourit comme à un enfant qui étend la main vers une friandise, et répondit d’un air patibulairement paterne :

— Mon cher monsieur, mon gendre sera celui qui plaira à ma fille.

— Ah ! et si votre grand nègre lui plaisait !

— Farceur ! les noirs ne plaisent jamais aux blanches, et, quoique ma fille ne soit pas créole, elle a les principes qu’elle se doit. Née et élevée en France, elle est bien un peu trop Française pour autre chose. Sa mère l’avait habituée à se mêler de tout. Vous savez, les femmes normandes, ça veut mener les affaires autant que le mari. Ce n’est pas un mal quand le mari est absent ; mais, quand il est revenu, bonsoir le règne des cotillons. Il ne faut qu’un maître dans un ménage. Au reste, ma femme est morte, et ma fille s’est mise au pas. Elle ne me contredit en rien ; elle a accepté le véritable rôle qui convient à la femme, ne rien dire, ne rien faire et ne rien savoir.

Ceci, débité en des termes dont je ne saurais rendre l’accent ignoble, me donna, comme tu penses, une haute idée de ma future, et dès lors, ne pouvant plus prendre au sérieux le projet de mon oncle, je résolus de m’amuser.

— Monsieur, puisque je vous inspire tant de confiance que vous daignez m’initier à vos doctrines sur la famille, j’oserai vous demander quel sera auprès de vous le rôle de votre heureux gendre.

— Il sera bien simple, mon cher enfant, répondit le drôle pris au piège et enchanté de moi : pour apprendre à commander, il faut apprendre à obéir, et mon gendre, devant me succéder dans mon autorité absolue, commencera par étudier mon système et par s’y conformer.

— Ah ! c’est-à-dire qu’il apprendra à se laisser arracher les oreilles sans faire la grimace ?

— Il est farceur tout plein ! dit M. Aubry à mon oncle en riant d’un rire macabre. Allons, j’aime qu’on ait de l’esprit et qu’on soit même un peu taquin. Je vais voir si la petite a fini sa sieste, car je l’ai mise aux bonnes habitudes. De midi à quatre heures, une femme doit dormir ; autrement, elle s’ennuie et vous tracasse. Attendez-moi là un peu.

Il ouvrit une porte qui se trouvait tout près de nous ; mais, au moment où il entrait dans la pièce voisine, le grand noir vint lui dire qu’on lui apportait de l’argent en échange d’un objet vendu la veille, et il suivit le noir sans songer à refermer la porte du boudoir où dormait sa fille. Je me plantai hardiment sur le seuil pour la regarder, sans que mon oncle, ébahi de ma docilité, songeât à me faire la moindre observation.

Le boudoir, très-sombre et presque froid, n’était autre chose que le magasin aux hamacs. Il y en avait de toute matière et de toute couleur roulés le long des parois ; quelques-uns formaient tapis sur le sol, et au beau milieu de tout cela dormait sur un de ces hamacs ouvert et accroché à des crampons une espèce de paquet de mousseline blanche qui me parut informe ; à côté, à genoux par terre et tenant dans ses mains pendantes la corde végétale qui lui avait servi à bercer sa jeune maîtresse, une affreuse négrillonne dormait aussi. Je crois que toutes deux ronflaient. Je m’enhardis à faire deux pas pour aller contempler mademoiselle Aldine Aubry ou plutôt Sméraldine, car je n’ai jamais oublié son nom. À l’époque de sa naissance, monsieur son père, ayant fait une bonne affaire d’émeraudes, avait jugé à propos de l’appeler Esmeralda. Ce nom romantique, traduit et contracté en basse Normandie, était devenu Aldine. La chose venait de nous être contée par M. Aubry un quart d’heure auparavant.

Je pus donc apprécier rapidement, mais irrévocablement, le petit monstre que mon oncle avait la bonté de me destiner. Roulée en chien dans le hamac, mademoiselle Aldine me parut n’avoir que trois pieds de haut. Il n’y avait de bien apparent que deux bras maigres et enfantins chargés de bracelets jusqu’aux coudes, et une figure ronde et vermeille comme une grosse pomme à cidre. Certes, ce que cette pauvre fille avait à faire de mieux, c’était de ne pas ressembler à son père ; mais, en prenant un parti tout opposé, la nature avait réussi à faire encore pis.

Je ne m’arrêtai pas à regarder la négrillonne, je retournai vite auprès de mon oncle, et en quelques mots bien sentis je lui exprimai ma pitié pour cette laideur physique et mon aversion pour la laideur morale de l’ex-marchand d’esclaves. Je fus si énergique, que mon oncle craignit de voir éclater M. Aubry, et qu’il se hâta de sortir avec moi en disant au nègre que nous ne voulions pas déranger son maître en affaires, et que nous reviendrions une autre fois.

Nous n’y sommes jamais retournés, et je n’ai jamais vu mademoiselle Aldine. Je crois que, peu de jours après, le Célestin Aubry vendait en bloc son bric-à-brac et prenait avec ses enfants le chemin de la Normandie. J’ignore s’il y a acheté un manoir seigneurial, je sais seulement que, six ou huit mois plus tard, mon oncle, qui, sans s’expliquer beaucoup sur l’aventure, m’avait toujours battu froid depuis ma rébellion, s’écria comme malgré lui, en lisant une lettre de faire part :

— Bon ! voilà Célestin Aubry qui a perdu son fils ! Par conséquent, il dotera sa fille d’un million et demi, et elle en aura trois après sa mort. Ah ! c’est un joli denier, et si tu n’étais pas si bête !…

Je ne crus pas devoir répondre, et quelques semaines se passèrent. Alors, mon oncle revint à la charge. « Il était temps encore, on m’invitait à aller à la chasse du côté de Saint-Malo. » Je répondis que je n’aimais pas la chasse aux héritières, et mon oncle s’emporta. J’avais raison au fond, disait-il, de trouver Aubry désagréable et fantasque, et il n’approuvait certes pas la traite des nègres ; mais j’avais un ton cassant, je m’émancipais un peu trop dans mes répliques, et j’avais l’air de lui faire la leçon. Je devais pourtant me souvenir que les grands parents ne peuvent jamais avoir tort, surtout quand on a besoin d’eux.

Cette mercuriale se renouvela souvent à propos des moindres choses, et je vis bien que j’avais blessé l’amour-propre de mon oncle. Mon refus de faire la cour à Rébecca Nuñez empira gravement le mal, et, quand il fut question de Jeanne la Rousse, je laissai échapper un mot qui me perdit. Je rappelai à mon oncle qu’il ne m’avait pas trop blâmé jadis d’avoir refusé pour beau-père un homme qui avait fait la traite des noirs, que, par conséquent, il devait m’excuser de ne pas vouloir pour belle-mère d’une femme qui avait fait un si beau commerce avec les blancs. En réponse à cette judicieuse observation, mon oncle voulut me tuer. Ayez donc de l’esprit !

Mais voici bien une autre affaire ! Mon oncle aussi a fait commerce de chair humaine ! Le savais-tu ?

Moi, je l’ai toujours ignoré, et je crois que, comme il n’a engagé que ses fonds dans ces sortes d’affaires, il a pu ne jamais s’en vanter à personne.

Tu me demanderas comment je découvre cela ici, quand j’ai vécu vingt ans près de lui sans m’en douter.

J’avais emporté quelques cartons où j’avais jeté pêle-mêle mes papiers et mes lettres en quittant sa maison. J’ignore absolument comment une lettre ouverte, perdue sans doute par lui, ramassée par un domestique et placée dans ma chambre par erreur, s’est glissée dans un de mes cartons ; mais je viens de l’y trouver et de la lire avant de songer à regarder l’adresse. J’étais bien surpris d’avoir un reliquat de compte à mon profit dans la maison *** et Ce, et je me demandais d’où me tombait cette bonne fortune, quand j’ai compris qu’il s’agissait de conscrits et de remplaçants, et que les bénéfices de mon oncle dans l’association avaient été assez beaux pour constituer en grande partie la fortune qu’il comptait me laisser. Je comprends à présent combien mes scrupules ont dû lui sembler blessants, et combien de fois j’ai dû sans le savoir, froisser sa personnalité. Il aura cru que je savais quelque chose, et que je me permettais sur les fortunes mal acquises des sarcasmes et des reproches à son adresse. Pauvre homme ! j’ai dû le faire souffrir et lui sembler odieusement cruel !… Comment lui faire savoir que je suis innocent sans lui parler de ce passé qui l’oppresse peut-être ? Une juste réprobation flétrit une industrie qui spéculait sur la vie des hommes et sur les douleurs de la famille. La source du bien-être de mon oncle n’est donc guère plus pure que celle des opérations de M. Aubry et de mademoiselle Irène ; mais, à coup sûr, ce n’est, pas moi qui aurais eu le droit de le morigéner, et il sera bien assez puni en devinant combien sont complets et graves aujourd’hui les motifs qui me forcent à refuser ses dons.

Ainsi plus de retour, plus de transaction avec le passé, mon cher Philippe ! Mes vaisseaux sont brûlés à jamais, et il faut qu’à moi tout seul je construise une modeste barque dont le pavillon sera du moins sans tache. À présent tu ne me diras plus : « Je suis inquiet du parti que tu prends ; » tu me diras : « Ne regarde plus derrière toi, et marche ! »