Monsieur Sylvestre/39

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Michel Lévy frères (p. 267-273).



XXXIX

DE PIERRE À PHILIPPE


L’Escabeau, 20 juillet.

L’absence de mademoiselle Jeanne se prolonge. Je peux retourner souvent à la Tilleraie. J’y passe des heures agréables. Depuis que je suis bien sûr de n’être pas amoureux de la future madame Nuñez, je trouve dans l’intimité de cette remarquable personne un charme réel. Ma sympathie, parfaitement désintéressée, me permet de l’apprécier chaque jour davantage. Le sot dépit que j’ai eu contre elle est entièrement vaincu. Je trouve on ne peut plus naturel qu’elle soit touchée des soins de son ami Gédéon, et je dois dire que je m’étais trompé aussi sur le compte de cet homme généreux et sincère. Nous sommes volontiers injustes envers les riches. Ce n’est pas de l’envie, c’est de l’exigence. Nous sentons bien qu’ils possèdent en effet de grandes forces sociales ; mais nous leur imposons des devoirs qui dépassent souvent le pouvoir toujours limité dont ils disposent. Et puis nous leur attribuons une vanité outrecuidante qu’ils n’ont pas toujours et que Gédéon n’a certainement point : car il me paraît douter quelquefois outre mesure du succès de son entreprise, et il me demande avec une naïveté d’enfant de lui enseigner à plaire, comme si j’avais ce secret-là, moi qui n’ai encore plu qu’à une petite folle, et sans le vouloir encore !

Il prétend qu’il a quelque chose de vulgaire au fond de ses idées et de ses manières. C’est peut-être vrai, mais cela est compensé par un second mouvement qui rachète ou efface toujours le premier, et une femme intelligente doit lui savoir d’autant plus de gré de ce continuel effort sur lui-même qu’elle peut l’attribuer à son influence. Si mademoiselle Vallier ne pense pas ainsi, elle est injuste. Je me suis trouvé seul avec elle une ou deux fois ; j’ai fait vivement l’éloge de Gédéon, elle m’a répondu de manière à me prouver qu’elle avait encore mieux que moi observé et apprécié les côtés excellents de son esprit et de son caractère. J’ai redit ses paroles à mon ami ; j’ai voulu brûler mes vaisseaux. Il en a été touché jusqu’aux larmes. Heureux homme ! ne fût-il pas aimé passionnément, l’état de son âme est digne d’envie. Il aime, lui, et il espère !

Oui, Philippe, je le reconnais en présence du fait, heureux ceux qui peuvent aimer ! J’ai nié cela, moi, ou du moins j’ai cru qu’en dehors de la rigide et tranquille amitié conjugale, il n’y avait rien qu’une surexcitation des sens ou de l’imagination. Je vois bien qu’il y a autre chose, puisqu’un homme positif comme celui que j’ai sous les yeux a des émotions si douces et si vives. Il faut peut-être l’action d’une femme sincère et forte en même temps que gracieuse et charmante pour faire naître ce sentiment qui est un mélange d’ardeur et de délicatesse. C’est comme un besoin de vivre à deux dans le sens intellectuel et moral du mot. On ne se contente plus de sa propre approbation, on sent qu’elle est froide et stérile. On cherche sa conscience dans celle de la femme aimée, car on la lui donne, on désire qu’elle l’interroge et qu’elle l’apprécie, et un mot d’encouragement qu’elle lui accorde vous fait tressaillir, un éloge d’elle vous enivre. On n’existe plus par soi-même, on se trouve sot d’avoir cherché si longtemps en soi une force qui n’y était pas, et on découvre que cette force, née du souffle de l’amour, peut devenir immense et faire un homme supérieur de l’homme très-ordinaire que l’on était avant ce baptême.

Je ne sais si je me trompe sur le compte de Gédéon, si je m’exagère ce qu’il éprouve, s’il est véritablement à la hauteur de cet enthousiasme ou de cette vigoureuse croyance, s’il est sincèrement naïf, et si, en feignant d’implorer son appui, il ne travaille pas adroitement à m’engager. Ce que je sais, c’est qu’en cherchant à pénétrer la cause de ses alternatives de tristesse et de gaieté, d’abandon et de méfiance, je me suis avisé de quelque chose de nouveau en moi-même, de quelque chose que je ne veux ni ne dois éprouver pour mademoiselle Vallier, mais qu’elle eût pu me faire connaître, si la destinée m’eût permis de lui offrir une vie aisée et solide, au lieu des éventualités du travail au jour le jour.

N’importe, je lui sais un gré infini de m’avoir — à son insu — révélé la notion d’une faculté que j’ignorais, et sans laquelle mon travail sur le bonheur fût resté incomplet, glacé, erroné peut-être ! Ah ! pauvre homme de lettres ! voilà ta destinée, à toi : regarder vivre les autres, analyser les ressorts de leur existence, en découvrir attentivement les principaux mobiles, plaindre leurs déceptions ou applaudir à leurs triomphes, et faire de tout cela… un livre !

Enfin ! je sais à cette heure non-seulement que l’amour est quelque chose, mais encore que c’est une très-grande chose. J’y rêve avec attendrissement dans mes promenades solitaires. J’ai repris en amitié ma jolie petite vallée. Il y a entre le sol aplani qui borde le ruisseau et les collines abruptes qui ferment l’horizon, des mouvements qu’on pourrait appeler les sous-collines, et qui font l’horizon encore plus resserré quand on est assis au bas de leurs molles déclivités. Il n’y a là que de l’herbe, des saules blancs trapus, étageant leurs grosses boules de feuillage argenté sur un fond de prairie éclatant de fraîcheur, et un peu plus haut des zones d’arbres fruitiers d’un ton sombre, se détachant sur les lignes bleues des arbres forestiers étages aussi plus haut et plus loin : tout un paysage de verdure, sans maisons, sans chemins, sans diversion au sentiment de la solitude où l’on est et de l’oubli où l’on peut vivre. C’est là une impression qui s’accuse beaucoup dans ces régions de pâturages où l’on n’élève pas de troupeaux et où, le temps de la récolte passé, on ne rencontre pas d’autres êtres vivants que ceux qui ne dépendent pas de l’homme. Le calme y est si profond, que, malgré la grâce et la mollesse de formes du paysage, malgré la richesse du sol et la fraîcheur du coloris, on y est saisi d’un certain effroi ou d’une sorte de tristesse inexprimable. Il n’est donc pas nécessaire d’aller chercher dans les déserts du nouveau monde l’émotion de l’isolement. On la trouve à deux pas de Paris, peut-être à deux pas de Londres, et, par cela même qu’on échappe si facilement à l’action de ces grands centres d’expansion sociale, on sent plus vivement le charme et la douleur de n’appartenir à rien et de ne rien posséder sur la terre.

J’ai dit le charme et la douleur. Il y a de l’un et de l’autre dans mes promenades sans but et dans mes rêveries sans objet déterminé. Je ne cherche pas beaucoup à rencontrer M. Sylvestre, et même, si je ne l’aimais pas infiniment, je l’éviterais dans la disposition d’esprit où je suis. Je redoute ses analyses, son besoin de se rendre compte de tout et de se consoler de tout par l’espérance de temps meilleurs qu’il ne verra pas. Moi qui suis jeune, j’aurais besoin de vivre de ma propre vie ; mais cela ne m’est pas permis. Il faut que je travaille ou que je pâtisse, sans qu’un être aimé soit associé à ma fatigue, à mes dangers ou à mes privations. Ce serait mal de souhaiter, insensé de se plaindre. J’ai dans ma jeunesse et dans ma raison des forces appropriées à la destinée que j’ai choisie. Allons… Quelques larmes coulent parfois de mes yeux distraits, sans que je sache bien sur quoi j’ai envie et besoin de pleurer. Suis-je un être assez intéressant pour que je me berce et me console comme un enfant qui s’ennuie ? Non certes ! ces larmes sont vite essuyées, et je rentre pour écrire d’une main ferme : « Le bonheur n’est pas un mot, mais c’est une île lointaine. La mer est immense, et les navires manquent. »


Onze heures du soir.

Ce soir, Gédéon est venu causer avec moi. Tout à coup l’heureux mortel m’a beaucoup déplu. Il a été suffisant et fat. Il a oublié que, s’il avait quelque motif d’espérer, c’est moi qui le lui avais donné en provoquant l’éloge qu’on a fait de lui et en le lui rapportant. Il n’est pas si épris que je croyais, puisqu’il croit en lui-même. Il me semble que l’amour doit être craintif et placer son idole dans une si haute région, que le respect la défende de nos chants de triomphe. Si j’étais agréé par une femme comme mademoiselle Vallier, je ne le dirais qu’à toi ou à M. Sylvestre. Gédéon ni aucun autre ne me le ferait avouer, j’aurais peur qu’un sourire ne me fit comprendre que je suis indigne d’elle. Loin de là, Gédéon proclame sa victoire avant de l’avoir remportée, et, s’il ne dit pas qu’il est aimé, il déclare qu’il sera adoré. Quand donc ? pourquoi ? Il m’a donné des envies de rire et des frissons de colère. J’ai été sur le point de lui dire qu’il était un sot.

Mais de quel droit, et de quoi est-ce que je me mêle ? Il a peut-être reçu des encouragements que j’ignore, et, au fait, je ne sais rien de tout ce qui se passe entre eux. Mademoiselle Vallier n’est pas obligée de me le dire. Elle peut avoir déjà disposé irrévocablement de son avenir, et le nier par prudence ou par pudeur. Gédéon m’a dit ce soir :

— Aussitôt après mon mariage, je la mènerai en Italie, c’est son rêve. Si elle veut un palais à Venise pour y aller passer un mois de temps en temps, ce sera moins vulgaire que de descendre à l’hôtel. J’ai déjà en Suisse un chalet qui lui plaira, une vraie maison de paysan à l’extérieur, mais très-grande, et l’intérieur est d’un confortable et d’un goût exquis. Ça ne m’a coûté qu’une quarantaine de mille francs à décorer ; vous viendrez nous y voir…

Que de navires il étale sous mes yeux pour sa conquête de la terre promise ! Allons, tant mieux pour mademoiselle Vallier ! je n’ai pas même une pirogue de sauvetage à lui offrir.