Monsieur Sylvestre/46

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Michel Lévy frères (p. 309-315).



XLVI

DE PIERRE À PHILIPPE


L’Escabeau, 6 août.

Je ne la reverrai peut-être jamais. Ah ! pourquoi ne lui ai-je pas dit cette nuit, quand elle était là : « Aimons-nous et fuyons ensemble ! » Nuñez nous eût poursuivis ; mais j’aurais eu un jour de bonheur, un jour où elle m’eût dit : « Je t’aime !… » Bah ! je suis fou ! elle ne peut pas m’aimer, elle ne me connaît pas ; je me suis toujours montré à elle si différent de ce que je suis ! Tant mieux après tout, car, si elle m’aimait, je serais lâche, et ce n’est pas le moment de l’être.

Ce matin, comme j’étais chez M. Sylvestre, résolu à lui arracher la promesse de me faire obtenir un entretien avec elle, j’ai trouvé chez lui Gédéon fort animé. Il venait de lui faire de vifs reproches, et le vieillard lui avait répondu avec fermeté qu’il me regardait comme investi du droit imprescriptible de lui disputer la main de mademoiselle Vallier. Il lui avait parlé avec tant de force et de raison, que Gédéon avait été ébranlé un instant ; mais bientôt il s’était montré d’autant plus irrité qu’il se sentait dans son tort.

Louis Duport, arrivé d’Allemagne ce matin à l’improviste, était là aussi, s’efforçant de le calmer, et s’y prenant fort mal, car il voulait lui persuader de renoncer à mademoiselle Vallier, la traitant de coquette ambitieuse, et jurant qu’elle avait voulu courir deux lièvres à la fois. M. Sylvestre défendait chaudement sa jeune amie, et on se disputait réellement quand je suis entré. N’étant pas au courant de ce qui s’était passé, je devais attendre qu’on m’adressât la parole. Le silence soudain qui m’accueillait était fort embarrassant. M. Sylvestre, visiblement inquiet de ma présence, dit à Gédéon :

— Nous reprendrons cette discussion quand vous voudrez, monsieur… Maintenant, j’ai affaire, je sors avec M. Sorède, et je vous salue.

Il me prit le bras avec autorité, et nous allions sortir, quand Gédéon, hors de lui et dans un véritable état de démence, s’est jeté sur moi avec l’intention de me frapper. Il est physiquement beaucoup plus fort que moi ; mais je crois que je me serais tué si j’avais reçu de lui cette insulte ; car, l’eussé-je lavée dans son sang, je n’aurais jamais osé me présenter devant Aldine avili par la main de mon rival. La crainte d’un tel affront a décuplé ma vigueur : j’ai terrassé Gédéon, je l’ai tenu sous moi comme un enfant, et, sans l’injurier ni le frapper, je l’ai laissé presque évanoui de stupeur et de rage dans les bras de Duport et de M. Sylvestre.

Je suis revenu chez moi attendre le résultat de cette scène de violence, ne sachant vraiment pas lequel de nous devrait réparation à l’autre ; car, s’il avait eu l’intention d’une agression brutale, il en avait subi les humiliantes conséquences, et nous étions quittes.

J’ai vu bientôt arriver Louis Duport avec M. Sylvestre. Gédéon voulait un duel : il se disait l’offensé. Quelle qu’eût été son intention en s’élançant sur moi, je ne m’étais pas contenté de parer ses atteintes, je l’avais renversé, tenu à terre, j’avais déchiré ses habits ; c’est ce qui l’offensait le plus, et M. Sylvestre dut rappeler que ce n’était pas moi, que c’était son chien qui en me voyant menacé, s’était jeté sur Gédéon et l’eût mordu si je ne l’eusse préservé. N’importe, Louis Duport m’accusait de brutalité et me demandait réparation de la part de son ami. M. Sylvestre jurait que la chose ainsi présentée était inique et absurde, que Gédéon était l’agresseur, et que, s’il y avait rencontre, j’avais le choix des armes.

— Ne discutons pas là-dessus, lui dis-je ; la rencontre est inévitable. Je ferais en vain grâce à l’emportement de M. Nuñez, il est décidé à me pousser à bout. Je n’attendrai pas de nouvelles insultes, et, bien que j’aie été parfaitement maître de moi et que je ne l’aie provoqué en aucune façon en me préservant de sa furie, j’accepte toutes les conditions qu’il lui plaira de demander. Veuillez être mon témoin. Je présume que M. Duport sera celui de M. Nuñez, et je souscris à tout ce qui sera décidé entre vous.

Duport m’a dit que Gédéon réclamait en effet son assistance, et qu’il ne pourrait la lui refuser, mais qu’il ne savait pas si je parlais sérieusement en lui proposant de s’entendre avec M. Sylvestre, qui était un philosophe ennemi du duel, et peu versé probablement dans la pratique de pareilles affaires.

— Pardonnez-moi, monsieur, répondit l’ermite en se redressant ; j’ai servi, je me suis battu à Waterloo avant que vous fussiez né, je sais subir toutes les nécessités de la vie pratique, et je reconnais que, pour ne pas rester exposé aux outrages d’un homme qui a perdu la tête, M. Sorède doit fatalement se battre avec son ancien ami. C’est odieux, mais on nous y force, et nous acceptons le malheur de cette situation. Il pourrait y avoir discussion entre nous sur le véritable auteur de l’agression ; mais vous voyez que M. Sorède ne recule devant rien, et, en gens d’honneur, c’est à nous d’égaliser les chances.

— Quant à moi, messieurs, leur dis-je en prenant mon chapeau, je sais que je ne dois plus me mêler de rien. Je vous laisse ensemble.

J’ai été faire un tour de promenade, et, chose étrange, je n’ai eu qu’une préoccupation, celle de finir mon article payé d’avance par la Revue cosmogonique. Si je suis tué, mon travail historique doit au moins être complété, et je veux y laisser percer ma pensée, que jusqu’à présent j’ai trop réservée. Je dirai ce que je crois comprendre maintenant. Le bonheur n’a jamais été défini et ne pourra jamais l’être. Chaque homme s’en fait une idée qui lui est propre, et qui varie même selon l’état de son âme. Rien n’est le bonheur proprement dit, et tout est le bonheur pour une âme bien vivante. Il ne s’agit donc pas de poursuivre le bonheur, mais de développer la vie, qui nous le donne, humble ou magnifique, ardent ou calme, enivrant ou gracieux, comme elle donne le talent ou le génie selon l’organisation qui se manifeste. Et je pourrai bien ajouter que, pour la jeunesse, le véritable et le plus bel emploi de la vie, c’est l’amour !

En rentrant chez moi, j’ai trouvé M. Sylvestre seul, très-accablé d’abord, car il m’aime, le cher homme, et je crois que, s’il m’arrive malheur, il me regrettera beaucoup. En me voyant si joyeux d’avoir trouvé ma conclusion, il a repris courage. Il a consenti à dîner avec moi, et nous avons discuté et philosophé deux bonnes heures. Il n’est pas mécontent de ma formule. Il voudrait bien que je fisse une petite réserve pour le bonheur absolu dans les temps futurs ; mais je n’en suis pas encore là.

— Laissez-moi vieillir, lui dis-je ; j’arriverai peut-être à croire comme vous que l’homme est indéfiniment perfectible en me sentant perfectible moi-même. Certes, si j’emploie bien ma vie, si je connais les joies de l’amour partagé, si j’ai des enfants, je deviendrai meilleur, plus actif et plus intelligent que je ne suis. Qui sait si, quand j’aurai atteint votre âge, je ne me sentirai pas assez purifié et assez grandi pour penser comme vous ?

J’avais oublié absolument que je me bats demain. Je me le suis rappelé en voyant l’ermite se détourner pour me cacher deux grosses larmes qui roulaient dans ses gros yeux noirs. Oui, mon ami, c’est demain, à cinq heures du matin, que la querelle sera vidée auprès de l’Ermitage. Gédéon est fort au pistolet, et je n’y entends rien ; mais nous sommes à peu près égaux à l’épée : on a décidé que ce serait notre arme. Notre ami le médecin-chirurgien sera pris au saut du lit par Gédéon, qui le conduira dans sa voiture. Tout est prévu et fixé. Je me sens très-calme. Certes je serais désolé de tuer Gédéon, je comprends si bien sa colère ! Aussi je suis enchanté de pouvoir lui offrir ma vie en échange du sacrifice qu’il voulait m’imposer. Je ne puis mieux faire, et, si mon cœur est affligé, du moins ma conscience est satisfaite.


Onze heures du soir.

Je viens de finir mon article, j’en suis très-content. Je vais dormir. Je me sens fatigué, et j’ai à me lever de bonne heure. Si j’étais blessé… Viendrait-elle me voir ? Non ! je ne suis pas son frère ; ah ! que ne suis-je son fiancé !


Le 7, à quatre heures du matin.

J’ai bien dormi. J’ai cacheté mon manuscrit. J’emporte cette lettre, qui ne partira qu’après le duel. J’ai mis mes papiers en ordre. J’ai fait mon testament ; je partage entre mademoiselle Vallier et toi la petite fortune confiée pour moi à mon oncle. Vous aurez soin de l’ermite. Je me fie à vous. — Je regretterais la vie, elle ne faisait que de commencer pour moi ; mais l’amour m’a initié au mystérieux sentiment de l’espérance. Si je meurs, j’aurai la mort douce. Il y a peut-être quelque chose après, qui sait ? Oui, l’amour porte avec lui la notion de l’infini ! Adieu, ami de mon cœur. Les oiseaux s’éveillent et l’horizon blanchit. Le beau temps ! la belle matinée ! Mourir, moi ? Allons donc ! c’est impossible ! Jeanne m’a dit : Elle vous aime ! Si c’était vrai !… Ah ! je voudrais une bonne blessure ; elle viendrait au moins par charité.