Monsieur Sylvestre/3

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Michel Lévy frères (p. 14-18).



III

DE PHILIPPE TAVERNAY À PIERRE SORÈDE


Volvic (Puy-de-Dôme), 10 février 64.

Je ne suis pas sans inquiétude. Sauras-tu, pourras-tu, voudras-tu vivre ainsi le temps nécessaire ?… Ce serait merveilleusement arrangé si tu avais cinquante ans, un talent reconnu, une réputation faite. Se retirer à la campagne en plein hiver, chercher la solitude, se recueillir au milieu d’une vie de succès, c’est charmant ; mais toi, que vas-tu faire de tes vingt-cinq ans dans une thébaïde ! à une heure de Paris, c’est-à-dire avec l’enfer à ta porte !

Je sais bien que tu as la prétention d’être le plus positif des jeunes hommes de ton temps, que par conséquent tu dédaignes le péril des entraînements de cœur et d’imagination. Je veux bien croire que les forces de ta volonté et de ton orgueil sont à la hauteur de ton programme ; mais il y a les sens qui ne peuvent pas s’éteindre ainsi à un commandement de la raison, et l’ennui est une forme de l’inaction de nos instincts. Vas-tu te macérer comme un anachorète, ou prendre pour compagne une solitaire de ton espèce ? Les environs de Paris n’en fourmillent pas, que je sache, et je n’en vois pas errer par le froid et la pluie dans ces prés marécageux et sous ces pommiers sans feuilles, à moins d’en revenir abominablement crottée, ce qui n’a rien de poétique.

Plaisanterie à part, tu ne peux rester ainsi, toi qui sors brusquement, sinon des hautes élégances, du moins des riantes facilités de la vie parisienne. Une grande fièvre de travail rendrait tout possible ; mais où trouveras-tu cette fièvre ? Tu ne la connais pas, elle ne t’a jamais visité, tu n’as jamais été forcé de compter les heures et d’arriver à un but déterminé en toute hâte. En un mot, tu n’as jamais eu de devoirs à remplir qu’envers toi-même. Tu les as remplis aussi bien que possible, je le reconnais. Tu pouvais être un libertin imbécile ; on te donnait assez d’argent pour te mettre à même de faire des dettes et des sottises. M. Piermont eût tout payé. Le cher oncle aime et respecte l’argent : mais il aime encore mieux la condescendance à ses idées, et, pourvu qu’on proclame le culte de la richesse, on peut pratiquer sous ses yeux un peu de prodigalité. Les opulentes héritières ne sont-elles pas créées et mises au monde pour réparer les brèches qu’un joli garçon peut avoir faites à son patrimoine ?

Mais tu n’as pas voulu te mettre dans la nécessité de recourir aux héritières laides, acariâtres ou mal nées. La blonde, la brune, la rousse, ont passé devant toi en perdant leurs sourires. Aucun tailleur, aucune lorette, aucun marchand de chevaux n’avait mis la main sur ton honneur et sur ta liberté.

Tu t’es donc respecté, à telles enseignes que parfois ton oncle t’a trouvé trop sage, et traité de poltron et de pédant. Tu as fait plus que de mériter des injures qui t’honorent, tu as voulu ne pas être un ignorant, et tu as acquis une instruction générale assez solide. Comme tu es très-intelligent, tu n’as pas eu la moindre peine à te donner, d’autant plus que tu étais libre possesseur de toutes les heures de ta journée, et que personne ne te demandait son loyer et son pain. Comment, aujourd’hui que tu vas te demander ces choses à toi-même, plus mille autres choses dont la privation ne te serait pas possible, vas tu parer à la détresse par un travail hâté, fiévreux, héroïque ? La nécessité fait-elle tout à coup ces miracles pour ceux qui n’ont jamais frayé avec elle ? Je ne te dis pas non, mais permets-moi d’être inquiet.

Si je savais au moins quel genre de travail tu vas entreprendre ! mais tu ne parais pas le savoir toi même. Tu ne vas pas, j’espère, recommencer un vaudeville ? Tu sais que je ne te flatte pas et que j’ai trouvé le tien trop bien fait, manquant de fantaisie, ennuyeux par conséquent. Ç’a été l’avis du public, qui ne lui a accordé qu’un succès d’estime.

Je te crois trop raisonnable pour avoir l’esprit de saillies, et il en faut au théâtre, quel que soit le genre. Il en faut aujourd’hui surtout ; on est si dégoûté de la réflexion !

As-tu de l’imagination ? Je ne sais pas. Tu as le sens poétique ; mais l’invention ? Pour être romancier, il faut être romanesque, comme il faut être lièvre pour devenir civet. Or, il me semble qu’en te passionnant pour le sens positif de toutes choses, tu as dû étouffer en toi, sans y prendre garde, le germe des autres passions et détruire celui des douces hypothèses qui colorent la notion du fait. Tu n’as réellement pas vécu par toi-même, et, quand tu vas chercher le côté idéal de la vie pour le décrire, le diable m’emporte si je sais où tu le trouveras dans ton appréciation personnelle ! Pourtant il faudra que tu trouves quelque chose de moins aride que le fait tout cru, car le roman est une physiologie et non une autopsie. Or, tu ne voudras pas faire de la littérature de convention et décrire des êtres auxquels tu ne croirais pas.

Que feras-tu, si tu ne fais ni théâtre ni roman ? De la critique sérieuse, ce qu’on appelle des travaux ? On peut toujours découvrir dans l’inépuisable mine du passé des individualités mal comprises et mal jugées. Cela est d’un éternel intérêt pour l’histoire des idées, et puis c’est un métier grave et qui semble fait pour la disposition d’esprit où tu es ; mais prends garde encore ! Là aussi, un peu d’idéal ne nuirait pas. Je sais bien que de très-grands esprits, voués à la philosophie positive, prouvent aujourd’hui que l’enthousiasme, source de toute éloquence, n’est pas incompatible avec le positivisme ; mais fais attention que ce sont de très-grands esprits, et que ton talent est bien jeune !

Enfin tu le veux, et je sais que tu tiens à essayer tout ce que tu projettes. Essaye donc ; mais, si l’ennui te prend, si la tristesse apparaît sous forme de lassitude prématurée, ne t’obstine pas à vaincre tout seul un mal que l’amitié peut détourner. Tu sais que la discussion te donne des forces, elle en donne à tous ceux qui n’en abusent pas, et, comme je suis très-occupé, tu m’auras le temps nécessaire, et rien de plus. Viens donc me trouver en province, je me fais fort de te procurer un local plus agréable et mieux situé que ta villa de tailleur aux portes de Paris, sans qu’il t’en coûte davantage et sans que tu aies d’obligations envers personne. Tu te nourriras chez nous pour trente sous par jour mieux que pour trois francs là où tu es. Tu n’auras pas à te cacher pour fuir les questions indiscrètes. Personne ne sachant ton histoire, nul ne s’étonnera de ta situation, et ma mère, qui t’a toujours aimé, t’aimera encore plus. Moi, je serai plus heureux, te sachant plus tranquille. Je parle en égoïste, mais avec la certitude que tu t’en trouveras bien. Viens au premier symptôme de spleen, ou il faudra que j’aille te chercher ; ce qui serait bien difficile à un pauvre petit médecin de campagne abîmé de pratiques, comme ton ami.

Philippe.