Monsieur Vénus/11

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Brossier (p. 175-192).

CHAPITRE XI


Martin Durand était un type de bon garçon ne demandant qu’à faire son chemin au milieu de tous les mondes possibles. Après une heure de causerie avec Jacques Silvert, il l’avait pris sous sa protection et tutoyé. Selon lui, le compas seul pourrait mener loin. Les fleurs, si merveilleusement qu’elles pussent être exécutées, n’avaient qu’une valeur de bibelots inutiles qu’on paie une fois très cher à l’artiste qu’elles ruinent par leur amoncellement. Le reste de l’année on bâtit toujours des palais, mais on n’a pas toujours besoin de fleurs.

— Témoins, s’écriait-il, les faix de roses, les charretées de violettes, les tas de tulipes qui ornent vos lambris. Ah ! mon cher, trop de fleurs ! Je me sens asphyxié, rien qu’en les regardant !

Là-dessus, il allumait un cigare pour combattre l’odeur imaginaire des bouquets peints.

Jacques, devenu taciturne ainsi que tous ceux qui portent au cœur le poids d’une grande honte, ne répondait que par monosyllabes aux tirades de Martin Durand, et, quand celui-ci, émerveillé du luxe de l’atelier, lui demandait si son oncle était un nabab, il se sentait trembler devant ce nouvel ami, comme il eût tremblé devant un nouveau bourreau.

— Enfin, clamait Martin Durand, véritable gamin du peuple, plein d’exubérance et fier d’être arrivé à sa situation en jouant des coudes, nous allons nous lancer du même bond, mon cher ! C’est de Raittolbe qui l’affirme. Un salon noble, des amateurs richissimes et de jolies femmes… La tête me tourne ! Sapristi ! Mme de Vénérande a le plus bel hôtel de tout Paris. Style renaissance, avec les chapiteaux aux fenêtres et des balcons de fer venant de chez Louis XV. Je ne sais pas si elle paye bien les études de myosotis ; mais, je veux que le diable m’emporte si elle ne me charge pas de démolir un pavillon pour lui rebâtir une tour. Nous nous appuyons mutuellement… Vous lui déclarez que l’architecte à la mode c’est moi. Je lui révèle que le président de la République vous a commandé une gerbe de pivoines.

Jacques souriait douloureusement. Ce garçon expansif était heureux, il gagnait sa vie en se battant avec la pierre, il était fort, il était honnête, à toutes ses saillies il ajoutait un soupir au sujet de sa belle cousine, la fille du directeur de l’un des plus vastes magasins de la capitale. Noblesse, amour, argent, tout irait à lui, sur un signe de lui, parce qu’il était un homme.

La connaissance faite en détail, Martin Durand déclara qu’il viendrait prendre Jacques le jour du bal et, en revoyant son ami de Raittolbe, qu’il connaissait au moins autant que son ami Silvert, il lui dit d’un ton enchanté :

— Le petit est la plus superbe nature de modèle que j’aie jamais rencontrée ; d’ailleurs, il n’a pas une ombre de talent… Mais je le formerai.

Les artistes ont assez généralement cette monomanie de vouloir que la bonne société tombe en admiration non devant leur mérite mais devant leurs mauvaises manières : ils tiennent surtout à faire école quand ils désirent enseigner ce qu’ils ne savent pas.

Martin Durand, caressant sa barbe brune, ajouta :

— Oui, oui, je le formerai ; il a vingt-trois ans, il peut se corriger, je compte bien l’étonner joliment chez les Vénérande, quand tous les quartiers de noblesse de ces gens-là seraient en granit d’Égypte.

Pouvait-on étonner encore Jacques Silvert ? De Raittolbe ne répondit pas.

Le soir du Grand Prix, des dix heures le salon du centre et la serre aux plantes exotiques s’inondèrent des jets éblouissants de la lumière de magnésium, lumière blanche, fluide, plus claire et cependant moins aveuglante que celle de l’électricité et à laquelle ressortaient tout le relief des statues, tous les plis des draperies, comme si le jour lui-même eût voulu prendre part à la fête des Vénérande.

Les aïeux en pourpoint, les aïeules en fraise Médicis, du haut de leurs cadres, avec l’épée ou l’éventail, semblaient se désigner l’un à l’autre les échantillons de la roture parisienne qu’ils voyaient défiler à leurs pieds.

Décidément la fête sportive avait tout mêlé, ceux qui descendaient d’Adam et ceux qui descendaient des croisades. L’architecte Martin Durand et la duchesse d’Armonville, Mme Élisabeth la chanoinesse, et Jacques Silvert, le fils de joie. Avec une merveille entente de gens qui veulent s’égayer, chacun suivant ses moyens, aux dépens d’autrui, tous échangeaient les plus gracieux sourires de bienvenue. Debout auprès du fauteuil monumental de sa tante, Mlle de Vénérande les recevait avec cette grâce un peu hautaine qui tenait bien plus du gentilhomme de jadis que de la femme simplement coquette.

L’étrange créature, lorsqu’elle abandonnait le domaine de la passion et cessait de courir trop en avant de son siècle, revenait alors, tout à fait en arrière, à l’époque où les châtelaines refusaient de baisser la herse pour les troubadours mal mis.

Raoule portait, ce soir-là, une robe de gaze blanche vaporeuse, à traîne de cour, sans un bijou, sans une fleur. Un caprice bizarre lui avait fait lacer sur ses épaules décolletées une cuirasse de mailles d’or, d’une finesse telle qu’on eût cru son buste coulé dans un métal liquide.

Pour détacher la ligne de chair de la ligne du tissu, un cordon de brillants serpentait et les cheveux noirs, relevés en casque grec, étaient piqués d’un croissant de diamant à pointes phosphorescentes comme des rayons de lune. La superbe Diane semblait marcher sur un nuage ; sa tête, au profil pur, dominait l’assistance et ce n’était pas sans une admiration anxieuse qu’on osait intercepter son regard strié d’étincelles. La chanoinesse, elle, s’enveloppait pudiquement d’un suaire de dentelles qui voilait une robe de couleur pensée. Son petit visage doux, parcheminé, aux yeux d’un bleu de ciel pâle, s’abritait sous le blason de son fauteuil, tandis qu’au contraire ce blason semblait craquer sous l’effort puissant du bras de Raoule.

À leur droite, se groupaient le cousin René, spécimen rare de la haute gomme sportive, expliquant, à qui voulait l’entendre, comment Simbad le marin avait gagné d’une longueur et pourquoi cette année le maillot de soie d’or était divinement porté… De Raittolbe, sévère, son masque de Slave impénétrable, songeant à la Gorgone antique lorsqu’il regardait Mlle de Vénérande, Puis le vieux marquis de Sauvarès, sautillant comme un gros oiseau de nuit aveuglé par la lumière crue, tout en couvant de ses yeux ternes, avivés parfois d’un éclair de lubricité, l’épaule ronde de sa filleule Raoule.

Autour d’eux murmurait un essaim de femmes en toilettes exquises, s’entretenant avec une persistance dont s’agaçaient les hommes, des exploits de John Mare, le jockey vainqueur.

On reconnaissait dans la foule les artistes amateurs à leurs déplacements perpétuels formant remous auprès des traînes de tulle ou de dentelles, évolution ayant pour but de se rapprocher de telle ou telle étoile reconnue.

Quant aux véritables artistes, ils opéraient, mais en sens inverse, les mêmes déplacements, en sorte que le salon se transformait par instant en un autre champ de courses, genre discret. Durant l’une de ces fluctuations, Raoule, dont le regard embrassait tout, fit un signe à de Raittolbe. Celui-ci tressaillit, puis regarda dans la direction que suivait l’index à peine remué de la jeune femme. Il était là, Martin Durand le poussait avec des gestes virulents :

— Mais va donc ! malheureux, va !… grommelait-il, il te faut entamer la conversation avec elle, bon gré, mal gré, pendant que j’étudierai ce buste-là. Sacrée noblesse !… Il n’y a qu’elle pour vous tailler des cariatides pareilles. Quel galbe ! mes enfants. Quelle poitrine, quelles épaules, quels bras ! Je la vois d’ici soutenant le balcon du Louvre restauré. Comme elle vous fige le sang rien qu’en se pliant sur une hanche… Va donc, je te suis…

Jacques refusait d’avancer ; ahuri par les flots de clarté magique de ce salon resplendissant, marchant sur les robes étalées, grisé par les senteurs capiteuses que répandaient ces chevelures poudrées de pierreries, l’ancien ouvrier fleuriste se croyait encore en proie au vertige paradisiaque que lui donnaient les fumées du haschich.

— Es-tu nigaud ! mon pauvre petit peintre, disait Martin Durand, très vexé d’avoir à constater ce manque d’audace chez un camarade. Un peu d’aplomb, morbleu ! dévisage les femmes, bouscule les hommes, tiens, imite-moi… Est-ce que deux gars de notre espèce craignent le feu de la rampe ? Ah ! voilà M. de Raittolbe ; nous sommes sauvés.

En réalité, la tête de l’architecte n’était pas plus solide que celle du peintre, mais il avait l’inimitable aplomb de tous les démolisseurs qui savent un peu rebâtir.

Le baron de Raittolbe lui serra la main, évitant de toucher celle de son ami.

— Messieurs, enchanté de vous voir, je me charge de votre présentation…

Et il les entraîna jusqu’à Raoule.

— Mademoiselle, dit-il assez haut pour être entendu du groupe principal d’invités, je vous présente M. Martin Durand, architecte, à qui la capitale doit quelques beaux monuments de plus, et M. Jacques Silvert.

Il résulta de cette présentation brève qu’on ne s’occupa point du personnage à monuments, puisque, tout de suite, on sut ce dont il était capable. On braqua plus volontiers le monocle sur celui qui ne portait qu’un nom ignoré. Jacques demeura immobile, les yeux dans les yeux de Raoule, qu’il n’avait pas revue depuis la nuit sinistre.

Il eut un frisson d’homme réveillé en sursaut,

Sa chair vibra, il redevint le corps dompté de cet esprit infernal qui lui apparaissait là, vêtu d’une armure d’or comme d’une égide emblématique.

Il se rappela tout à coup que devant elle il était complet, que lui redevenait sa joie comme elle était sa souffrance. Son ivresse des premiers pas s’évanouit pour faire place à l’amour servile de la bête reconnaissante. Les plaies se fermèrent au souvenir des caresses. Une expression à la fois heureuse et résignée fit épanouir sa belle bouche. Sans songer qu’on s’occupait de lui, Jacques murmura :

— Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous fait venir ici, moi qui ne suis rien et que vous ne trouvez même plus digne du martyre ?

Une vague rougeur monta aux tempes de Raoule ; elle répondit balbutiant :

— Mais, monsieur, il faut croire qu’en admirant vos œuvres, ma tante a conclu que vous étiez beaucoup…

— Je vous remercie, madame, ajouta Jacques se tournant vers la chanoinesse, stupéfaite de le voir aussi élégant sous son habit de bal ; je vous remercie, mais je regrette que vous soyez meilleure que Mlle Raoule !

— C’est fort naturel ! bégaya la sainte, à cent lieues de ce qu’il voulait dire et habituée par son monde à répondre sans entendre.

Seulement de Raittolbe, le marquis de Sauvarès, le cousin René et Martin Durand dressèrent une oreille inquiète.

— Meilleure que Mlle Raoule !… Hein ? fit René avec un rictus suffisant. Il est assez commun, ce Jacques Silvert. Meilleure… comprends pas !…

— Ni moi, grogna le vieux marquis ; anguille sous roche !… peut-être ! Eh ! Eh !… Adonis, ma parole, un Adonis !

Martin Durand tiraillait sa jolie barbe.

— Je suis enfoncé ! se dit-il, le petit en tient et ils ont tous l’air de jouer au plus matois, ici ; quel galbe, quelle cariatide, mes enfants !

De Raittolbe, abasourdi par l’aplomb subit de ce dépravé de bas étage, s’avouait pourtant que cela le raccommodait presque avec lui. Des femmes se rapprochèrent de Jacques, la duchesse d’Armonville, contemplant les traits merveilleux de ce roux que la blancheur sidérale de l’illumination rendait blond comme une Vénus du Titien, décida les hésitantes par une exclamation garçonnière qui lui allait à ravir, car elle avait les cheveux courts et frisés :

— Parbleu, mesdames, je suis émerveillée !

À ce moment, l’orchestre, dissimulé dans une tribune dominant la salle, laissa tomber du haut des frises les préludes d’une valse ; des couples s’ébranlèrent, et Raoule, profitant de l’agitation, s’éloigna de sa tante, suivie d’une petite cour. Jacques se pencha vers elle.

— Tu es bien belle… glissa-t-il ironiquement, mais je suis sûr que ta robe t’embarrassera pour danser !

— Tais-toi, Jacques ! supplia Mlle de Vénérande, éperdue, tais-toi ! Je croyais t’avoir appris autrement ton rôle d’homme du monde !

— Je ne suis pas un homme ! je ne suis pas du monde ! riposta Jacques, frémissant d’une rage impuissante ; je suis l’animal battu qui revient lécher tes mains ! Je suis l’esclave qui aime pendant qu’il amuse ! Tu m’as appris à parler pour que je puisse te dire ici que je t’appartiens !… Inutile de m’épouser, Raoule ; on n’épouse pas sa maîtresse, ça ne se fait pas dans tes salons !…

— Ah ! tu m’effrayes !….. maintenant, Jacques ! Est-ce ainsi que tu dois te venger ? Marie serait-elle morte ? Notre amour ne serait-il plus l’amour maudit ? N’ai-je pas vu couler ton sang ? et serait-il possible de revivre les folies de notre bonheur ? Non ! ne me parle plus ! Ton souffle embaumé de jeune amour me donne la fièvre !…

De Raittolbe, le plus près d’eux, murmura :

— Soyez prudents, on vous épie !…

— Alors, valsons ! — dit Raoule emportée brusquement par la sauvagerie de sa volupté qui renaissait plus immense en présence du tentateur.

Jacques, sans formuler une seule demande de circonstance, enlaça Raoule, qui se ploya sous son étreinte comme un roseau, et le cercle s’ouvrit.

— Mais c’est un enlèvement ! fit le marquis de Sauvarès, ce Jacques Silvert s’attaque à notre déesse comme à une simple mortelle !…

— La cariatide prend des pieds ! soupira Martin Durand, navré d’avoir été témoin d’une aussi profanante métamorphose.

René essayait de rire :

— Amusant ! très amusant ! Excessivement drôle. Ma cousine l’apprivoise pour le mieux dévorer ! Un de plus… Quand nous serons à cent, nous ferons une croix ! Très amusant !…

De Raittolbe les regardait valser d’un œil rêveur. Il valsait bien, ce manant, et son corps souple, aux ondulations féminines, semblait moulé pour cet exercice gracieux. Il ne cherchait pas à soutenir sa danseuse, mais il ne formait avec elle qu’une taille, qu’un buste, qu’un être. À les voir pressés, tournoyants et fondus dans une étreinte où les chairs, malgré leurs vêtements, se collaient aux chairs, on s’imaginait la seule divinité de l’amour en deux personnes, l’individu complet dont parlent les récits fabuleux des brahmanes, deux sexes distincts en un unique monstre.

— Oui ! la chair ! pensait-il, la chair fraîche, souveraine puissance du monde. Elle a raison, cette créature pervertie ! Jacques aurait beau posséder toutes les noblesses, toutes les sciences, tous les talents, tous les courages, si son teint n’avait pas la pureté du teint des roses, nous ne le suivrions pas ainsi de nos yeux stupides !

— Jacques ! répétait Raoule, cédant à une griserie de bacchante… Jacques, je t’épouserai, non parce que je redoute les menaces de ta sœur, mais parce que je te veux au grand jour, après t’avoir eu pendant nos mystérieuses nuits. Tu seras ma femme chérie comme tu as été ma maîtresse adorée !

— Et tu me reprocheras ensuite de m’être vendu, n’est-ce pas ?

— Jamais !

— Tu sais que je ne suis pas guéri !… que je suis laide ! À quoi puis-je te servir !… Jaja est abîmé… Jaja est affreux ! reprenait-il d’un ton câlin, en la pressant plus fort.

— Je te jure de te faire tout oublier ! Ce serait si doux d’être ton mari ! de t’appeler en cachette Mme de Vénérande !… car ce sera mon nom que je te donnerai !…

— C’est vrai ! je n’ai pas de nom, moi !

— Allons ! ta sœur est notre providence ! elle m’a fait faire une promesse que je ne rétracterai pas… mon ange ! mon dieu ! mon illusion préférée !

Quand ils s’arrêtèrent, ils se crurent dans l’atelier du boulevard Montparnasse et se sourirent en échangeant un dernier serment.

— Vous savez que le lion de la soirée c’est M. Jacques Silvert ? déclara Sauvarès au centre d’un groupe de sportmen scandalisés.

— D’où sort cet Antinoüs ? demandèrent les viveurs, curieux de recueillir quelque histoire ténébreuse sur le compte de ce nouveau favori.

— Du bon plaisir de Mlle de Vénérande, riposta le marquis, et le mot fit bientôt fortune.

Mais soudain l’arrivée de Jacques, les troublant par mégarde dans leurs réflexions dédaigneuses, les réduisit au silence. Ils allaient se replier en masse pour prouver leur mépris à cet obscur barbouilleur de myosotis lorsqu’ils ressentirent en même temps une commotion bizarre qui les cloua sur place. Jacques, la tête renversée, avait encore son sourire de fille amoureuse ; ses lèvres relevées laissaient voir ses dents de nacre, ses yeux, agrandis d’un cercle bleuâtre, conservaient une humidité rayonnante, et, sous ses cheveux épais, sa petite oreille, épanouie comme une fleur de pourpre, leur donna, à tous, le même tressaut inexplicable. Jacques passa, ne les ayant pas remarqués ; sa hanche, cambrée sous l’habit noir, les frôla une seconde… et d’un même mouvement, ils crispèrent leurs mains devenues moites.

Quand il fut loin, le marquis laissa choir cette phrase banale :

— Il fait bien chaud, messieurs. D’honneur, c’est intolérable !…

Tous reprirent en chœur :

— C’est intolérable !… D’honneur, il fait trop chaud !