Monsieur Sylvestre/18

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Michel Lévy frères (p. 103-115).



XVIII

DE PIERRE À PHILIPPE


25 avril, à l’ermitage.

Nos malades ne vont pas trop bien. Zoé est si affaiblie par sa dernière crise, que sa maîtresse ne peut la quitter, et M. Sylvestre est si peu raisonnable, que je ne dois pas le quitter non plus. Madame Laroze y met un grand cœur, mais elle est accaparée par ses pratiques, et son cabaret ne désemplit guère. Depuis cinq jours, je n’ai été qu’une fois à Vaubuisson, pour chercher un peu de linge, un peu d’argent, et tranquilliser la mère Agathe sur mon compte. En passant, j’ai pu donner à mademoiselle Vallier des nouvelles de l’ermite, et je l’ai fait d’une manière ingénieuse, pour empêcher les mauvaises langues d’incriminer nos relations. Bien qu’il ne passe pas beaucoup de monde sur son chemin, on peut toujours être observé par les gens qui travaillent dans la campagne, et, tout affables qu’ils sont, je les crois aussi curieux et aussi soupçonneux que des bourgeois de petite ville. J’ai donc avisé une vieille femme qui lavait au déversoir de la source, et j’ai réclamé d’elle un service. Elle a consenti, sans se faire prier, à appeler mademoiselle Vallier et à lui demander de se mettre à sa fenêtre. Dès qu’Aldine s’est montrée, je lui ai rendu compte de l’état de M. Sylvestre en peu de mots, en présence de la vieille, et je me suis éloigné avec les plus profonds saluts que j’aie jamais faits. Aldine a compris ma mise en scène, et son bon sourire m’en a su gré.

— Eh bien, m’a dit la vieille en me suivant quand la fenêtre a été refermée, si vous connaissez la musicienne, pourquoi donc ne montez-vous pas lui parler ? Vous êtes donc bien pressé ?

— Je ne monte pas pour qu’on ne croie pas que je me permets de lui faire la cour. N’est-ce pas, ma bonne dame, que j’ai raison ?

— Oh ! par exemple, si vous le prenez comme ça, oui ! Vous avez des sentiments, et le monde est si jacasse ! Ça serait dommage de faire du tort à une personne dont on n’a jamais trouvé rien à dire.

— Vous l’appelez la musicienne : est-ce qu’elle joue du piano quelquefois ?

— Oui, pour amuser sa pauvre moricaude ! Elle joue tout doucement. Ah ! dame, elle joue bien, oui ! Si elle n’avait pas cette petite sur les bras, elle gagnerait quelque chose dans le pays. On l’a déjà demandée bien des fois à Vaubuisson et au château de la Tilleraie, — vous savez, derrière la colline, à deux pas d’ici ?

— Chez M. Gédéon Nuñez ?

— C’est ça ! Des riches ! Ils viennent l’été, et il y a des petits enfants. Un jour que M. Gédéon passait ici, il a entendu mademoiselle Vallier qui sonnait des airs. Il a écouté, et il a dit que c’était du premier numéro. On a envoyé de grands laquais pour lui demander de venir donner des leçons, mais elle a dit qu’elle ne pouvait pas. C’est malheureux, ça, parce que cette demoiselle n’a pas plus qu’il ne faut. C’est obligé de regarder à tout, et pourtant ça se tient bien, c’est propre, c’est gentil, c’est honnête, et ça trouve encore le moyen de faire du bien aux autres. Mais vous, monsieur, sans être trop curieuse, pourquoi donc demeurez-vous dans notre endroit ?

— Je demeure assez loin, ma bonne dame.

— Oh ! vous demeurez là en face ; il n’y a pas une portée de canon, comme dirait le garde champêtre, qui est un ancien militaire.

— J’y demeure en passant.

— Vous trouvez donc le pays à votre idée ? ou si c’est que vous voulez acheter la maison Diamant ?

— Non, je suis l’ami des Diamant, et je suis chez eux pour rétablir ma santé.

— Voyez-vous ! Vous n’avez pas l’air trop malade pourtant !

— Il y a des figures si trompeuses !

Elle me suivait toujours. Pour me soustraire à ses questions, je dus tripler le pas.

M. Sylvestre est calme et divague peu. Ses rêveries sont inintelligibles. Il murmure à voix basse, en souriant toujours ; mais il dort trop. La poitrine se dégage, mais le cerveau se prend de plus en plus, et le médecin essayera demain un traitement plus énergique, si cet état persiste.

26. — Mon vieux ami a passé une mauvaise nuit, très-agitée. Deux fois il a voulu se lever et s’en aller à la pêche, assurant qu’il faisait grand jour et que le temps était propice. J’ai réussi aisément à le retenir. Il est fort doux et ne se plaint de rien ; mais il ne dort plus et ne me reconnaît pas toujours. Le médecin n’est pas content. J’ai suivi toutes ses prescriptions, j’en attends l’effet. Madame Laroze veille avec moi. Je suis brisé de fatigue ; il y a quatre nuits que je n’ai dormi.

27. — Ce matin, je me suis aperçu que le sommeil m’avait vaincu, en entendant une voix douce qui remplissait comme d’une mélodie la chambre de mon malade. Mademoiselle Vallier causait à voix basse avec madame Laroze. Je m’étais jeté tout habillé sur une botte d’herbes sèches. Je ne sais quel instinct de honte m’a fait refermer les yeux. J’ai entendu que madame Laroze me plaignait, tout en disant que le malade avait passé une meilleure nuit, et qu’il fallait me renvoyer prendre vingt-quatre heures de vrai repos chez moi.

— Oui, oui, a répondu mademoiselle Vallier, je veillerai cette nuit avec votre belle-sœur, que j’ai vue hier en passant et qui m’a dit être libre. Zoé va beaucoup mieux. Sa tante est venue la voir et passera huit jours chez nous.

— Elle a donc une tante, votre négresse ? une noire aussi ?

— Oui, elle est cuisinière à Versailles. Elle a obtenu une semaine de congé. Me voilà plus tranquille, et je pourrai m’occuper de M. Sylvestre.

— Est-ce que vous connaissiez ce jeune homme avant qu’il vienne au pays ? dit madame Laroze en me désignant.

— Non, je ne le connais, pas. Il a l’air bon et bien élevé.

— Vous ne savez pas d’où il sort ?

— Je n’ai pas songé à le demander à M. Sylvestre.

— Tous n’êtes guère curieuse, je sais ça.

— Je n’ai pas le temps de l’être.

— Sans doute que M. Sylvestre sait quelque chose de lui ; mais lui, il ne connaît M. Sylvestre que depuis un mois ou deux.

— Ah ! dit mademoiselle Vallier avec surprise, je croyais qu’ils se connaissaient davantage ! Alors, ce jeune homme a d’autant plus de mérite à le soigner si bien.

— Si vous pensez qu’il est honnête comme il en a l’air, je peux vous laisser avec lui, car je ne vous cache pas que je fais bien faute chez moi.

— Allez, madame Laroze ; mais envoyez-moi votre belle-sœur le plus tôt possible, pour que je puisse rendre la liberté à ce pauvre garçon. Laissons-le dormir en attendant. Il doit en avoir besoin.

— Et puis les hommes ! reprit madame Laroze en s’en allant, ça ne sait guère veiller. Ça n’est pas comme nous… comme vous surtout qui ne dormez jamais une bonne nuit ! À présent que vous pourriez vous reposer un peu de votre malade, vous voilà auprès de ce vieux !

— Que voulez-vous ! c’est comme cela ! répondit Aldine avec son ton résigné et enjoué quand même.

Je n’osai feindre de dormir plus longtemps, et, pendant que mademoiselle Vallier reconduisait madame Laroze, je me secouai et me remis sur mes pieds en toute hâte ; mais, avant qu’elle m’eût engagé à partir, le médecin arriva et me prescrivit de rester. Il trouvait M. Sylvestre bien affaibli. Si la nature n’opérait pas une forte réaction, il ne passerait pas la journée, et quelle réaction espérer à soixante et treize ans, après cette vie de fatigue et de misère ? Eh bien, il se trompait, le jeune médecin ! La réaction s’est faite au bout de deux heures. Les sueurs sont venues, la tête s’est dégagée, M. Sylvestre a recouvré toute sa raison et s’est étonné de nous voir là. Il ne se savait pas malade. Le médecin est revenu le soir, il dit que notre ami est sauvé ; mais il faut l’empêcher de se découvrir en dormant et ne pas le quitter d’une minute. Mademoiselle Vallier reste avec l’autre femme. Je t’écris de la cuisine, et je remonte pour les relayer. Je suis content, je ne suis plus fatigué. Je ne m’endormirai plus. Farfadet a compris notre joie, et, après avoir sollicité et obtenu un regard de son maître, il a consenti à manger. Ah ! le chien du pauvre ! celui-là aussi a des affections et des dévouements qu’on ignore !

28. — Un accès de fièvre à quatre heures du matin. Le malade s’est assis sur son lit et nous a dit d’étranges choses.

— Toi (il s’adressait à moi), tu es le représentant des fourmis, et tu me pries de te recommander au grand Être ; mais ta demande n’est pas raisonnable. Tu veux que la fourmi ait la notion de ses rapports avec le reste de l’univers : à quoi bon ? N’a-t-elle pas la notion admirable de tout ce qui convient à son espèce ? N’a-t-elle pas la prévoyance, la patience, la mémoire, l’activité, l’industrie, la science des faits, l’économie, l’ordre, le courage ? Va, la fourmi est un grand peuple, et, si les hommes s’imaginent qu’elle n’a pas la notion du moi et du non-moi, laisse-les dire. Ils sont loin d’avoir des notions complètes sur leurs rapports avec ce qui les entoure, et tu ne dois pas les envier. Ils se vantent de lire dans les étoiles, ils sont incapables de lire dans le merveilleux intellect d’une fourmi. Ce serait plus intéressant que de savoir la métallurgie de Sirius ! Mais ils ne peuvent pas !…

Il s’est ensuite adressé à son chien, qu’il prenait pour un homme malade.

— Tu as peur de mourir ? lui disait-il ; tu crois que ton âme sera punie des erreurs de ton intelligence ? C’est possible ; mais tu n’en sauras rien, et tu revivras quand même avec l’espérance. Tu crains de comparaître devant le grand justicier ? Insensé ! tu ne le verras jamais, car tel que tu le conçois il n’existe pas. Sa justice ne peut pas être faite comme la nôtre, qui réprime et châtie. Châtier ! la plus grande douleur qui puisse être infligée à l’amour ! Non, non, Dieu ne la connaît pas, Dieu serait trop malheureux !

Et, comme mademoiselle Vallier l’engageait à se calmer :

— Je suis calme, répondit-il. Où sont ceux qui m’ont fait du mal ? Je ne les connais plus, j’ai tout oublié.

Il s’est endormi paisible, et, ce matin, il est tout à fait hors de danger. Nous lui avons administré le fébrifuge prescrit. Madame Laroze reviendra veiller ce soir, mademoiselle Vallier retournera chez elle ; mais, moi, quoi qu’on puisse me dire, je ne quitterai l’ermite que quand il sera debout.

Cette maladie mortelle dont je le vois triompher après avoir traversé avec tant de douceur et de sérénité des crises voisines de l’agonie m’a donné beaucoup à réfléchir. À mon âge, on ne songe, je crois, jamais à la mort, et, d’ailleurs, je ne m’étais jamais trouvé au chevet d’un mourant. Quelle chose facile et simple que cet affaissement rapide, ces rêves sans terreur, ce sommeil d’enfant par lequel on entre dans l’éternelle nuit sans en avoir conscience ! Il est vrai que, pour avoir la mort douce, il faut peut-être avoir les doux instincts et les riantes illusions de mon ermite. Heureux ceux qui croient ! Il ne faut pourtant pas convenir de cela, si leur croyance est un mensonge. La vérité n’est-elle pas le bien suprême, et faut-il lui préférer le bonheur ?

20 avril.

La fièvre a tenté de reparaître cette nuit, mais elle a avorté sous la mystérieuse et puissante influence de la quinine. Le malade a eu seulement, de quatre à six heures du matin, un peu d’excitation avec beaucoup de lucidité. Il m’a appelé près de lui en me disant :

— Je ne peux plus dormir. Je ne sens plus rien de cette maladie ; combien donc a-t-elle duré ?

— Huit jours.

— Tout cela ! Ces huit jours ont passé pour moi comme une heure ; pourtant tout ce que j’ai rêvé est incroyable ; mais ce n’était pas ennuyeux, et le temps m’a paru court. M’a-t-on beaucoup drogué ?

— Le moins possible.

— C’est encore trop, car, si on ne m’eût rien fait, je serais debout maintenant sans perte de forces ou endormi pour toujours sans combat et sans fatigue.

— Vous ne croyez pas à la médecine ?

— Si fait, j’y crois comme à une chose empirique qui nous sauve à la condition de nous épuiser. C’est tant pis pour nous lorsque nous n’avons pas la force de supporter le remède. C’est peut-être tant pis aussi lorsqu’il nous tire d’un mauvais pas pour nous laisser dans un mauvais chemin le reste de notre vie.

— Craignez-vous de ne pas guérir complètement ? J’espère que vous vous trompez ; on répond de vous.

— Moi, je réponds d’y faire mon possible en ne changeant rien à mes habitudes et en reprenant ma vie active ; mais il n’en est pas moins vrai que, si vous m’eussiez laissé lutter tout seul contre mon mal. je m’en fusse plus vite débarrassé dans un sens ou dans l’autre.

— Alors, vous en voulez un peu à vos amis d’avoir, agi pour vous comme ils agiraient pour eux-mêmes ?

— Non pas ! La médecine trouvera peu à peu le moyen de tout guérir sans rien tuer en nous. Il faut bien qu’elle expérimente sur nous, et que nous nous soumettions à payer ses tâtonnements. Nous lui appartenons à nos risques et périls, comme nos volontés, nos intelligences et notre dévouement appartiennent à tout progrès. Je me suis dit cela en voyant le médecin près de moi. J’ai pensé à la mort, dont je n’avais pas encore eu l’avertissement dans mon sommeil, et je me suis dit : « Allons ! voici le creuset ! j’en sortirai or ou poussière. » J’eusse mieux aimé me passer de cela et n’avoir affaire qu’à dame nature, qui est plus maligne qu’on ne croit ; mais il ne faut ni vivre ni mourir en égoïste, et nous allons voir l’effet des poisons. Si ce jeune médecin me tue, il saura qu’il faut ménager la dose à un autre, et ses autres malades le trouveront plus prudent !

» Savez-vous, dit-il encore après une pause, que je crois avoir un peu vu, pendant quelques instants, de l’autre côté de la colline de la vie ? Vous me demanderez comme c’était fait par là ? Mon Dieu, c’était fait comme mon propre esprit voulait que ce fût fait, et ce sera vraisemblablement ainsi, car nos instincts sont des révélations. Chacun rêve son paradis à sa manière, c’est son droit. Le seul droit qu’il n’ait pas, c’est de vouloir imposer aux autres la forme que sa vie présente imprime d’avance à sa vie future. Chacun va où il veut aller, car, si la mort n’était pas la délivrance, elle ne serait pas un bien. Dieu merci, elle est un bien pour ceux qui en acceptent les lois et les conséquences. Donc, l’amant de la liberté s’y plonge, et s’en relève avec le sentiment de la liberté. Voilà pourquoi ce que j’en ai aperçu, quand je me suis trouvé à la limite, était fort de mon goût. C’était, comme je vous l’ai dit sans métaphore, le revers de la colline. Seulement, il avait un aspect nouveau. Le ravin était plus profond, les rochers plus imposants, les bois d’une altitude plus majestueuse, j’aime le grand ; mais il n’y avait rien d’extraordinaire, rien de fantastique dans mon Éden. C’était bien la nature telle que je la connaissais, et la nature de nos climats telle que je la préfère. C’était simple, c’était bon et vrai. Il y avait aussi de menus détails, car le grand n’est majestueux qu’à la condition d’avoir à ses côtés le délicat et le gracieux. Quelles belles fleurs il y avait là, sur les pentes sableuses ! des digitales, des orchidées, des parisettes, des jacobées… et des graminées !… mon Dieu, tout ce que nous connaissons, car je n’ai jamais demandé plus et mieux que ce que j’aime et apprécie en ce monde. C’était peut-être le même monde, qui sait ? Je ne demande pas à le quitter, moi ! Il est aussi habitable, aussi riche et aussi perfectible que les autres. Seulement, j’avoue que je le voyais déjà en grande voie de perfectionnement. Les arbres n’étaient pas mutilés, les fleurs n’étaient pas foulées aux pieds. Il y avait un torrent étroit, cristallin, tour à tour impétueux et caressant, bondissant en cascatelles, ou endormi parmi les herbes, ou babillant sur les cailloux, — et il n’était pas emprisonné par des écluses, ni souillé par les détritus des usines. À vrai dire, il n’y avait pas d’usines, et je n’ai pas aperçu d’habitations. Sans doute elles étaient cachées pour ne pas gâter l’agreste physionomie du ravin, et, si l’industrie régnait sur ce monde paisible, elle se tenait à distance, respectant les sanctuaires de la nature et conservant avec amour ses grâces et ses splendeurs, comme nous respectons aujourd’hui ces jardins paysagers que l’on crée pour remplacer et reconstruire artificiellement la nature qui s’en va. C’était bien agréable, je vous assure, le jardin naturel que j’ai entrevu ! Il y avait de jeunes bouleaux en robe de satin blanc et de vieux chênes aux bras étendus tout couverts de mousses blondes. Je crois avoir aperçu des chevreuils qui ne fuyaient pas, des perdrix et des faisans qui ne se sauvaient pas devant Farfadet ; car il était là, mon chien, et j’ai bien vu qu’il avait aussi une âme. Quant à vous dire comment la mienne était habillée et à travers quels organes je pensais, je ne m’inquiétais de rien. Je ne me trouvais pas emprisonné, je me déplaçais sans effort, et j’attendais… Quoi ? Je ne saurais le dire, car vous m’avez mis, je crois, des sinapismes qui m’ont fait rentrer brusquement dans ma chambre et dans ma peau. Mais vous ne me teniez pas encore ; je suis reparti au bout d’un instant, et je me suis trouvé dans un crépuscule, sur un beau lac, où je nageais comme un cygne, comme une oie, si vous voulez ; je ne demande pas à mieux nager que ça ! Je voyais au loin des formes confuses, mes nouveaux semblables probablement, car mon cœur s’élança vers eux avec un transport de confiance et d’amitié que je ne saurais rendre, et j’allais me joindre à eux, les interroger, les connaître… Vous m’avez dérangé, tout s’est évanoui. Ah ! on ne sait pas de quelles solutions désirées on prive un malade quand on le tourmente pour le ranimer. Dans ce moment-là, vous disiez : « Mon Dieu, qu’il est calme ! n’est-il pas mort ? » Je vous ai entendu : alors, j’ai accepté la sentence en me disant : « Peut-être faut-il être ce qu’ils appellent mort, c’est-à-dire endormi pour un certain temps. Peut-être le paradis des gens humbles comme moi commence-t-il par un bon et long repos de la notion de la vie. Peut-être, à ceux qui ne sont pas bien pressés et qui ne doutent pas du tout, faut-il un ou deux siècles pour retrouver cette notion dans une société meilleure, dans un monde où la nature aura reconstitué sa beauté première, et les hommes la droiture native de leurs instincts, éclairée par le soleil de la science et de la poésie. Pourquoi non ? S’il faut mettre les choses au pis, pourquoi l’être que je suis ne se dissoudrait-il pas en une multitude d’êtres sans conscience du moi que je suis, pour se reconstituer lentement en un être qui serait encore moi, tout en étant un être meilleur que moi ? Qui sait ? et qu’importe, puisque tout est bien, ou doit devenir bien ? » Et, là-dessus, j’ai vu une chose que vous avez pu voir dans la réalité : au commencement du printemps comme en automne, il y a, sur nos collines, d’épaisses brumes gris de perle qui descendent jusqu’au niveau de la plaine, effaçant, avalant, pour ainsi dire, les rochers, les arbres et les villages. Quand cette nuée moelleuse est sur Vaubuisson, je la vois d’ici, et je la compare à un gros oiseau qui s’accroupit sur les demeures de l’homme comme une couveuse sur ses œufs. Tout bruit cesse alors, toute lumière s’éteint. Dans mon rêve, je me sentis pris sous la nuée, et je me dis en fermant les yeux : « La voilà, c’est la fin du jour, c’est la mort de l’homme ; elle est douce et maternelle comme le sein qui couvre les germes de la vie nouvelle sous le duvet de l’amour. »

Puis il ajouta en riant :

— Qu’est-ce qui dit qu’elle est un martyre ? C’est tout bonnement un édredon !

Cet homme est heureux jusque dans les bras de la mort ! Étrange organisation ! étrange confiance !