Monsieur Vénus/10

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Brossier (p. 157-173).

CHAPITRE X


À l’occasion du Grand Prix, l’hôtel de Vénérande donnait tous les ans une fête, à laquelle, en dehors du cercle intime, on conviait quelques nouvelles connaissances.

Moins cérémonieuse peut-être que les soirées où l’on prenait une simple tasse de thé, cette fête réunissait autour de la chanoinesse Élisabeth des gens non titrés et des artistes amateurs.

Depuis que Raoule était revenue de chez la duchesse d’Armonville, une tristesse morne ne la quittait pas, comme si, durant l’un des derniers orages qui s’étaient abattus sur Paris, son cerveau eût reçu une commotion terrible ; pourtant, à l’approche de ce bal, elle sortit peu à peu de sa torpeur. Sa tante avait bien remarqué son allure soucieuse, mais sans en chercher l’explication ; d’abord parce que l’explication de l’humeur de Raoule n’était pas dans l’ordre de ses dévotions quotidiennes, ensuite parce qu’elle comptait sur la fête en question, toujours très animée, pour distraire l’esprit changeant de son neveu.

Mlle de Vénérande daigna, en effet, surveiller et diriger les préparatifs. Elle déclara qu’on ouvrirait le salon du centre, ainsi que la pièce attenante à la serre où les fleurs exotiques, à l’éblouissante clarté du magnésium, apparaîtraient dans tout l’éclat de leurs véritables nuances, Raoule n’admettait pas qu’on pût donner un bal pour l’unique et monotone plaisir de réunir beaucoup de monde. Il lui fallait en plus l’attrait d’une originalité quelconque à offrir à ses invités.

En face la serre, dans la galerie de tableaux, un buffet, monté sur colonnettes de cristal, offrirait aux sportmen les plus altérés par la poussière de Longchamps une inépuisable fontaine de Rœderer.

Raoule, en soumettant les invitations à sa tante, lui dit d’un ton dégagé :

— Je vous présenterai mon élève, vous savez ? l’auteur du bouquet de myosotis. C’est un garçon si courageux, ce petit fleuriste, qu’il faut le récompenser. D’ailleurs, nous recevrons un architecte amené par de Raittolbe ; c’est un parti pris, maintenant, les artistes sont accueillis dans la meilleure société, sans cela serait envahi par les bourgeois qui sont bien pires encore !

— Oh ! oh ! Raoule, murmura sur un ton effrayé dame Élisabeth, ce n’est là qu’un élève, un inconnu.

— Mais, ma chère tante, c’est pour cela qu’il faut l’inviter, ce jeune homme, les plus grands talents ne seraient jamais arrivés si on ne les avait aidés à se faire connaître.

— C’est juste ; cependant… il m’a semblé sortir de la plus basse classe, l’éducation doit lui manquer…

— Est-ce que vous trouvez mon cousin René bien élevé, ma tante ?

— Non ; il est même insupportable avec ses anecdotes de coulisses et ses mots d’acteurs, mais… il est ton cousin !

— Eh bien, l’autre, au moins, ne sera pas de ma famille, nous ne partagerons pas la responsabilité de sa mauvaise éducation, en supposant, ma tante, que ce garçon ne sache réellement pas se tenir dans notre monde.

— Raoule, je ne suis pas tranquille, moi…, dit encore la chanoinesse, le fils d’un ouvrier !

— Qui dessine comme s’il était fils de Raphaël.

— Et sera-t-il vêtu de façon convenable ?

— Sous ce rapport, j’en réponds, affirma Mlle de Vénérande avec un rictus amer ; puis, corrigeant sa phrase dans ce qu’elle pouvait avoir d’énigmatique :

— Ne gagne-t-il pas sa vie largement !

— Allons, je m’en remets à ton expérience, ma chère Raoule, conclut tante Élisabeth, le cœur gros.

Ce jour-là, le baron de Raittolbe, qui, depuis le retour de Raoule, n’avait pas mis les pieds à l’hôtel, se présenta. Très grave, très réservé, il remit aux mains de la tante des cartes d’entrée pour l’enceinte du pesage sans qu’un seul instant son regard affrontât celui de la nièce. Raoule abandonna le nouveau roman qu’elle lisait et, tendant sa belle main :

— Baron, dit-elle, j’ai obtenu de notre chère chanoinesse une invitation en règle pour votre architecte, vous savez M. Martin Durand.

— Mon architecte ?… ah ! oui, j’y suis… celui que j’ai rencontré dans un cercle artistique ; un garçon d’avenir… il a concouru avec honneur pour la dernière Exposition universelle… Mais, mademoiselle, je n’ai jamais demandé…

— Je sais que vous n’avez pas insisté, interrompit Raoule d’une voix brève, pourtant je l’ai fait, moi… Votre ami (elle appuya sur ce titre) sera des nôtres avec M. Jacques Silvert, le peintre que nous avons été voir ensemble, boulevard Montparnasse.

Les figures de déesses qui ornaient le plafond s’en fussent détachées que de Raittolbe n’eût pas manifesté plus grande surprise. Cette fois, il regarda Raoule et forcément Raoule le regarda — deux éclairs s’échangèrent. Sans comprendre pourquoi la jeune femme n’avait pas répondu à sa lettre, ni pourquoi Jacques allait être « officiellement » des leurs, le baron pressentait une catastrophe.

— Je vous remercie pour ces messieurs, fit-il, tortillant sa moustache, je vous remercie ; Jacques Silvert est un charmant camarade, Martin Durand, homme du monde accompli ; leur ouvrir son salon, mesdames, c’est anticiper sur leur gloire future !

— Enfin, soupira Mme Élisabeth, vous me rassurez, mais ils ont des noms affreux, j’aurai peine à m’y habituer.

On causa quelque temps courses, Raoule discuta les chances des différentes écuries avec de Raittolbe, puis, celui-ci voulant prendre congé :

— À propos, baron, s’écria Raoule, très enjouée, connaissez-vous le nouveau pistolet Devisme ?

— Non.

— Un chef-d’œuvre !

— Vous en avez un ? riposta le baron qui ne voulait pas reculer. Passons par la salle de tir, répondit-elle, se levant à son tour, je veux vous le faire essayer.

Une vieille dame, vêtue de violet, dont le manteau laissait dépasser une croix de nacre, entrait en ce moment. Dame Élisabeth, toute ravie de ne plus avoir à parler des deux roturiers dont les noms l’horripilaient, vint à sa rencontre.

— Madame de Chailly, ah ! que je suis heureuse, ma bonne présidente. Nous avons tant de choses à nous dire : imaginez-vous que le père Stéphane de Léoni est en route ; il vient prêcher notre retraite d’automne !

Elle parlait avec la volubilité affairée des dévotes oisives.

— Tant mieux ! conclut Raoule, ironique, laissant retomber la portière et disparaissant suivie du baron.

Plus febrile qu’il n’eût voulu le paraître, celui-ci garda un silence absolu tant qu’ils furent dans les corridors sombres de l’hôtel.

La salle de tir était une espèce de terrasse voûtée, que Mlle de Vénérande, véritable maîtresse de la maison, avait fait disposer pour cet usage.

Arrivé là, le baron feignit d’examiner les panoplies, puis :

— Je ne vois pas le fameux pistolet ? hasarda-t-il, rompant ce silence plein de menaces.

Raoule répondit en indiquant un siège ; puis très pâle, mais sans que sa voix trahît la colère :

— Nous avons à causer…

— À causer… de messieurs les artistes ?

— Oui, Martin Durand doit être la garantie de Jacques Silvert. D’ici à huit jours, il faut qu’ils aient fait connaissance. Occupez-vous de cette affaire, moi je n’en ai pas le temps.

— Ah !… voilà qui s’appelle une mission délicate, Raoule ; si je m’en charge, ne m’attirerai-je pas les reproches de votre tante ?

— Il a été une époque où la tante ne comptait pas pour vous, de Raittolbe.

— Diable ! mais à l’époque dont vous parlez, Raoule, j’espérais devenir le mari de la nièce !

— Aujourd’hui, vous en êtes le plus intime camarade. Chacun admet que vous en usiez vis-à-vis de ma tante avec la liberté d’un commensal. Vous êtes de plus le mentor de mon cousin René. Ces jeunes gens sont de son âge, présentez-les lui… Enfin, arrangez-vous.

— Il suffit, répondit de Raittolbe s’inclinant.

Une minute, ces deux camarades s’examinèrent comme deux ennemis avant le combat.

Il était clair pour de Raittolbe que Raoule lui dissimulait quelque chose ; il était clair pour Raoule que de Raittolbe se sentait coupable.

— Vous avez revu Jacques ? demanda enfin le baron, affectant la plus complète indifférence.

Mlle de Vénérande jouait avec un pistolet chargé à poudre, et ce fut avec une non moins complète indifférence qu’elle visa l’ex-officier au cœur et tira. Un nuage de fumée les sépara.

— Très bien, fit-il sans sourciller ; si vous vous étiez trompée d’arme, j’étais un homme mort.

— Oui, car je tirais à bout portant. C’est peut-être d’ailleurs un avant-goût de la réalité ; ne vous croyez-vous pas destiné, mon cher, à mourir par le feu ?

— Hum ! un officier démissionnaire, c’est peu probable !

Malgré tout l’empire qu’il avait sur lui, de Raittolbe réprima difficilement un tressaillement nerveux. Ces mots : par le feu ! le troublaient.

— J’ai revu Jacques, reprit Mlle de Vénérande, il est… indisposé, Marie le soigne, et je crois que lorsqu’il sera remis, ce « petit manant » se mariera.

— Hein ! fit le baron, sans votre permission ?

Mlle Silvert épouse M. Raoule de Vénérande, cela vous étonne ? Pourquoi cet air effaré ?

— Oh ! Raoule ! Raoule !… C’est impossible ! c’est monstrueux ! c’est… c’est révoltant même ! Vous ! épouser ce misérable ? Allons donc !!

Raoule, de ses prunelles ardentes, fixait le baron terrifié.

— Ne serait-ce que pour avoir le droit de le défendre contre vous, monsieur ! s’écria-t-elle, ne pouvant contenir sa rage de lionne.

— Contre moi !

Alors, n’y tenant plus, de Raittolbe marcha droit à l’effrayante créature :

— Mademoiselle, vous oubliez, en m’insultant, que je ne puis vous traiter comme Jacques Silvert, il faudrait du sang pour effacer vos paroles… Quelle réparation allez-vous m’offrir ?

Elle sourit, dédaigneuse :

— Rien ! monsieur, rien… Seulement, je vous ferai remarquer que vous vous accusez avant que je ne pense à le faire moi-même.

— Nom d’un tonnerre ! éclata le baron, hors de lui et oubliant qu’il était en présence d’une femme, vous vous rétracterez.

— J’ai dit, monsieur, riposta Raoule, que je le défendrai contre vous. Vous ne nierez point, j’espère, l’avoir frappé ?

— Non ! je ne le nie point… vous a-t-il expliqué pourquoi ?

— Vous l’avez touché…

— Est-ce que ce jeune vaurien serait en diamant fondu ? Est-ce que la main d’un honnête homme se posant sur son bras pour appuyer, d’un geste affectueux, une trop bonne parole, lui peut produire un effet tel qu’il tombe en pamoison ! Ah ! ça, suis-je fou, moi, et serait-il, lui, l’être raisonnable ?

— Je l’épouse, répéta Mlle de Vénérande.

— Faites ! pourquoi m’y opposerais-je, après tout ? Épousez-le, Raoule, épousez-le.

Et de Raittolbe, comme ployant sous la honte d’avoir été mêlé à pareilles intrigues, se laissa retomber sur son siège.

— Ah ! que n’avez-vous un père ou un frère, bégaya-t-il, tordant sous ses doigts la lame d’un fleuret.

L’acier cassa net et l’un des éclats vint frapper Raoule au poignet. Sous la dentelle, une goutte de sang perla :

— L’honneur est satisfait, déclara Mlle de Vénérande avec un rire sourd.

— Je commence, au contraire, à croire, repartit brutalement le baron, que l’honneur n’a rien à voir dans nos actes. J’abandonne la partie, mademoiselle, ajoutat-il, et me décharge au profit de qui voudra du soin dangereux de présenter ici l’Antinoüs du boulevard Montparnasse.

Raoule hocha le front :

— Vous en avez peur ?

— Taisez-vous… au lieu de penser à salir les autres, ayez plutôt pitié de vous-même et de lui !…

— Eh bien, monsieur de Raittolbe, j’exige cependant que vous m’obéissiez !

— La raison ?

— Je veux vous voir tous les deux, face à face, dans mon salon ; il le faut, sinon je garderai un soupçon éternel.

— Triple folle !… je n’obéirai pas…

Raoule vers lui tendait ses mains jointes, dont la peau transparente était maculée d’un peu de sang :

— De Raittolbe, l’être que vous avez frappé comme le plus vil des animaux, lorsque vous le saviez lâche et sans vigueur, moi je l’ai déchiré de mes propres ongles ; j’ai tellement torturé ses malheureux membres, où chacun de vos coups creusait sa meurtrissure, qu’il a crié… on est venu et j’ai dû, moi, Raoule, céder devant l’indignation de sa sœur. Jacques n’est plus qu’une plaie, c’est notre œuvre ; ne m’aiderez-vous pas à réparer ce crime !

Jusqu’aux fibres les plus secrètes, le baron se sentait remué. Raoule était capable de tout, il le savait et ne doutait pas une minute qu’elle eût pu arriver à une pareille exaltation.

— C’est horrible ! horrible, murmura-t-il, nous sommes indignes de l’humanité… Que ce soit la lâcheté ou l’amour qui ait paralysé Jacques, nous ne devions pas, nous, des natures pensantes, nous laisser aller ainsi à l’emportement. Nous ne devions voir en lui qu’un être irresponsable.

Raoule ne put s’empêcher d’avoir un mouvement de rage.

— Vous viendrez, fit-elle, je le veux ! mais souvenez-vous que je vous hais et qu’à l’avenir je vous défends de le regarder comme un ami.

Le baron ne releva pas cette allusion, qui peut-être demandait une nouvelle goutte de sang.

— Votre tante est-elle instruite de ce mariage ? interrogea-t-il d’un ton plus calme.

— Non, répliqua Raoule, je compte sur vos conseils pour l’y amener ; du reste, il aura lieu… Marie Silvert l’exige.

Et, avec une amertume navrante :

— Je vous avoue l’immensité de ma chute, n’abusez pas de mon aveu, monsieur de Raittolbe.

— Puis-je quelque chose du côté de la sœur, Raoule ? voulez-vous que je la signale à la police ? ajouta de Raittolbe, gentilhomme jusqu’au bout.

— Non, rien, rien… le scandale est inévitable, cette créature est la petite pierre qui brise l’effort de la puissante roue d’acier. Je l’ai humiliée, elle se venge… Hélas ! je croyais que pour une fille l’argent était tout, mais je me suis aperçue qu’elle avait, comme la descendante des Vénérande, le droit d’aimer.

— Aimer ! mon Dieu ! Raoule, vous me faites frémir.

— Je n’ai pas besoin de vous dire qui, n’est-ce pas ?

Ils se turent, l’âme remplie d’un grand déchirement.

Ils se voyaient à terre tous les deux et sentaient leur poitrine oppressée par le pied d’un ennemi invisible.

— Raoule, murmura doucement de Raittolbe, si vous le vouliez bien, nous pourrions échapper au gouffre, vous, en ne revoyant plus Jacques, moi, en ne reparlant jamais à Marie. Une heure de folie n’est pas l’existence entière ; unis par nos égarements, nous pourrions l’être aussi par notre réhabilitation ; Raoule, croyez-moi, revenez à vous-même… vous êtes belle, vous êtes femme, vous êtes jeune. Raoule, pour être heureuse suivant les lois de la sainte nature, il ne vous manque que de n’avoir jamais connu ce Jacques Silvert : oublions-le.

De Raittolbe ne parlait plus de Marie : il disait : oublions-le. Raoule, sombre, eut un geste de désespoir :

— J’aime toujours irrésistiblement, fit-elle d’une voix lente ; que cette passion aboutisse au ciel ou à l’enfer, je ne veux pas m’en préoccuper. Quant à vous, de Raittolbe, vous avez de trop près vu mon idole pour que je puisse vous pardonner : je vous hais !

— Adieu, Raoule, dit le baron, tendant vers elle sa main large. Adieu ! moi, je vous plains.

Elle ne bougea pas. Alors il lui prit le poignet qu’il serra avec une réelle affection ; mais, en sortant de la salle d’escrime, il vit le long de ses doigts qu’il regantait une légère trace sanglante.

Il se rappela tout de suite l’incident du fleuret brisé ; cependant, une sorte de terreur superstitieuse s’empara de lui : l’officier de hussards eut un frisson dont il ne fut pas le maître.