Monsieur Sylvestre/37

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Michel Lévy frères (p. 233-243).


XXXVII

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 15 juillet.

Ne crois pas que je ne tienne aucun compte de tes prévisions et de tes avertissements. Bien au contraire, je relis plus d’une fois tes lettres ; elles résument la théorie d’un bon sens que je suis loin de dédaigner. Ce qu’il a de particulier, c’est qu’il part de l’idéal, dont tu fais une loi physiologique, une nécessité de notre organisation. Tu combats sans ménagement toute révolte contre l’amour vrai tel que tu l’entends. Tu as peut-être raison d’en faire un sentiment exclusif et souverain, une sorte de religion naturelle que l’on ne transgresse pas sans honte et sans souffrance. Gédéon semble être sous l’empire de ce sentiment vrai, car il entoure mademoiselle Vallier d’une muette et fervente adoration, et comme sans aucun doute elle en est touchée, il se trouve qu’il aura discerné et conquis la compagne qui lui convient, tandis que j’ai l’humiliation d’être le jouet du caprice de Jeanne, qui ne me convient sous aucun rapport sérieux.

Tu as très-bien défini la situation. On voudrait me rendre amoureux de cette jeune fille, et il y a une véritable conspiration autour de nous : Gédéon et ses sœurs, mademoiselle Vallier. Rébecca… et l’ermite lui-même ! Oui, le candide et généreux M. Sylvestre a cru me faire entendre avec finesse, mais en réalité m’a dit fort clairement qu’il serait heureux de me donner Magneval et sa petite-fille, et qu’un cœur généreux et droit comme le mien devrait se faire un devoir et une joie de réhabiliter l’avenir de cette enfant. Au moment où il me parlait ainsi en axiomes d’une naïve transparence, mademoiselle Jeanne est arrivée comme par hasard à l’ermitage. Elle a d’abord joué gaiement et insolemment la surprise ; mais devant mon regard elle a rougi, et ses yeux se sont remplis de larmes. Voilà le danger, oui, tu l’as pressenti ! On peut devenir amoureux sans aimer, et j’ai éprouvé un grand trouble en voyant que ma figure railleuse et mauvaise perçait d’un trait amer ce jeune cœur à la fois timide et présomptueux. Oui, elle est séduisante, la fille aux cheveux fauves ! Elle avait justement je ne sais quelle coiffure de rubans écarlates qui rehaussait encore l’éclat de cette auréole naturelle. Elle était dans un rayon de soleil, et semblait être descendue de l’astre même pour entrer comme une conquérante apparition dans le sombre réduit de l’ermite. L’ange de l’annonciation n’était pas plus lumineux et plus éblouissant quand il apporta l’extase dans la maison du charpentier. Et moi, quand à cette invasion triomphante de l’ange je vis succéder sur les joues de la jeune fille le trouble de la pudeur alarmée, j’eus un peu de vertige, et je faillis dire à l’ermite : « Bénissez-nous ! »

Mais j’ai su me défendre de cette folie, et je me suis retiré après quelques mots insignifiants échangés avec eux. Pourtant j’ai été encore plus faible quand je me suis trouvé seul dans le bois. Mon cœur grondait et battait dans ma poitrine, j’avais le sang dans les oreilles, je m’imaginais entendre le rire frais, un peu forcé, et toujours enfantin quand même de cette belle fille sans cœur ou sans conscience ; car je ne l’aime pas, je te le jure, et je la juge encore plus sévèrement que tu ne le fais. Ou elle joue une comédie pour se faire épouser, ou elle n’aime ni ne plaint sa mère. Je sais que celle-ci, pour la première fois peut-être de sa vie, a eu un chagrin vrai, on dit même un désespoir sérieux. C’est un châtiment mérité… Mais j’ai été voir mon oncle, moi ; j’ai vu sa tristesse, j’ai été désarmé, je l’ai embrassé avec une effusion qui m’a fait sentir que ce n’est pas à nous de punir nos parents, et que, fussent-ils mille fois injustes, égarés ou coupables, nous sommes odieux quand nous les faisons volontairement souffrir.

Alors, ce beau rire de Jeanne qui me chantait dans la cervelle m’a semble aigre et discordant. Je me suis senti impropre à cette cruelle mission de la séparer de la femme qui l’a portée dans ses entrailles et d’approuver l’ingratitude et la cruauté. Non ! si j’étais l’époux de Jeanne, j’aurais pitié de sa mère, je ne saurais pas la chasser de chez moi lorsqu’elle viendrait implorer un regard de sa fille ; car enfin il n’est jamais entré dans l’esprit de cette malheureuse, si coupable qu’elle soit, de l’exploiter et de la perdre. Au contraire, elle se sacrifie, elle s’annule, elle s’en va… Je lui ferais grâce, et, comme la perversité est incorrigible dans de telles âmes, comme l’amour maternel ne les purifie pas, quoi qu’on en dise, le lendemain Irène dirait à Rébecca : « Je le savais bien, qu’on ne tiendrait pas rigueur à mes cent mille livres de rente ! »

Se charge qui voudra de Jeanne ! Sa destinée est un problème que je ne puis résoudre. L’amour me donnerait peut-être le courage de braver tous les soupçons, mais ce que je sens n’est pas de l’amour ; c’est un autre délire, et je serais bien lâche si je ne savais pas le surmonter.

Pourtant le danger y est, tu l’as dit !… Figure-toi qu’avec la résolution d’aller m’enfermer chez moi je suis resté dans le bois à l’attendre. Je voulais la voir passer sans qu’elle me vît, et, comme cette fois elle était accompagnée d’un vieux domestique de la Tilleraie, je n’avais pas à redouter un tête-à-tête. J’ai attendu cinq heures, et j’ai attendu en vain, elle avait pris un autre chemin ; alors, moi, j’ai été pris de je ne sais quelle impatience et de je ne sais quel besoin de la revoir. J’ai couru à la Tilleraie, où je m’étais juré de ne pas retourner avant la fin de la quinzaine, et, au lieu de revenir travailler, j’y ai passé la soirée.

Quand je suis arrivé, Jeanne était dans le jardin avec mademoiselle Vallier, toutes deux assises sur un banc. Jeanne semblait fatiguée ou triste. En me voyant, elle s’est ranimée, et, bien que je fusse à une certaine distance, j’ai entendu un cri de joie ou de triomphe mal étouffé. J’ai vu le geste de mademoiselle Vallier qui semblait lui dire : « Contenez-vous donc ! »

J’ai été les saluer sans affectation. Au bout d’un instant, mademoiselle Vallier m’a demandé si je restais à dîner.

— Oui, si votre question est une invitation.

Elle a paru surprise.

— Me prenez-vous donc pour la maîtresse de la maison ?

Jeanne s’est écriée follement :

— Si vous ne l’êtes pas encore, vous le serez bientôt !

Aldine est devenue très-pâle, elle s’est levée avec un léger haussement d’épaules, et, sans répondre, elle s’est dirigée vers son pavillon, me laissant cette fois, soit à dessein, soit par distraction, seul avec Jeanne. J’ai demandé à celle-ci pourquoi son amie semblait blessée d’entendre annoncer son prochain mariage.

— Que voulez-vous ! elle est d’une fierté si farouche ! Elle s’imagine qu’on l’accusera d’ambition ; mais, s’il y a de méchantes langues qui la déprécient, nous la défendrons, n’est-ce pas ?

— Vous la défendrez, vous qui connaissez ses sentiments. Quant à moi, je les ignore.

— Vraiment ! elle ne vous a pas confié, à vous, son ami, qu’elle aimait M. Nuñez très-sincèrement et pour lui-même ?

— Je ne me suis pas permis de le lui demander ; mais, puisqu’elle vous l’a dit et que vous me le répétez, je n’en doute pas.

— Elle ne me l’a pas dit, mais je le vois de reste, et, si vous ne le voyez pas, c’est que vous êtes aveugle.

— Je ne cherche pas à être clairvoyant : ce genre de curiosité n’est pas l’apanage de mon sexe.

— Voilà une épigramme !

— Non, c’est une réflexion.

— Dites que c’est un reproche ; vous me croyez curieuse.

— Si je vous avais assez étudiée pour avoir des reproches de détail à vous faire, c’est moi qui mériterais d’être accusé de curiosité indiscrète et de mauvais goût.

— En d’autres termes, vous ne m’avez jamais fait l’honneur de vous intéresser à moi ? Je me flattais du contraire. La fille de l’ermite et l’amie d’Aldine avait quelque droit à votre sympathie.

— C’est possible ; mais que feriez-vous de ma sympathie ?

— Vous me donneriez de bons conseils, vous m’en avez donné déjà.

— Vous ne les avez pas suivis.

— Je les ai dépassés. J’ai quitté…

— Oh ! ne vous vantez pas de cela ; personne ne vous engageait à quitter ainsi votre mère…

— Alors… vous me blâmez, vous ?

— Vous voulez que je vous le dise ?

— Oui, j’aime mieux savoir ce que vous pensez de moi.

— Eh bien, je vous blâme.

— Vous croyez que je n’aime pas ma mère ?

— Je le crois.

— Vous me dites cela d’un ton !… Vous voulez donc me la faire haïr ?

Elle accompagnait cette violente réplique d’un regard si étrange, si passionné ou si hautain, que je l’ai regardée à son tour avec étonnement. « Est-ce de l’amour qu’elle a pour moi ? me disais-je ; est-ce de l’aversion ? Et, si c’était de l’amour, serais-je vaincu ? » On est venu nous interrompre. J’aurais dû partir au bout d’un quart d’heure, car je me sentais tout tremblant. Pourquoi suis-je resté ? Elle était si belle, ce soir, avec ses cheveux en désordre qu’elle n’a pas pris la peine de lisser en rentrant, avec ses yeux ardents, sa bouche éblouissante toute pleine de mots caressants ou amers ! Il y a du sphinx dans cette tête d’enfant gâté. Mademoiselle Vallier n’a pas reparu, elle a fait dire qu’elle avait des lettres à écrire. Nous étions seuls avec Gédéon, qui paraissait tourmenté de son absence et qui a lu les journaux toute la soirée en pensant à autre chose. Ses sœurs ont fait galerie un moment pour rire des excentricités de Jeanne, qui tantôt s’efforçait de me railler ou de me flatter, et tantôt se mettait au piano pour le labourer avec furie. Une de ces respectables demoiselles s’est endormie quand même. L’autre, qui est plus nerveuse, a trouvé que Jeanne lui écorchait les oreilles et s’est sauvée ; j’avoue que j’avais aussi les nerfs très-malades, et que, me trouvant seul un moment avec elle, je me suis approché du piano avec la volonté de le lui fermer sur les doigts. J’étais perdu, si j’eusse cédé à ce mouvement d’impatience. Elle le provoquait. Elle voulait me voir colère, brutal peut-être, afin de se fâcher à son tour, ou de pleurer, que sais-je ? Il y avait dans toutes ses paroles, dans tous ses mouvements une fièvre d’amour ou une rage de coquetterie. Ô vanité ! j’ai failli m’y laisser prendre : heureusement, j’ai eu une meilleure inspiration, j’ai feint de m’endormir comme mademoiselle Noémi Nuñez. Et, comme j’étais tourné vers la fenêtre, j’ai eu assez de sang-froid pour voir que Gédéon était assis dehors ; puis je l’ai vu se lever, marcher dans la direction du pavillon, revenir, retourner et revenir encore. C’était une simple promenade, inquiète, agitée peut-être, mais sans intention d’aller chez sa fiancée, dont il paraît respecter aveuglément les moindres volontés. Pourquoi le fait-elle souffrir ? A-t-elle des caprices, elle aussi ? Moi, j’ai peur que les femmes ne vaillent rien !

Quand il est rentré, j’ai fait semblant de m’éveiller, et il n’a pu s’empêcher de rire, car sa fantasque pupille était en train de casser le piano. Il l’en a arrachée sans façon, et Jeanne s’est laissé prendre les mains, les bras et un peu la taille en riant aux éclats. Les sœurs sont rentrées aussi, et nous ont proposé je ne sais quel jeu de cartes où l’on se dispute. Je n’y comprenais rien. J’ai demandé à regarder jouer. Gédéon a été le partner de Jeanne. Ils se sont taquinés très-amicalement, et se sont dit, avec des regards émoustillés, de grosses injures. J’observais Jeanne. Elle est coquette, rien de plus, et j’ai été parfaitement sot de me croire l’objet d’une attaque sérieuse. Elle a fait bien plus de frais ce soir pour irriter, surprendre et occuper Gédéon qu’elle n’en avait fait pour moi ; je me suis retiré calmé. Voilà où j’en suis. Encore deux ou trois observations de ce genre, et le danger est passé. C’est une beauté qui parle aux sens. Elle l’ignore et cherche sans doute à éveiller une émotion plus sérieuse ; mais, malgré elle, son charme n’agit pas sur l’âme. Elle n’empêchera pas Gédéon d’aimer Aldine, et moi de trouver que Gédéon a raison.

Chose étrange, c’est quand je pense à mademoiselle Vallier que je me sens fort contre Jeanne, car il y a des moments… Mon cher Philippe, je veux te dire bien naïvement ce qui ce passe en moi. Tu m’as souvent reproché de marcher sur des petites échasses de ma façon, et de vouloir être plus grand d’une coudée que ma taille naturelle. C’est peut-être vrai, je n’en rougis pas ; je crois que nous sommes tous ainsi, et peut-être faut-il qu’il en soit ainsi pour que nous tirions de notre petite stature tout le parti possible. Vouloir se grandir, c’est aspirer au grand. Il me plaisait, je te l’avoue, d’avoir assez profité de mes études et de mes réflexions pour m’élever au-dessus des passions factices et des idées fausses. Je ne suis pas un sot pour cela ; mais je puis bien être un homme faible encore et forcé de rester un peu en arrière de son ambition. Reçois donc ma confession entière ; oui, je regrette que mademoiselle Vallier ne puisse être rien pour moi, et son mariage avec Gédéon me fera souffrir. Je ne puis croire que j’éprouve de l’amour pour une femme qui n’a jamais daigné songer à m’en inspirer. Je suis donc persuadé que mon regret est un mauvais sentiment et que je dois le combattre. C’est de la personnalité jalouse, de l’amour-propre blessé ; c’est le dépit de voir apprécier un mérite qui n’a pas apprécié le mien ! Mais je m’en suis très-bien défendu. Je ne l’ai pas laissé paraître ; je ne me suis pas permis d’y songer ; j’ai assez bien travaillé quand même. Je suis certain d’assister avec dignité et cordialité au mariage ; je veux même y assister, être le garçon d’honneur de Gédéon, s’il le faut. Je veux rester son ami, je veux dire et penser de sa femme tout le bien possible. Encore une fois, et bien que je sois peut-être la proie d’une sotte souffrance, je ne suis pas un sot, car, cette souffrance, je la surmonterai.

À côté de cette défaillance intérieure que je constate et jugule, comme tu dis à propos de l’invasion de certains maux physiques, j’éprouve une surexcitation très-naturelle en songeant que Jeanne, soit par dépit, soit par goût momentané, soit par caprice nerveux, désire être à moi. Que veux-tu ! l’épreuve est rude pour un homme de vingt-quatre ans qui n’a pas abusé de la vie, et, si ma raison juge froidement cette situation, mes sens ne la supportent pas sans révolte. Mon sommeil et mon travail en sont un peu troublés, et je reconnais que, si je dois affronter l’intimité de mademoiselle Vallier, je dois fuir celle de Jeanne. Je ne peux pas me faire un grand crime de cette émotion involontaire : mais je me mépriserais beaucoup, si, pour me donner le droit d’y céder, je me nourrissais l’esprit de sophismes ; non, il n’y aura pas de cela ! Je ne me persuaderai pas que mon imagination peut parler à la place de ma conscience, qu’il m’est permis de donner le change à mon cœur quand je sens qu’il n’est pas en jeu. Non, je ne me laisserai pas entraîner à un mariage qui me répugne, par la raison que je ne ferai pas la cour à mademoiselle Jeanne… Et, si j’avais le malheur de lui dire un mot d’amour, ce serait un mot brutal qui la dégoûterait de moi : ce ne serait pas une phrase de convention, c’est-à-dire un mensonge et un piège. J’aimerais mieux être grossier que lâche ; mais ne crains pas que cela m’arrive. J’éviterai si bien l’occasion, qu’elle ne reviendra pas.

Et puis je pensais à l’autre ! Comme je te le disais, quand son image se présente à moi, celle de Jeanne disparaît. Et pourtant Jeanne est admirablement belle, Aldine ne l’est pas : mais sa grâce parle à l’esprit et son sourire va droit au cœur. On sent que, si elle aimait, on l’aimerait d’amour et d’amitié, ce qui serait sans doute l’idéal de l’affection. Et pourquoi n’aimerait-elle pas Gédéon ? Je n’en sais rien, moi ; je ne suis pas femme. Il est peut-être très-séduisant quand il parle aux femmes. Jeanne est coquette avec lui aussi. Était-ce pour me piquer au jeu ? Je rougirais de m’y laisser prendre.

Depuis cette soirée, c’est-à-dire depuis quatre jours, je me suis tenu coi à l’Escabeau, et je n’ai même pas causé avec mon ermite, bien que je l’aie vu aller à la pêche et que nous ayons échangé de loin un signe amical. Je ne veux plus qu’il me parle de Jeanne, je serais forcé de lui faire de la peine, et j’espère qu’il comprendra mon silence. J’ai à peu près terminé mon second article, je n’en suis pas mécontent. J’ai le travail facile, je ne me fatigue pas, car je dors très-bien et tout de suite après avoir veillé assez avant dans la nuit. Ne t’inquiète donc pas de moi quand je mets un peu d’intervalle entre mes lettres. Je les fais assez longues et assez détaillées pour te dédommager. Je me suis promis et je te promets de continuer l’analyse consciencieuse et fidèle de cette phase de ma vie. C’est une étude qui n’a rien de bien dramatique ; tout se bornera, je crois, à naviguer tant bien que mal, mais sans naufrage, entre deux écueils, puisque le temps d’aborder ce que tu regardes comme la terre promise n’est pas encore venu pour ton ami Pierre. Dans cette navigation, j’ai tout de même une étoile propice que je ne puis invoquer, mais dont la mystérieuse et salutaire influence me préserve du météore à l’ardente chevelure. Aldine me sauvera de Jeanne, et elle ne le saura pas : est-ce que les étoiles savent qu’elles nous éclairent et nous guident ?