Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap II

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Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 17-30).


CHAPITRE II,


Où le héros est sur le point d’être tué avant qu’on sache son nom.




Après le tableau de la bataille générale, viennent les épisodes.

Parmi les officiers du 1er régiment de hussards qui s’étaient dispersés dans Arles, les uns pour voir la ville, les autres pour entrer au café et y vider un verre d’eau-de-vie en fumant leur pipe, un jeune capitaine semblait parcourir les rues avec un intérêt tout particulier. Là où ses camarades passaient avec indifférence, il s’arrêtait avec émotion comme s’il eût salué des lieux déjà connus de lui ou qu’il avait souvent entendu décrire dans un passé lointain. Ce n’était pas seulement devant nos ruines sacrées, devant nos édifices modernes, sous les arcades du cloître de Saint-Trophime, sur l’escalier des arènes non encore déblayées, au pied de l’obélisque et sur les marches de l’Hôtel-de-Ville, qu’il éprouvait des moments d’extase ; il semblait examiner avec le même bonheur la porte étroite des maisons de la Roquette et le portail de l’église métropolitaine. Rien ne lui paraissait indigne de ses regards attentifs, et après avoir long-temps levé les yeux vers l’homme de bronze, il s’amusait à compter les compartiments de cailloux multicolores du Plan de la cour, comme un antiquaire aurait étudié une précieuse mosaïque de Pompéia. Ce fut en ce moment que le bruit du tumulte retentit autour de lui. Je ne sais si ce bruit aurait suffi à le distraire de sa rêverie profonde ; mais un jeune citoyen qui avait à peine treize ans, âge auquel les héros étaient encore rares en France avant la révolution de juillet, et qui, jaloux de se signaler comme les autres dans cette mêlée improvisée, s’était armé d’une broche cherchant partout un ennemi à vaincre, aperçut l’officier non loin du banc de la maison de M. Petit, le marchand. Le grade de cet adversaire, son brillant uniforme et sa taille de cinq pieds cinq pouces ne firent qu’enflammer son jeune courage ; notre gamin arlésien lui courut sus, et, sans crier gare, lui appuya l’extrémité aiguë de sa lance gastronomique à la hauteur de la poitrine. L’officier, à ce choc imprévu, recula, mais l’adolescent avançait toujours, et je ne sais s’il n’eût pas fini par pousser plus vivement sa longue lardoire, et clouer l’officier contre le mur sans éprouver plus de remords qu’un naturaliste qui transperce un papillon avec une épingle. La chose était fort à craindre, l’enfance est impitoyable, et telle fut du moins l’idée de tous ceux qui virent cette scène, entre autres, une jeune Arlésienne de seize à dix-sept ans qui, passant au Plan de la cour avec une sœur aînée, jeta un cri d’effroi, et se précipitant entre l’officier et son téméraire antagoniste, écarta fort heureusement le fer hostile. Mais au même instant une pierre lancée par une main invisible, coup fatal dont personne ne s’est jamais vanté, soit que ce fût un soldat qui l’eût adressé à l’enfant, soit plutôt un second gamin qui croyait devoir venir en aide à son camarade,… une pierre lancée avec force atteignit à la fois et le capitaine de hussards, et celle qui l’avait secouru si à propos ; l’effet de ce projectile fut tel qu’il effleura seulement l’oreille de l’Arlésienne en lui arrachant une de ses boucles d’or, mais qu’il alla frapper le capitaine avec violence au-dessus de la première côte. Ils tombèrent l’un et l’autre en même temps et ils furent transportés dans le magasin de M. Petit, dont la porte s’ouvrait en face de l’Hôtel-de-Ville. Là, tous les secours leur furent prodigués, non seulement par M. et madame Petit, mais encore par de charitables voisines. La maison se remplit bientôt des commères du quartier, qui ne se contentèrent pas toutes de crier miséricorde en voyant le sang inonder la jeune Arlésienne. Heureusement la blessure de celle-ci n’était qu’une égratignure, et après avoir avalé quelques cuillerées d’une excellente aïgounafre (eau de fleurs d’oranger), que madame Petit ne tirait de l’armoire aux liqueurs que dans les grandes occasions, elle put être aussitôt ramenée chez elle : mais le docteur Ferrier, qui demeurait porte à porte, étant bientôt accouru, décida avec raison que le cas du capitaine était plus grave : tout annonçait une fracture de la clavicule ; une saignée immédiate était nécessaire. M. et madame Petit firent monter le blessé au premier étage de leur maison, l’installèrent dans leur plus belle chambre, l’y firent coucher, et il fut convenu qu’il y recevrait tous les soins dus à son état.

Ayant à redouter la lésion du poumon, le docteur Ferrier recommanda au blessé un silence absolu pendant quelques jours ; mais quand ses prescriptions devinrent moins sévères, il fut le premier à le dédommager de cette diète de paroles par sa conversation originale ; nous n’avons pas à Arles de chirurgien plus habile et plus spirituel que le docteur Ferrier. M. et madame Petit, leurs amis et leurs voisins, le secondèrent de leur mieux, tant pour soigner leur hôte que pour le distraire, surtout après le départ du régiment, qui laissait le blessé tout-à-fait isolé au milieu d’une ville étrangère et presque ennemie. Par conséquent il était d’une hospitalité délicate de lui faire oublier autant que possible la rancune assez naturelle qu’on devait lui supposer contre tous les Arlésiens en général. Qu’un officier français pardonne au canon russe ou autrichien qui le frappe sur le champ de bataille, on comprend cela et l’on cite même des soldats qui saluent avec une respectueuse fanfaronnade le boulet qui vient de leur emporter une jambe ; mais il est bien permis à un brave de bouder l’indigne caillou qui lui inflige une blessure sans gloire au coin d’une maison française, dans une rixe ou une émeute qu’on ne saurait faire figurer sur ses états de service. Les attentions et les prévenances étaient donc prodiguées au capitaine comme une réparation : mais il ne les recevait pas à ce titre. Sa reconnaissance ne laissait rien échapper de ce qu’on faisait pour lui. Jamais il ne montrait le moindre signe d’impatience ou d’humeur : tout lui plaisait, tout le charmait ; il était heureux de tout, et madame Petit, qui dans sa bienveillance inépuisable était la vivacité même, s’étonnait quelquefois de cette égalité de caractère.

C’est un trait remarquable des bourgeois d’Arles que leur amour pour leur cité natale. Entourés de voisins jaloux qui prennent plaisir à déprécier l’antique métropole des Gaules, et à trouver sans cesse quelque nouveau défaut au vieux lion mourant de son blason, ils sont habitués à une certaine défiance quand ils entendent louer leur patrie par un étranger désintéressé. Non seulement ils se tiennent sur la défensive, mais encore ils vont assez volontiers au-devant de la critique en sacrifiant quelques uns des avantages de leur bel Arles pour se ménager, au moyen de cette adroite impartialité, le droit d’exalter les autres avec chaleur, et au besoin de repousser une injuste agression. Madame Petit avait une forte dose de cet amour d’Arles ; car si elle était née à Saint-Remy, c’était d’une mère arlésienne, et elle avait franchement adopté toutes les patriotiques préventions de la ville de son mari.

Cependant, en cette circonstance, par suite du sentiment secret auquel je rapportais tout à l’heure une partie de son zèle pour le blessé, elle était toute disposée à faire beaucoup de concessions à l’antipathie qu’il eût manifestée contre Arles. Mais le capitaine était bien loin de mettre à l’épreuve ce parti pris de lui accorder qu’Arles n’était pas la première ville du monde. Il s’étonnait lui-même qu’on pût ne pas tout admirer à Arles, et les vieilles ruines, et les maisons encore debout, et le climat, et le fleuve, et l’air un peu sauvage des hommes, et la grâce piquante des femmes.

— Capitaine, lui disait madame Petit, vous avez dû avoir de la peine à vous endormir hier soir : il a fait un vent épouvantable ; c’est le Mistral, vrai fléau de notre ciel !

— Comment donc, madame, répondait le capitaine, je me suis endormi fort agréablement : j’aime beaucoup le Mistral et sa grande voix ; c’est un vent franc, celui-là… la maison tremblait un peu de ses secousses, mais j’ai rêvé que j’étais dans un vaisseau battu de la tempête, et c’est un rêve charmant je vous assure, lorsqu’il n’y a pas pour celui qui le fait le danger du naufrage.

— Vous savez, monsieur le capitaine, que le docteur Ferrier vous permet aujourd’hui un dîner plus substantiel : j’ai pour vous un poulet qui s’engraisse depuis huit jours, et deux rougets bien dorés.

— Eh bien ! madame Petit, puisque le docteur Ferrier me permet de me régaler, pourquoi ne me feriez-vous pas manger d’un mets que je préférerais à tous les poulets et à tous les rougets du monde ?…

— Lequel, monsieur le capitaine ?

— Celui que j’ai vu fumer avant-hier sur votre table, et qui m’a fait commettre en pensée le péché mortel de gourmandise.

— Quoi, des missonenques ? monsieur le capitaine, vous plaisantez !

— Non, je vous jure, ma bonne madame Petit, je suis sûr que je les aimerai comme vous.

Et en effet, quand madame Petit eut en riant satisfait à cette fantaisie de malade, le capitaine déclara que les missonenques étaient un mets délicieux.

— En vérité, dit alors madame Petit à son mari, voilà qui est incroyable ; si le capitaine avait un tant soit peu d’accent, je ne croirais pas qu’il fût de Paris. En tout cas c’est le premier Parisien qui s’endorme avec plaisir au bruit du Mistral, et qui aime les missonenques[1].

M. Petit était la complaisance même, aussi bien que sa femme, et il attribuait comme elle naïvement au désir de reconnaître leurs soins attentifs le cœur tout arlésien de leur hôte.

Cependant M. Petit ne put résister à un mouvement de curiosité, et lui demanda un soir si c’était bien en effet la première fois qu’il venait dans cette ville d’Arles, où, malgré la mésaventure qui y prolongeait son séjour, il trouvait tout à son gré, la ville, les habitants, le Mistral, et les missonenques.

— Oui, monsieur Petit, c’est la première fois que je vois votre belle ville, répondit le capitaine.

— Mais, capitaine, il est je ne sais combien de mots de notre patois que vous comprenez comme si vous y étiez resté un an pour le moins : avouez que vous avez bien mis à profit les huit jours de silence que vous a imposés M. Ferrier. On a raison de dire que qui écoute bien apprend bien !

— Ah ! par exemple, mon cher hôte, ceci est différent, et vous faites trop d’honneur à ma mémoire, quoique la connaissance de l’espagnol et de l’italien doive rendre plus facile pour moi l’intelligence de votre charmante langue arlésienne, que vous appelez à tort un patois ; mais je ne serais pas aussi savant que je vous le parais, si, sans être venu à Arles, je n’avais entendu dès mon enfance presque tous ces mots que j’aime à retenir.

— Ah ! nous y sommes ! votre mère était peut-être provençale ?

— Non, elle était de Paris, et mon père comme elle ; mais il faut bien vous avouer que mon grand-père paternel était d’Arles, et qu’il est mort avec le regret de ne pas y être venu porter sa cendre.

— Votre grand-père était d’Arles ?

— Oui, et quoique notre famille y soit éteinte aujourd’hui, mon nom, que peut-être vous ne m’avez pas demandé encore, ne vous est pas inconnu. Je m’appelle Babandy.

— Babandy !…

— Maurice Babandy.

— En effet, c’est un nom d’Arles, et qui y date de loin ; vous êtes de la vieille famille Babandy, je le vois ; car, ce que vous ignorez peut-être, il en est encore une autre qui porte le même nom, mais d’une origine étrangère. Oh ! je me le rappelle fort bien, votre grand-père, ou plutôt votre bisaïeul, demeurait rue de la Calade.

— Rue de la Calade, oui, c’est cela, monsieur Petit ; et il était propriétaire de la Bellugue en Camargue.

— Justement.

— À qui appartient cette terre aujourd’hui ?

— À qui ? eh, mais la Belugue appartient à quelqu’un qui me touche de près. Ma foi, capitaine Babandy, je ne m’étonne plus de l’affection que nous nous sommes tout d’abord sentie pour vous sans vous connaître : vous êtes le rejeton d’un vieil arbre du sol.

Depuis cette explication, les soins de M. et de madame Petit pour le convalescent redoublèrent encore ; mais comme tous mes lecteurs ne sont pas obligés de savoir ce que valait à Arles la recommandation du nom de Babandy, je suis forcé de rétrograder dans cette histoire, et d’y introduire épisodiquement les ancêtres du capitaine.




  1. La missonenque est une des nombreuses variétés de l’hélice, vulgairement colimaçon. Nous avons encore le coutard, qui est à la missonenque ce que le perdreau est à la caille. Ce n’est pas seulement en Provence que l’hélice (coutard, mourguette ou missonenque) sert à la nourriture de l’homme ; plusieurs autres départements en mangent communément, au nord comme au midi. À Paris, on se contente d’en faire des bouillons et des sirops ; mais on ne doit pas ignorer que les Romains, peuple à la fois conquérant et gourmet, recherchaient beaucoup les hélices sur leurs tables. Ils imaginèrent d’élever ces mollusques conchylifères dans des espèces de parcs, et de les engraisser avec des substances choisies. Fulvius Harpinus mettait ses colimaçons au régime du vin cuit aromatisé avant de les manger.
    Il paraît que les Allemands préfèrent la choucroute au limaçon : en 1815, un brave bourgeois d’Arles ayant servi à deux hussards hongrois un plat de missonenques comme un régal, ces honnêtes guerriers crurent qu’on voulait les empoisonner, et portèrent le plat à leur officier, en réclamant contre leur hôte une punition exemplaire. L’officier en référa au maire, qui condamna le bourgeois d’Arles à manger lui-même son plat de limaçons,… ce qu’il fit, au grand étonnement des deux hussards.