Monsieur Sylvestre/35

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Michel Lévy frères (p. 223-230).



XXXV

MADEMOISELLE VALLIER À M. SYLVESTRE


La Tilleraie, 4 juillet.

Mon ami, j’ai réfléchi à tout ce que vous m’avez dit, et voici ma réponse, c’est la même que je vous ai faite de vive voix : je n’aime pas M. Nuñez. Tout est là, voyez-vous ! Je le regarde comme un honnête et excellent homme : il est généreux, sociable et dévoué ; il me témoigne un respect qui me touche, et certes sa position n’a rien dont je ne sois honorée ; mais, que voulez-vous ! il y a un idéal… Ai-je un idéal, moi qui connais si peu de gens et qui ai presque toujours vécu seule ? Non ! Je ne saurais dire comment serait l’homme que je pourrais aimer ; je sais seulement que M. Nuñez n’est pas cet homme-là. Je me consulte, je me raisonne, rien n’y fait. D’abord je n’aime pas les juifs. N’allez pas croire que j’aie d’antiques préjugés. Je n’aime pas les Anglais non plus, et je ne sais pas pourquoi. Je crois que ces gens trop pratiques me ressemblent trop, car j’ai toujours été forcée de pratiquer une raison au-dessus de mon âge, et je ne peux pas dire que cela m’ait rendue heureuse. Si je devais l’être, ce serait précisément dans la société de gens poétiques et romanesques comme je le suis dans une certaine région bien mystérieuse de ma pensée ; mais il n’est pas permis à tout le monde d’aller à Corinthe ! Je suis clouée au terre-à-terre, j’y marche sans langueur et sans avoir la prétention d’être faite pour quelque chose de mieux. J’ai mon Corinthe dans un coin de la cervelle, et, quand j’ai fini ma journée de labeur et de raison, je me promène en rêve dans la ville enchantée. Je ne saurais vous dire si elle est d’or ou de pierre, et si ses habitants sont bruns ou blonds ; mais personne n’y travaille, personne n’y amasse de richesses, tout le monde y jouit du présent et s’y adonne à la contemplation du beau. Si on y parle de l’avenir, ce n’est pas pour savoir quelle figure on y fera, mais quel mérite on y aura acquis. Eh bien, il n’y a rien de corinthien dans les préoccupations de cette brave famille Nuñez. Ils sont artistes à leur manière, c’est-à-dire à leurs heures, et ils passent du calcul à l’enthousiasme avec une facilité qui me confond. Moi, ce n’est pas sans une secrète souffrance que je me plie à leurs alternatives, et ma souffrance me fait sentir que je suis autre, non pas meilleure, non pas si bonne ni si sage peut-être, mais plus moi-même, plus Française, c’est-à-dire plus jalouse de m’appartenir et de subir les chances de l’imprévu. Je veux, par exemple, pleurer sous le charme de la musique, ou y être complètement insensible, si ma fantaisie m’emporte ailleurs. Enfin je suis peut-être un peu folle, et je veux avoir le droit de l’être. Qu’est-ce que cela fait, si personne ne s’en aperçoit et ne s’en doute jamais ?

Vous reconnaîtrez peut-être là l’effet de ma jeunesse brisée par une tyrannie dont je ressens encore par moments la stupeur et l’effroi. Aussi le mariage m’épouvante, et, s’il m’était permis de rester comme je suis, une fille dont personne n’a besoin de s’occuper et qui n’a besoin de personne pour maintenir sa dignité, je m’estimerais très-contente de mon sort et ne penserais jamais au lendemain.

Mais voilà qu’on veut le changer, mon sort ! Pourquoi, puisque je ne m’en plains pas ?… On prétend qu’il faut que je sois riche : quel droit ai-je à cela, et pourquoi, d’ailleurs, accepterais-je les terribles soucis attachés à une grande responsabilité ? Enfin on prétend me rendre heureuse, comme si le bonheur était quelque chose qu’on peut nous donner par-devant notaire ! Je n’ai aucun besoin de ce qu’on m’offre, moi ! Le luxe m’est odieux depuis que j’ai porté malgré moi des saphirs et des rubis comme des chaînes d’esclavage sur mes bras d’enfant. Cette grande maison toute peinte et toute dorée où me voilà ne me dit rien du tout. C’est comme une riche auberge hospitalière qui appartient à tous les visiteurs, et dont la possession ne cause aucune jouissance à celui qui en fait les frais.

Les tableaux, les vases et les statues me rappellent le bric-à-brac de mon pauvre père : j’étais bien plus chez moi à l’Escabeau !

Et puis, voyez-vous, il y a trop de devoirs attachés à cette situation. Il y a deux jeunes enfants à élever, deux vieilles sœurs à entourer de soins, une nombreuse famille, une clientèle immense de parents, d’amis, d’employés, d’associés, de coreligionnaires ; un monde enfin à comprendre ou à deviner, à contenir ou à satisfaire, afin que le rôle important et actif de M. Nuñez ne soit entravé par rien et reste tel qu’il l’entend. Tout ne me plaît pas dans l’édifice de cette cité. Indépendante comme je suis, je peux m’en retirer le jour où je ne saurai plus faire ma note juste dans ce concert ; mais si j’étais le chef d’orchestre !… Ah ! mon Dieu ! j’en perdrais la tête, et, si je manquais à la moindre des obligations que cela impose, je n’aurais pas d’excuse ; je n’aurais plus qu’à me dire : « Tu l’as voulu, Georges Dandin ! »

Tout cela ne me paraîtrait rien pourtant, si j’aimais M. Nuñez. Je ne connais pas l’amour ; mais, dans l’idée que je m’en fais, c’est une des applications de la foi divine, de cette foi qui transporte les montagnes. Quand je regarde l’intelligente et belle figure de M. Nuñez, je ne me demande donc pas si elle me plaît, si je la voudrais plus ou moins jeune, avec des yeux d’une autre couleur et un nez d’une autre forme. Non, je crois l’amour plus mystérieux que cela, et la notion vague que j’en ai est trop chaste pour que je m’arrête à l’examen de la personne extérieure. Son caractère n’a certes rien qui me soit antipathique ; mais, quand je ferme les yeux et que je me vois madame Nuñez, riche, parée, trônant dans cette opulence qui est l’œuvre de M. Nuñez, je me sens laide, ridicule, triste, ennuyée, et je me dis alors avec certitude : « J’appartiens à un milieu, par conséquent à un homme, que je n’aime pas. Il faut qu’il soit laid, puisque je trouve laid tout ce qu’il a créé jusqu’aux fontaines de son jardin. »

Alors, j’ouvre les yeux, et je me regarde, et je respire ! Je ne suis pas madame Nuñez ; je suis moi, jeune, libre et forte. L’avenir m’appartient ; donc, le présent est très-bon. Zoé est guérie, le plus grand souci de mon existence est effacé. Je dois cela à M. Nuñez ; je suis reconnaissante, dévouée, attachée à ses enfants, ils sont très-gentils, ces enfants-là, ils ne sont pas miens. Je leur donne les bonnes notions qu’on veut que je leur donne ; s’ils n’en profitent pas, ils ont une famille pour les punir et les contrarier. Je m’impose beaucoup de peine pour eux ; c’est de la fatigue, voilà tout : cela ne saurait aller jusqu’à la douleur, et, si j’ai jamais des enfants à moi, je leur apporterai une âme vierge de cette passion maternelle qui leur sera due.

Pourtant vous m’avez prescrit de réfléchir encore mon ami, avant de décourager entièrement M. Nuñez. Vous m’avez dit des choses fortes et vraies. Oui, il est très-vrai que l’idée d’être mère un jour fait battre violemment mon cœur, et que, si je n’avais pas cet instinct-là, je ne serais pas une femme. Il est encore vrai que, dans peu d’années, je m’épouvanterai peut-être de l’isolement de ma vie, et que le besoin d’aimer, longtemps refoulé par la raison, ou détourné par la préoccupation du travail quotidien, s’imposera à moi avec une force que je ne peux pas prévoir. Alors, il est possible que, sous le coup d’une émotion trop vive, je fasse un choix précipité, beaucoup moins bon que celui que je pourrais faire en ce moment. Je laisse donc échapper une occasion unique dans ma vie sous certains rapports, et, comme je ne peux logiquement prétendre à un riche mariage, si j’élève une famille, ce sera avec toutes les anxiétés, toutes les fatigues, tous les périls de la pauvreté.

Hélas ! oui, je sais bien : si j’écoute mes instincts, si je consulte mes goûts, j’aurai un sort plus que modeste, et ma famille viendra augmenter le chiffre des austères nécessiteux ou des ambitieux éconduits de cette société déjà si pleine de misères cachées ou d’aspirations inquiètes. Devant ce danger, l’amour d’un honnête homme pauvre me paraîtra peut-être un acte de générosité que je n’oserai pas accepter. Peut-être m’abstiendrai-je de vivre, par crainte de gâter la vie d’un autre. Vivre seule ou vivre dans la douleur et l’effroi, voilà mon avenir.

M. Nuñez, à qui j’ai dit franchement tout ce que je vous ai dit à vous-même, ne manque pas d’arguments pour m’amener à ses vues, arguments auxquels je ne sais que répondre. Il y met une grande obstination, et je ne puis m’en fâcher, car, en réalité, si c’est une manière de me faire la cour, elle ne ressemble en rien à une tentative de séduction. Il ne cherche pas à surprendre mon imagination ni à émouvoir ma sensibilité par des phrases de roman ou de drame. Il raisonne, il plaide, il dit tout ce qu’on peut dire de plus sage pour me convaincre, et il y a des moments où je me demande si je ne suis pas une folle de rêver autre chose que la solution du bon sens ; mais, l’instant d’après, je reprends possession de mon idéal inconnu, et cette chimère d’un bonheur probablement irréalisable me berce comme une eau qui chante, et m’empêche d’écouter et de comprendre la théorie conjugale de M. Nuñez.

Enfin, malgré mon impatience de sincérité, je suis forcée de consentir à réfléchir trois mois avant de lui dire non absolument. Il me promet de ne plus me questionner ni me prêcher jusqu’à la fin de cette épreuve. Il s’impose le silence, il me jure qu’il ne sera ni troublé, ni importun, ni chagrin. Il combat la terreur que j’ai de me conduire en coquette qui se fait attendre et désirer, en me jurant qu’il n’a pas de passion pour moi dans le sens que l’on donne à ce mot. Sa passion, c’est sa volonté, dit-il, et il est assez fort pour vaincre l’impatience et le dépit. Dois-je me fier à ces promesses qui annoncent une grande énergie de caractère ou une raison supérieure à toute émotion ? J’ai peur d’être vaine et ridicule en doutant de son empire sur lui-même, car en somme je ne suis pas bien jolie et ne me crois pas assez brillante pour tourner une tête si positive dans la gouverne de ses affaires. Je l’ai pourtant menacé, s’il manquait à son serment, de quitter brusquement sa maison et de m’en aller bien loin. Il n’a fait qu’en rire ; il dit qu’une fille pauvre ne peut aller loin, et qu’un homme riche la découvre en deux jours, fût-elle cachée dans une cave. C’est une menace de me poursuivre et de m’obséder ; mais je ne le crains pas du tout, preuve que je ne l’aime pas. En voilà bien assez sur mon compte ; parlons de Jeanne. La voilà installée ici avec madame Duport. Ce n’est pas la mère adoptive que je lui aurais choisie ; mais il n’y aura pas autant d’inconvénients que je l’avais craint d’abord. La belle Rébecca est fort mondaine et ne se plaît à la campagne que les jours où Paris vient l’y trouver. Or, comme on ne peut pas être en fête tous les jours de la semaine, et qu’au fond de la vie brillante qu’on mène ici, il y a une stricte régularité d’occupations et beaucoup d’ordre, elle s’arrange, en l’absence de son mari, pour courir d’une villégiature à l’autre avec sa belle-mère, qui a les mêmes besoins de bruit et de changement. On ne la verra donc guère ici que les jours de concert ou de réunion un peu nombreuse, et Jeanne a refusé de l’accompagner dans ses courses. L’enfant se plaît ici, quoique un peu désappointée depuis quelques jours. M. Pierre ne s’est pas montré, et il parle de devenir avare de ses visites. Il travaille et il a raison.

Je crois que, s’il aime Jeanne, il ne l’épousera qu’avec la certitude d’avoir des ressources bien soutenues et une certaine fécondité de talent ; mais l’aime-t-il ? Elle prétend qu’elle en est sûre, parce qu’il l’a vertement grondée un jour où il l’a rencontrée seule dans les bois. Ne pourriez-vous essayer de savoir si cette chère enfant ne s’abuse pas ? Il m’est cruel de chercher à la dissuader, et pourtant doit-on entretenir une illusion dangereuse ? Je vous soumets le problème, et je vous quitte : voilà les enfants debout. Il est sept heures du matin.

À vous bien tendrement et respectueusement.

Aldine.