Monsieur Sylvestre/19

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Michel Lévy frères (p. 115-120).



XIX

DE PIERRE À PHILIPPE


1er mai, toujours à l’ermitage.

Tout allait bien, mais une visite mystérieuse a jeté un trouble profond dans cette âme si forte. Un soir, comme il reposait et que je m’apprêtais à allumer la lampe, on a frappé doucement à la porte. J’ai ouvert à une femme voilée, assez grande et toute vêtue de blanc avec une simplicité de haute allure. Elle ne m’a rien dit, elle a été droit au lit du vieillard et s’est agenouillée en lui baisant les mains.

— Ah ! c’est toi ! s’est-il écrié ; que viens-tu faire ici ?

Et, se tournant vers moi :

— Laissez-nous, mon enfant ! laissez-nous bien seuls, et fermez les portes.

J’ai obéi. Je suis descendu à la cuisine. Une autre femme, très-volumineuse et cachée aussi par un double voile, était assise devant le feu. Un grand laquais se tenait debout à la porte. La grosse femme avait une robe noire très-simple, mais d’une ampleur trois fois aristocratique. Elle s’était levée comme pour me questionner sur l’état du malade ; mais tout à coup, comme si elle eût reconnu en moi une figure qu’elle ne souhaitait pas rencontrer, elle me tourna le dos. Je ne crus pas devoir me montrer curieux, je sortis. Farfadet, que je voulus emmener, ne consentit pas à me suivre. Il resta sur l’escalier, inquiet et mécontent, grommelant tout bas. Je fis quelques pas dehors. Le jour éclairait encore un peu. Je vis au bas du sentier une voiture brillante, un gros cocher, deux chevaux fringants et une ombre noire, debout à quelque distance. Je ne crus pas devoir m’éloigner de l’ermitage. J’étais un peu méfiant, un peu soucieux, comme Farfadet. Au bout de dix minutes, je le vis venir à moi comme pour m’appeler, et je rentrai, résolu à être impoli plutôt que de laisser tourmenter mon malade, lequel ne m’avait pas semblé accueillir cette visite avec beaucoup de joie. Je me croisai avec les deux femmes, qui sortaient suivies de leur laquais. Il me sembla que la plus grande, qui avait la démarche élégante et jeune, étouffait des larmes, et j’entendis la voix de l’autre — une voix qui ne m’est pas inconnue — lui dire :

Alors, c’est toujours la même chose ? il ne veut pas ?

Elles passèrent, et je trouvai M. Sylvestre absorbé. Quand il me vit, il me demanda si la femme qui était entrée chez lui était venue seule. Je ne pus prévoir que je dusse le tromper, je lui dis qu’une autre femme avait attendu en bas.

— Quoi ! s’écria-t-il, elle a osé entrer ici ! Ah ! je voyais bien qu’on me mentait ! Mon ami, si je retombais malade, jurez-moi que personne d’étranger, personne, entendez-vous ! n’approchera de moi. Jurez-moi que vous me ferez mourir en paix ! Et, au bout d’un instant, il ajouta :

— J’ai peut-être tort. L’enfant m’aime ! et elle est bonne ! Mais non ! il ne faut pas accepter ce qui est mal ! Il faut protester jusqu’à la dernière heure !… Ah ! mon ami, il est bien cruel de ne pouvoir pardonner !

Et il fondit en larmes.

Il me sembla qu’il avait besoin de s’épancher, et je lui dis que, si ses peines pouvaient être adoucies par mon affection, j’étais à lui corps et âme.

— Je le sais, dit-il en me prenant la main ; vous êtes de ces athées comme j’en connais quelques-uns, dont l’âme a la religion de l’humanité d’autant plus fervente qu’elle n’en admet pas d’autre. Je vous ai jugé dès le premier jour, et bien jugé, car je ne me trompe plus ; à force de vivre de déceptions, je suis devenu clairvoyant malgré ma bienveillance excessive. Vous m’aimez aussi, car vous avez trouvé en moi la sincérité. Eh bien, sachez que votre ami a été bien malheureux, que son cœur a été mille fois brisé et qu’il y reste des plaies incurables. C’est pourquoi je ne veux pas croire à la colère de Dieu contre les fous et les pervers. Dieu ne doit pas souffrir ce que je souffre. Il pardonne tout, lui qui peut tout renouveler ! Mais nous, pauvres justiciers d’un jour, il faut bien que nous disions à ceux qui nous assassinent : « Soyez punis en cette vie par le mépris, puisque vous ne l’êtes pas par le remords ! »

Puis il parla par phrases entrecoupées :

— J’ai eu des enfants, une fille… Mais à quoi bon y songer ? elle mourra, et peut-être au seuil de l’autre vie, apercevra-t-elle une lumière… On peut toujours se purifier, même après ! L’expiation est l’éternelle source de rajeunissement. Qui sait si je n’ai pas été un tigre, moi, dans quelque existence lointaine dont la bonté de Dieu m’a ôté le souvenir et retiré la fatalité ? Et puis on expie peut-être pour les autres ; dans le dogme chrétien, il y a une chose qui me plaît, c’est cette âme aimante qui croit épuiser en elle toutes les douleurs de l’humanité. Et qui sait si ces larmes que je répands n’ont pas une vertu mystérieuse ? Vous qui les recueillez, souvenez-vous d’un vieillard immolé qui souffrait beaucoup et qui vous faisait pitié. Si jamais vous êtes tenté de souiller des cheveux blancs, vous vous rappellerez ce que vous voyez ici.

En parlant ainsi, il pleurait et avouait sans honte sa faiblesse.

— Ces larmes vous soulagent peut-être, lui dis-je : mais il ne faudrait pas aller jusqu’à la fatigue. Pouvez-vous faire un effort pour vous distraire de vos peines ?

— Oui, dit-il, je veux essayer. Je ne voudrais pas remourir en pensant à ces choses de la vie présente : elles sont trop sombres, et vous allez m’aider à chasser les spectres de mon monde intérieur. Parlez-moi de vous ; ayez confiance en moi. Dites-moi qui vous êtes et d’où vous venez.

Je n’hésitai pas à lui raconter en quelques mots ma courte et vulgaire existence sans nommer personne et sans entrer dans d’inutiles détails. Il m’écouta avec attention, et, comme j’étais forcé, après avoir effleuré l’histoire des deux premières tentatives de mariage de mon oncle à mon égard, d’être un peu plus explicite sur la troisième, cause encore brûlante de notre rupture, il dit vivement :

— Où était la honte de ce mariage ? Quelle était cette mère infâme dont la fille innocente n’a pu trouver grâce devant vous ?

— Me trouvez-vous trop rigide ? C’était une ancienne courtisane.

— Comment la nommait-on ? Mademoiselle Irène, peut-être ?

— L’avez-vous connue ? — J’ai ouï parler d’elle autrefois. C’était elle, n’est-ce pas ?

— C’était elle. Me blâmez-vous ?…

— Non, certes ! À présent, ne me parlez plus, j’ai besoin de réfléchir.

Il appuya sa tête dans ses mains, parut rêver et finit par s’endormir ; mais sa nuit n’a pas été bonne, son sommeil était entrecoupé de sanglots étouffés et de soupirs déchirants. Heureusement, mademoiselle Vallier est arrivée de bonne heure, et sa présence a paru le calmer comme par enchantement.

— Celle-ci est un ange ! a-t-il dit à plusieurs reprises.

Et il portait à son cœur les mains de la jeune fille comme si elles eussent fermé ses blessures.

Il a raison, mademoiselle Aldine est un ange. Depuis la maladie de notre ami, je me suis sérieusement lié avec elle, et j’espère qu’elle a de l’estime pour moi. Je ne t’ai pas parlé de nos entretiens à voix basse au chevet du malade. Il n’eût pas été bien d’en vouloir trop savourer la douceur, tant que j’ai été sous le poids de l’inquiétude. Si la crise de cette nuit n’a pas de suites, je t’en parlerai demain ; car, à travers toutes ces angoisses, j’ai bien eu quelques rayons de soleil.