Monsieur Sylvestre/22

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Michel Lévy frères (p. 135-136).


XXII

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 25 mai.

Mon ami Philippe, tu es un singulier mentor ! Tu me prêches l’effort héroïque qui doit me soustraire au dénûment, et tu m’envoies de l’argent, le dissolvant par excellence, l’hôte perfide qui dit à la paresse : « Dors encore un peu, je suis là ! » Et en même temps tu me fais un sermon sur l’étroite prévoyance des riches. Tu me foudroies et tu me gâtes. Et puis tu me menaces d’enlever Aldine, si je ne me dépêche de mettre à ses pieds mon présent et mon avenir, sans te souvenir qu’à l’heure qu’il est, elle est douze cents fois plus riche que moi, ayant un revenu de douze cents francs, tandis que je n’ai pas encore un franc de rente ! Tu bats la campagne ; mais que c’est beau et bon d’être fou comme toi !

N’importe, je me défends. Je ne toucherai pas à tes cent écus, car M. Sylvestre est redevenu trop lucide pour souffrir que je change un iota à son plan d’existence. Je ne chercherai pas non plus à me faire aimer de ma charmante voisine ; car, si je suis un cerveau creux et un incapable, comme cela est fort possible, je serais par-dessus le marché un misérable de troubler son repos et de compromettre sa bonne renommée pour lui apporter ma misère et ma honte. Donc, elle ne saura rien de mes sentiments pour elle, et, si je l’aime comme tu le prétends, je n’en veux encore rien savoir moi-même.

Je travaille avec acharnement. J’ai eu avec M. Sylvestre une discussion où j’avoue qu’il m’a vaincu sur certains points. Je crois encore qu’il donne trop d’importance à la solidarité humaine, comme tous ceux de son école ; mais il a pourtant augmenté à mes yeux cette importance, et la chaleur de sa conviction m’a paru avoir la valeur d’un solide argument. J’y reviendrai, je veux d’abord y réfléchir.