Monsieur Sylvestre/15

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Michel Lévy frères (p. 79-88).



XV

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 5 avril 1864.

La vie est décidément, sinon une chose gaie, comme le prétend mon optimiste, du moins une chose romanesque : me voilà épris de ma voisine. Je l’appelle ainsi, bien que tout un vallon nous sépare ; mais, comme je n’y connais que deux personnes, elle et M. Sylvestre, et qu’elle est plus près que lui à la portée de ma vue, elle sera ma voisine, à moins que tu n’aimes mieux que je l’appelle par son nom, car je le sais, c’est mademoiselle Vallier.

Je parcourais les bois avec l’ermite, qui m’intéresse de plus en plus, lorsqu’à peu de distance au-dessus de la maisonnette mystérieuse, nous nous sommes trouvés en face d’une assez jolie fille, ni grande ni petite, d’un blond cendré, très-blanche, légèrement rosée, jeune, vingt ans au plus, vêtue avec propreté et à la mode, en demoiselle pauvre et soigneuse qui ne s’abandonne pas. À la grâce indicible de la personne, car son charme est surtout dans ce quelque chose qui ne se décrit pas, et à une certaine capeline blanche et rouge bordée de noir, mais qui cette fois était relevée sur le front et laissait voir tout le visage, je reconnus ma sympathique porteuse d’amphore. Elle ne fut pas effarouchée de la rencontre, car elle vint droit à nous d’un air souriant et tendit ses deux mains gantées de noir, et toutes petites, à M. Sylvestre, en lui demandant avec intérêt de ses nouvelles. Il la remercia en des termes affectueux et respectueux, en lui demandant à son tour des nouvelles de la malade.

— Il y a un peu de mieux, répondit-elle d’une voix adorable et qui va à l’âme. J’espère que, dans quelques jours, je pourrai lui faire faire une petite promenade. Elle est encore trop faible, mais elle dort mieux, et j’espère que le printemps ne se passera pas trop mal.

En parlant, elle caressait la tête de Farfadet, qui paraissait la connaître et l’aimer.

— Est-ce que vous veniez chez moi ? lui demanda encore M. Sylvestre.

— Non, cher monsieur, c’est trop loin. Je ne peux pas quitter mon enfant si longtemps. Je vais chercher du lait pour elle au moulin, et j’ai pris le chemin des écoliers pour faire dix minutes d’exercice.

— Ah ! vous en êtes trop privée ! dit M. Sylvestre ; j’ai peur qu’au métier que vous faites vous ne tombiez malade aussi.

— Non, non, je ne serai pas malade, je n’en ai pas le temps.

Et, avec un sourire de mélancolie enjouée, tout en serrant encore la main du vieillard, elle me salua sans me regarder, mais avec politesse, et continua son chemin. Farfadet parut irrésolu et regarda son maître. Alors, celui-ci, avec un sérieux incomparable, lui dit :

— Allez ! accompagnez cette demoiselle, ne la laissez pas seule, et revenez chez nous quand elle sera rentrée chez elle.

En vérité, le chien parut comprendre, car il s’élança sans hésiter sur les traces de la jeune fille et nous ne le revîmes plus.

— Voilà une ravissante personne ! dis-je à M. Sylvestre ; je sais où elle demeure, je l’avais déjà vue à la source.

— Oubliez où elle demeure, si vous êtes un homme sérieux, répondit vivement le vieillard. Cette fille est ce qu’il y a de plus respectable au monde, et quiconque troublerait son repos ou ferait seulement parler d’elle deviendrait l’ennemi de Dieu !

— Je ne sais pas si je suis un homme sérieux, monsieur Sylvestre, mais je crois être un honnête homme. Soyez, donc tranquille, et dites-moi ce qui motive votre estime pour elle, afin que mon respect lui soit d’autant plus assuré.

— Mademoiselle Vallier est venue ici il y a deux ans ; elle-même m’a raconté son histoire, et, comme il n’y a aucun secret, je peux vous la dire. Ses parents étaient fort riches. À la suite de spéculations que je croirais volontiers véreuses, d’après ce qu’elle m’en a dit sans les comprendre, son père, ruiné, est mort de chagrin. Fille unique, elle a fait honneur à tout et s’est trouvée, à dix-huit ans, à la tête de douze cents francs de rente. C’est court pour une jeune personne habituée à l’opulence. Elle ne s’est pas découragée, et elle commençait à donner des leçons de musique à Paris, quand une petite bonne étrangère avec qui elle avait été élevée, et qui était comme elle sans famille et sans ressources, est tombée gravement malade. Savez-vous ce qu’a fait mademoiselle Vallier ? Elle a quitté ses leçons et elle a cherché un village où elle put faire respirer un bon air à sa compagne. Quelqu’un du pays avec qui le hasard l’avait mise en relations lui a vanté le climat doux et tiède de notre vallée. Tout le monde n’a pas le moyen d’aller à Nice ou à Cannes. Heureusement ; il y a partout des petits coins où l’on peut se passer du luxe des grands voyages. Mademoiselle Vallier a donc loué la petite maison que vous savez, comptant y passer quelques semaines ; mais la jeune malade était presque condamnée pour un anévrisme au cœur, et, quand la chose a été constatée, on a dit à mademoiselle Vallier que le seul moyen de prolonger la vie de la pauvre enfant était de la garder dans les conditions passables où elle se trouve, et de lui interdire toute espèce de fatigue et d’inquiétude. Dès lors, elles se sont fixées ici. La malade s’en va lentement. Sa maîtresse est devenue sa servante : c’est elle qui fait tout dans le petit ménage. Vous l’avez vue portant de l’eau : un autre jour, vous pourrez la voir portant du bois ou lavant elle-même les hardes de sa compagne. Tout le jour elle travaille, et la nuit elle veille quand l’autre ne dort pas ; ce qui arrive si souvent, que je ne sais pas comment celle qui doit mourir n’a pas encore tué celle qui doit vivre. C’était une rose éclatante quand elle a commencé ce dur labeur ; à présent, c’est une rose pâlie, et ses yeux, agrandis de moitié, sont plus beaux, j’en conviens, mais ils m’inquiètent. Enfin, que voulez-vous ! le sacrifice de soi est une chose rationnelle et bonne ; mais, quand il dépasse les forces de l’individu, on ne peut s’empêcher de blâmer l’arrangement social.

J’évitai la discussion sur le socialisme, qui est le grand dada de mon vieux ami ; je ne songeais qu’à mademoiselle Vallier.

— Croyez-vous, lui dis-je, que ce sacrifice de la personne soit si nécessaire ? Si cette aimable fille gagnait deux ou trois mille francs à Paris, elle aurait de quoi payer une femme exclusivement chargée ici de la malade. Ce serait encore très-beau d’y consacrer le tiers ou la moitié de son revenu.

— Oh ! oui-da, les soins mercenaires ?

— Ne croyez-vous pas que, chez les femmes du peuple, on trouve de ces dévouements payés qui deviennent, grâce à la bonté de certaines natures, des dévouements réels ?

— Certes, je le crois et je le sais ; mais il faut, pour s’y fier, avoir été à même de les éprouver. D’ailleurs, les malades sont des enfants gâtés, et la petite, qui adore sa maîtresse, mourrait peut-être le jour où elle la verrait partir.

— À quoi donc servent les prix Montyon, si mademoiselle Vallier succombe à la peine ?

— Les prix Montyon ne s’obtiennent pas sans protection, mon cher enfant, et la protection va rarement chercher les gens qui se cachent. Ah ! si l’on savait combien d’héroïsmes ignorés méritent l’assistance, l’insuffisance de ces petits secours deviendrait risible.

Je ne pus empêcher M. Sylvestre de revenir à son mécontentement contre la société. C’est là où il cesse d’être optimiste, et je dus lui soumettre quelques objections. Tu sais que je ne comprends pas le blâme déversé à un état général qui n’est que le résultat de l’imperfection des individus. Il me semble que, pour réaliser le rêve de la fraternité universelle, il faut commencer par inculquer l’idée de fraternité à tous les hommes. C’est bête comme tout, mais je trouve encore plus bête qu’on veuille s’y prendre autrement, et même j’avouai à M. Sylvestre que vouloir imposer des lois idéales à un peuple positif me paraissait inique et sauvage. C’est la doctrine du terrorisme : fraternité ou la mort ; c’est aussi celle de l’inquisition : hors l’Église point de salut. La vertu et la foi décrétées ne sont plus la foi et la vertu ; elles deviennent haïssables. Il faut donc laisser aux individus le loisir de comprendre les avantages de l’association et le droit de la fonder eux-mêmes quand les temps seront venus. Ceci ne fait pas le compte des convertisseurs, qui veulent recueillir le fruit personnel, gloire, pouvoir ou influence, profit quelconque de leur prédication orgueilleuse, ou qui se plaisent tout au moins à jouer le rôle d’apôtres purifiés au milieu d’une société souillée. La réponse de M. Sylvestre ne m’a pas fait changer d’avis ; mais elle m’a frappé quand même par des aperçus très-justes.

— On a raison, dit-il, de se moquer des orgueilleux et de se méfier des ambitieux ; mais il ne faudrait pas regarder comme tels tous ceux qui demandent avec impatience le règne de la vérité. Tenez, moi qui vis tout seul par besoin et par goût, moi qui ne me laisserais pas imposer la promiscuité d’une association forcée, je ne vois pourtant pas de progrès réel pour le genre humain hors de l’idée d’association. Je n’ai pas de système à présenter. Je m’amuse à en faire quelquefois, mais ils ne verront jamais le jour. Les panacées auxquelles personne ne croit sont nuisibles parce qu’elles sont ridicules. Aucun de nous, d’ailleurs, ne peut prévoir la forme qui conviendra à l’association le jour où elle sera décrétée par le consentement unanime ; ce jour fût-il proche, demain est déjà l’inconnu pour l’homme d’aujourd’hui. Je ne suis donc point pour les cités bâties sur les nuages ; mais je dis d’une façon générale que tous nos maux ont un remède, parce que ces maux viennent du scepticisme et de l’apathie. Puisque la France paraît aimer les dictateurs, je ne vois pas pourquoi une minorité avancée ne serait pas représentée par un groupe d’hommes, par un seul homme, si vous voulez, qui s’appuierait sur elle pour lancer en avant cette roue toujours embourbée du progrès. L’initiation n’est pas la persécution, et avec votre respect exagéré pour la liberté individuelle il suffirait de la protestation de quelques imbéciles pour empêcher l’univers de marcher. Je ne veux pas parler du temps présent, ajouta-t-il, ce serait tomber dans la discussion politique, qui ne mène à rien parce qu’elle ne voit que le moment présent ; mais je vous dis que nous devrions tous être socialistes comme je l’entends, c’est-à-dire résolus à tout sonffrir individuellement plutôt que de décréter la durée indéfinie de la souffrance des autres. Le jour où chacun de nous aurait le cœur assez grand pour dire : « Je veux bien être malheureux à la place de tous, » tous seraient heureux sans exception. Ne dites pas que je prêche la vertu impossible. Je prêche l’intérêt personnel aussi bien que l’intérêt général : il y a là une étroite solidarité. Vous croyez, vous, que le triomphe de la raison amènera infailliblement la lumière sur cette solidarité ? J’en suis sûr comme vous ; mais que la raison est une chose difficile et longue à acquérir sans l’élan du sentiment ! Le cœur est bien un autre civilisateur que l’esprit ! C’est l’Apollon vainqueur des montres qui monte un char de feu ! Songez que nous datons de 89, une nuit de délire enthousiaste. C’est qu’en une nuit, en une heure, l’émotion fait le chemin qu’un siècle de réflexion n’a pu faire. Je vous estime fort pour votre sagesse, mon cher enfant ; mais je vous trouve un peu vieux pour moi, et je suis étonné d’avoir à vous exciter quand je devrais être rajeuni et gourmandé par vous.

Il y a du vrai dans ce que dit l’ermite. Nous ne sommes pas de notre âge ; mais à qui la faute ? Au temps où nous vivons. Ce n’est pas de César, c’est du doute que nous pouvons dire : Hœc otia fecit ! Nous avons une rude mission à remplir ; on a bercé notre enfance de trop de systèmes, on nous a étourdis de controverses. On nous a abrutis de sophismes et de vérités jetés ensemble dans l’inextricable mêlée de 48, et, comme nous avons été trop émus pour y voir clair, comme aujourd’hui nous sommes encore trop jeunes pour faire le triage, nous attendons et nous nous méfions de tout ce qui n’est pas nous. M. Sylvestre avoue que c’est notre droit, et que, si nous souffrons d’avoir à exercer, dans l’âge des illusions, un droit si rigide, c’est la faute du délire de nos devanciers.

Ce qui n’empêche pas l’incorrigible enthousiaste de me reprocher ma froideur et mon hésitation. Sa gaieté charmante rend, du reste, nos discussions très-cordiales. L’autre jour, il a décidé qu’étant le moins mûr de nous deux, il m’appellerait son papa, et que c’était à moi de l’appeler mon petit.

Tout cela anime ma solitude, et réellement, bien que je n’abuse pas du voisinage, je ne suis plus seul depuis que je sens à quatre pas de moi ce personnage si vivant, si étrange, si expansif quand il s’agit de ses opinions et de ses idées, si mystérieux, si hermétiquement fermé quant aux faits de sa vie passée. Voilà pourquoi je te disais, en commençant ma lettre, que la réalité était quelquefois plus romanesque que les romans. Nous voici trois ermites dispersés dans le rayon d’une lieue, Sylvestre, mademoiselle Vallier et moi, tous trois ruinés, car je vois bien que le vieux a vécu dans l’opulence, et il lui échappe des mots comme ceux-ci en racontant des anecdotes : ma voiture, mes gens, ma maison. Tous trois, nous embrassons l’état de pauvreté volontairement, car mademoiselle Vallier aurait pu, à ce qu’il paraît, sauver un meilleur débris de sa fortune, si elle eût été moins scrupuleuse, et, à l’heure qu’il est, elle aurait peut-être tiré un meilleur parti de son courage, de ses talents et de son activité sans un dévouement personnel à toute épreuve ; quant à M. Sylvestre, je crois voir qu’on ne s’est pas trompé en me disant qu’il pourrait être mieux et qu’il est maniaque de fierté. Belle manie ! et qui établit, que mademoiselle Vallier le veuille ou non, un lien de fraternité romanesque entre nous trois. Nous ne nous connaissons pas, socialement parlant, nous ne savons même pas nos vrais noms, car mademoiselle Vallier, pour peu qu’elle partage l’orgueil des riches déchus qui veulent se soustraire à la commisération blessante de leurs anciens égaux, a peut-être aussi pris un nom de guerre. Ainsi nous sommes trois ténébreux personnages dont la destinée a fait trois disciples de l’indigence pudique, déesse des pauvres honteux ! Peut-être cette même destinée doit-elle faire de nous trois amis.