Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap I

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Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 1-16).



PREMIÈRE PARTIE.





Admirado quedó el Canonigo de oir la mezcla que don Quijote hacia de verdades y mentiras.
Don Quijote.


CHAPITRE I,


Où l’auteur raconte une bataille historique, et cite une proclamation authentique, avec un avis aux historiens qui écrivent l’histoire sur des bulletins.




Le 28 mai 1814, le 1er régiment de hussards, qui revenait d’Italie, fit son entrée dans la ville d’Arles, où il devait séjourner en attendant les ordres ultérieurs du gouvernement. Les fanfares des trompettes, le bruit des armes et des chevaux, l’élégant uniforme de ce corps d’élite, qui le disputait en belle tenue aux hussards de la vieille garde, et la rareté du spectacle dans une ville située hors de la grande route, avaient attiré une foule nombreuse d’oisifs et de curieux. Chacun admira ces brillants cavaliers, leur costume pittoresque, leur air martial ; et malgré l’ardent royalisme qui, dans ces premiers jours de la restauration, exaltait toutes nos cités méridionales, ce ne fut qu’après avoir épuisé toutes les formules de leur admiration pour les shakos, les schabrackes et les vestes brodées des hussards, que les spectateurs remarquèrent qu’aucun d’eux n’avait encore substitué la cocarde blanche à la cocarde tricolore.

Ce fait valait la peine d’être remarqué lorsque tout le royaume avait repris depuis plus d’un mois ses anciennes couleurs, et répudié tous les souvenirs de la révolution comme tous ceux de l’empire. Arles surtout avait proclamé avec de grands éclats d’enthousiasme la chute de l’usurpateur et le retour de notre légitime monarque Louis le Désiré. Non content d’arborer avec amour le drapeau de l’ancienne France, Arles avait prodigué l’outrage au drapeau de la France nouvelle ; non seulement le soleil de Louis XIV avait expulsé l’aigle et ses foudres de l’obélisque, sur la place du Marché, aujourd’hui place Royale, mais encore ces insignes proscrits avaient été brisés en mille morceaux, et le buste de Napoléon, un beau buste de marbre, si je m’en souviens, donné à Arles par le ministre de l’intérieur au nom de l’empereur, avait été précipité ignominieusement du balcon de l’Hôtel-de-Ville aux acclamations du peuple. Il serait en un mot assez difficile de décider si, dans le royalisme d’alors, nos méridionaux, exaltés en tout, n’avaient pas plus de haine pour l’empereur déchu que d’amour pour le roi restauré. L’amour seul n’eût pas enfanté tant de fautes et de folies : la haine produit le délire, le moins noble des deux et le plus dangereux. Je ne fais pas du reste ici le procès à mes compatriotes, mais plutôt au gouvernement impérial. Quand un gouvernement excite un pareil sentiment, tous les torts ne sauraient être du côté des populations qui se croient opprimées. Napoléon, en abusant de tout, et même de la gloire, avait seul rendu possible l’avénement d’un successeur qui n’avait d’autre mérite que de n’être pas Napoléon ; d’un prince devenu à demi Anglais par les habitudes de l’exil, inconnu à la génération d’alors, ou du moins oublié ; impotent, incapable de monter à cheval, et qui avait le malheur d’avoir des intérêts communs avec l’étranger. Quant à la charte, on ne savait pas trop encore à Arles ce qu’on devait en penser ; elle était à peine imprimée au Moniteur. On s’occupait d’abord des personnes, sans se soucier beaucoup des systèmes de gouvernement. À bas l’empereur ! vive le roi ! ces deux cris résumaient toute la politique pour la masse des habitants.

Depuis six semaines la cocarde tricolore était donc une cocarde ennemie : on ne pouvait la garder au casque ni au chapeau sans se déclarer rebelle, et le 1er régiment de hussards, qui n’avait que l’excuse d’avoir pour son chef un allié du roi Joseph, frère de l’empereur, le colonel Marius Clary, s’aperçut qu’il n’était pas vu de très bon œil à Arles lorsque chaque soldat, ayant mis pied à terre, alla prendre possession, chez le bourgeois, de la place au feu et à la chandelle que lui attribuait son billet de logement.

Cependant il faut bien dire qu’à Arles, comme partout, quoique Arles, je le répète, eût été une des villes où la restauration fut saluée avec le plus d’unanimité, il pouvait bien se rencontrer déjà, en mai 1814, quelques opposants au nouvel ordre de choses, soit parmi les anciens patriotes, soit parmi les royalistes purs, qui commençaient à supposer des regrets aux partisans de l’empire. Au quartier de la Roquette un vieux soldat de Napoléon aurait bien pu trouver en effet quelque marin de la garde ou quelque vieux Monaidier[1] pour vider à huis-clos une bouteille de vin de Craü à la mémoire de l’exilé de l’île d’Elbe ; mais, par un singulier hasard, c’était ce quartier-là même dont les hussards avaient le plus à se défier. Nous n’avons pas pour rien du sang maure et du sang espagnol dans les veines ; nous savons, à Arles, haïr de père en fils, et ce n’est pas une trentaine d’années qui suffisent pour nous faire oublier une injure ou une querelle. Or, justement ce même régiment de hussards, alors connu sous le nom de Berchigny, avait passé à Arles à l’époque de la révolution, et y avait eu une rixe avec l’opinion dominante d’alors. Le dernier à prendre aujourd’hui la cocarde blanche, il avait été aussi le dernier à la quitter en 1792, et nos Roquetiers pouvaient se dire qu’eux ou leurs pères avaient trop maltraité les hussards pour que ceux-ci n’en eussent pas conservé quelque ressentiment ; car s’il ne restait qu’un bien petit nombre des vétérans de Berchigny dans le 1er hussard, il en est des régiments comme des familles, où la tradition perpétue la rancune aussi bien que la reconnaissance.

Nos hussards donc, si la guerre éclatait entre eux et une ville où les vicissitudes des révolutions les ramenaient pour la seconde fois depuis trente ans, n’avaient d’alliés dans aucun parti. Mais à leur air taciturne, à leurs paroles brèves, il était aisé de s’apercevoir qu’ils n’en cherchaient pas, et lorsque après avoir pansé leurs chevaux ils se répandirent dans Arles, les uns à travers les rues, les autres sur le port, ou sur la lice, par bandes de quatre ou deux à deux, ce fut sans aucune communication amicale avec les bourgeois, malgré le caractère facile et familier du soldat français, malgré la franchise hospitalière de l’Arlésien. Cette mutuelle défiance n’était pas de bon augure, et la moindre provocation de part ou d’autre pouvait amener une querelle sérieuse.

Grâce aux habitudes de la discipline, les hussards s’abstinrent de toute agression ; mais nos Arlésiens ne sont pas malheureusement un peuple très discipliné : d’ailleurs, le 28 mai 1814, la cocarde tricolore du régiment était, selon eux, un outrage au roi, et par suite à ses fidèles sujets des Bouches-du Rhône, qui devaient bientôt se proclamer plus royalistes que le roi lui-même. Aussi tous ceux qui s’abordaient ne tardèrent pas à se faire part de leurs réflexions sur le mauvais esprit de ces satellites du tyran, et à se dire qu’il était peu digne de la ville d’Arles de laisser ainsi promener dans ses rues le symbole de l’usurpation. Enfin les têtes s’échauffèrent : un petit homme aux jambes torses, qui n’avait pas quatre pieds de haut, ayant fait le moulinet avec sa béquille, et mis son chapeau sur l’oreille, se détacha d’un groupe formé sur la place du Marché-Neuf, pour aller au-devant de deux hussards qui se disposaient à franchir la porte conduisant à la lice.

— Holà ! messieurs les hussards, leur dit-il, savez-vous qu’Arles est en France, que Sa Majesté Louis XVIII est remonté sur son trône, et que le tyran Napoléon a fini de régner ?

Les hussards furent étonnés en voyant l’air tapageur que se donnait en leur parlant ce petit bancroche, mais opposant la modération à sa parole hautaine et menaçante, ils se contentèrent de porter la main à leur schako pour le saluer sans autre réponse.

— Messieurs, continua le petit boiteux en ôtant à son tour son chapeau, et montrant sur la boucle une large ganse de rubans blancs qui attestait toute l’étendue de son dévouement à ses rois légitimes, il me semble que nos cocardes ne sont pas les mêmes.

— Nous n’avons pas reçu les ordres du colonel, répondirent tout simplement les hussards, qui, cette fois, ne portant pas la main si haut, l’arrêtèrent à la lèvre supérieure pour friser leurs moustaches.

— Les ordres du colonel ! s’écria le boiteux en se redressant de toute la hauteur de sa bonne jambe ; messieurs, moi je vous transmets les ordres du roi, et vous invite à fouler aux pieds la cocarde tricolore.

Les hussards, toujours impassibles, répétèrent : — Nous n’avons pas reçu les ordres du colonel.

Le boiteux, s’apercevant du peu de succès de ses paroles, n’attendit pas davantage pour y joindre le geste, et avec sa béquille il fit sauter au loin les schakos des deux hussards, interdits d’abord de cette action hardie ; puis quand ils voulurent mettre la main sur la poignée de leurs sabres, la main du boiteux avait déjà prévenu celui qui se trouvait le plus près de lui : — En garde ! s’écria-t-il à l’autre en se posant dans l’attitude martiale d’un duelliste de profession.

Mais déjà d’autres hussards accouraient au secours de leurs camarades, et des bandes d’Arlésiens au secours du brave boiteux : c’est avec une miraculeuse rapidité qu’un engagement de ce genre devient général dans une ville animée d’un même esprit. En quelques minutes, sans qu’aucun signal eût rallié les assaillants, sans qu’on eut crié aux armes ! ou sonné le bouteselle, toutes les rues et toutes les places d’Arles offraient le même spectacle que la place du Marché-Neuf : un hussard était aux prises avec un Arlésien, ou même avec une Arlésienne ; car, dans cette collision, plus d’une amazone improvisée s’arma du premier instrument qui lui tomba sous la main, pierre, balai ou chaise, et cria à un militaire : En garde ! défends-toi !

Par bonheur, cette espèce de bataille, qui commençait ainsi par mille combats, corps à corps, ne dura pas long-temps J’aime trop l’honneur de ma ville natale pour vouloir ici diminuer l’éclat de sa victoire, et je crois bien qu’une plus opiniâtre résistance eût été funeste à un régiment de cavalerie, forcé de combattre à pied et contre tous les principes de la stratégie ; mais le fait est que les hussards se laissèrent battre sans trop de vergogne, s’estimant heureux de conserver leurs sabres sous la condition de mettre tous la cocarde blanche à la parade du lendemain. Le colonel le promit en leur nom au maire d’Arles, et fit sonner la retraite.

Les armes tombèrent alors des mains des Arlésiens, et une réconciliation sincère succédant au bout d’un quart d’heure à la bataille au moment où elle allait devenir sanglante, vainqueurs et vaincus s’embrassèrent aux cris de : Vivent les hussards ! et : Vivent les Arlésiens ! On eût dit une de ces mêlées simulées d’un théâtre du boulevard, où les maladroits seuls reçoivent quelques contusions dans le rapide passage de la guerre à la paix qu’exigent les lois d’une action dramatique dont les incidents les plus multipliés n’ont qu’une heure pour se suivre et se développer aux yeux du spectateur.

Le lendemain le colonel tint parole ; tous ses hussards avaient la cocarde blanche à la revue, tous crièrent comme, lui : Vive le roi ! même ceux qui portaient le bras en écharpe depuis l’échauffourée de la veille, et le 31 mai, lorsque le régiment reçut l’ordre de se rendre dans la capitale, voici la proclamation qui tapissait tous les murs de la ville :


Proclamation du colonel du 1er régiment de
hussards.


« Habitants de la ville d’Arles !


» Le 1er régiment de hussards, l’ancien Berchigny, vous remercie de l’accueil fraternel qu’il a reçu de vous. Fidèle au serment qu’il n’a pas attendu de se trouver sur les terres de France pour prêter à S. M. Louis XVIII, notre légitime et bien-aimé souverain, quelle joie ne doit-il pas éprouver de se trouver au milieu d’un peuple qui est pénétré de tant d’amour pour l’auguste dynastie des Bourbons !

» Habitants d’Arles ! à peine avons-nous goûté le bonheur d’être parmi vous, qu’il faut déjà vous quitter ; le régiment reçoit la plus digne récompense des sentiments et du bon esprit qui l’animent, dans l’ordre qui lui parvient de se rendre à Paris, pour y servir sous les yeux du roi qu’il a juré de défendre.

» Recevez donc aussi l’expression de nos regrets avec celle de notre reconnaissance ; nous conserverons éternellement le souvenir de vos bonnes dispositions pour nous ; pourriez-vous jamais perdre celui d’une union formée sous les auspices du cri chéri : Vive le roi !

» Arles, le 31 mai 1814.


» Pour le 1er régiment de hussards,


» Signé, le colonel, Marius CLARY. »


L’accueil fraternel reçu des Arlésiens ; Louis XVIII, notre légitime et bien-aimé souverain ; le cri chéri de Vive le roi ! et autres expressions de cette pièce, méritent d’être remarqués. Comme on voit, le colonel Marius Clary, tout en se croyant obligé de prendre un congé solennel des Arlésiens, se gardait bien de faire aucune allusion directe à la rixe qui avait précédé cet accord touchant des hussards et des bourgeois que célèbre la proclamation. Les Arlésiens étaient trop généreux et trop délicats pour exiger que les vaincus parlassent d’une manière plus claire de leur défaite. Mais en relisant ce document officiel, que mon ami Honoré Clair, avocat et membre du conseil municipal, a fait extraire pour moi des registres de l’Hôtel-de-Ville, j’ai eu besoin de ma mémoire de témoin oculaire pour ne pas effacer une ligne du récit de l’événement qui fait le sujet de ce chapitre. Écrivez donc l’histoire sur des bulletins et des proclamations !




  1. Note pour le lecteur parisien : La Roquette est le quartier des marins. On appelait Monaidiers et Siphoniers, à Arles, les Républicains et les Royalistes ; les premiers parce qu’ils avaient choisi une pièce de monnaie pour emblème ; les seconds un siphon.