Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap VI

La bibliothèque libre.
Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 93-109).


CHAPITRE VI,


Où Maurice Babandy devient amoureux, et fait un mariage romanesque.




Aucun quartier d’Arles ne saurait le disputer au Plan de la Cour. C’est le seul qui présente toute l’année le même mouvement et le continuel passage de la population arlésienne. La Lice vous donne un spectacle plus animé le dimanche de Notre-Dame d’août ; le pont de Trinquetaille le dimanche de la Pentecôte ; les quais lorsque les allèges arrivent de Marseille ou le bateau à vapeur de Beaucaire ; la Place des Hommes à l’époque de la moisson, et la Place de l’Obélisque le mercredi et le samedi ; mais tous les jours de la semaine, le Plan de la Cour voit défiler du matin au soir toutes les personnes qui se rendent à Saint-Trophime, à l’Hôtel-de-Ville, au marché, à la Place des Hommes, à la poissonnerie, etc., ou qui en reviennent. Grâce à la situation centrale du Plan de la Cour, vous pouvez, des fenêtres du magasin de M. Petit, avoir vu au bout de huit jours défiler sous vos yeux les unes après les autres toutes les beautés de la ville. Ce court espace de temps vous suffirait pour étudier la diversité de leurs physionomies : celles-ci nobles et fières, celles-là étourdies et pétulantes, les blondes et les brunes, les yeux noirs et les yeux bleus, les dames, les damizelles, les mizés, les artizanes, et les servantes qui ne portent pas le cabas avec moins de grâce que leurs maîtresses, la dévote au fichu bien croisé, la coquette laissant plus que deviner cette cheville faite au tour qui justifie l’ancienne mode des jupes courtes, tant regrettée de nos vieillards ; tous les rangs, toutes les conditions, tous les âges, tous les costumes, etc., y passent et repassent sans cesse. Ah ! si jamais le ciel me privait de l’usage de mes jambes, je me consolerais de végéter immobile le reste de ma vie sur un banc du Plan de la Cour.

Cette idée vint plus d’une fois à l’esprit de notre officier convalescent lorsqu’il passait ainsi la revue des Arlésiennes, et s’estimait plus heureux à la fenêtre de la maison où la prudence du docteur Ferrier le tenait captif, que notre désiré monarque Louis XVIII au balcon des Tuileries. Ses questions arrachaient plus d’une fois son hôte à sa lecture favorite du Dictionnaire de Vosgien, ou d’un petit Traité d’Onirocritie (ou l’Art d’interpréter les Songes), qui, relié par Thouvenin, figure aujourd’hui dans ma bibliothèque.

— Mon cher monsieur Petit, quelle est celle-ci ? Comment appelez-vous celle-là ?

Heureusement M. Petit connaissait tout le monde, et il n’était peut-être pas une jolie Arlésienne à laquelle il n’eût adressé quelque compliment sur sa tournure ou sur la fraîcheur de son teint, en lui mesurant une aune de ces rubans magnifiques dont elles se parent encore, je crois, pour accompagner leurs coiffes, alors moins étroites qu’aujourd’hui.

— Celle-ci, capitaine ? c’est la jolie ménagère de la rue Saint-Antoine ; … celle-là est la belle demoiselle de la porte de l’Aure ; … cette autre s’appelle la Baronne, je vous dirai pourquoi ; et cette quatrième, Cléopâtre, afin que notre Delta ait la sienne comme le Delta du Nil.

— Ah ! mon cher monsieur Petit, venez, venez voir ces deux dames qui montent du côté de la rue de la Calade, et qui, après avoir paru d’abord se diriger vers votre maison, ont tout-à-coup changé d’idée, et passent outre, comme si je leur faisais peur.

— Vraiment ! un capitaine de hussards serait donc une mauvaise enseigne ! dit M. Petit en se plaçant avec l’officier sur sa porte pour répondre à son pressant appel… Je les vois qui s’arrêtent au tournant de la rue des Gantiers, pour babiller un moment avec notre voisine de la Traverse.

— Ce sont deux sœurs, n’est-ce pas ? Voyez comme la plus jeune tourne encore de ce côté un regard timidement curieux… Pourquoi souriez-vous donc, monsieur Petit ?

— Pourquoi ? parce que votre émotion est bien naturelle, car ce sont justement les deux dames dont nous parlions hier soir, et qui seront arrivées enfin de leur mas en Camargue ; ces deux dames qui, pendant les huit premiers jours que vous avez gardé la chambre, n’en ont jamais laissé passer un seul sans venir demander ou faire demander de vos nouvelles ; ces deux dames que vous étiez si impatient de voir, madame Ventairon et mademoiselle Odille, sa sœur, qui, de retour de la campagne venaient probablement pour savoir si vous étiez tout de bon hors de péril, et que votre apparition inattendue sur la porte aura embarrassées.

— Je m’en suis douté, dit le capitaine, non que j’aie précisément reconnu ma libératrice, que je vis à peine lorsqu’elle s’exposa si généreusement pour moi à la place où nous sommes ; mais son approche m’a causé l’émotion d’un pressentiment. Ces dames s’éloignent ; je leur laisserai le temps de rentrer chez elles, et j’irai leur rendre, avant une heure, la visite que je leur dois.

Ces rencontres romanesques, plus communes que quelques uns ne pensent, ne sont pas nécessaires pour établir entre deux personnes qui ne s’étaient jamais vues auparavant de ces soudaines sympathies, de ces rapports magnétiques dont il y a des exemples ailleurs que dans les fictions des conteurs. Il faut cependant certaines conditions ou préparations pour que ces premières scènes du drame aient une suite, un dénouement, et n’avortent pas comme tant d’embroglios fantastiques, qu’un auteur recommence sans cesse et ne sait comment finir. Le hasard est un dieu qui fait de grands miracles ; mais l’imagination, bien souvent, vient au secours du hasard. Renonçant ici à tous ces artifices des livres qui prolongent jusqu’à la dernière ligne d’un chapitre l’incertitude des lecteurs, je me hâte de dire que le capitaine Babandy était dans toutes les conditions requises pour être reconnaissant comme on l’est à vingt-cinq ans envers une jeune demoiselle de dix-sept, dont un hasard romanesque vous a fait l’obligé. Le jour de sa blessure, il n’avait pu que l’entrevoir ; mais remarquez que trois semaines s’étaient écoulées, pendant lesquelles il avait eu tout le temps de la retrouver dans ses rêves, parée de plus de charmes qu’il ne lui en fallait pour en devenir amoureux. Ces amours, qui nous enchantent en songe, ne sont pas toujours fidèles au réveil ; mais ils préparent merveilleusement l’imagination et le cœur, pour peu que l’objet aimé se prête à accepter le rôle que nous lui avons attribué dans le sommeil ; et puis, quelle curiosité inquiète s’empare de nous lorsque, après une première et courte apparition, l’héroïne de nos rêves reste quelque temps dérobée à nos yeux ! Comme il nous tarde de comparer la réalité à l’idéal, au risque de détruire les prestiges qui nous ont rendus si heureux ! L’émotion du capitaine Babandy au nom d’Odille s’expliquait donc non seulement par le souvenir de la scène que nous avons racontée dans notre second chapitre, telle qu’elle s’était passée, mais aussi par tous les accessoires romanesnesques que l’imagination et les songes de notre jeune officier y avaient ajoutés. Combien de fois, au lieu d’une simple mortelle, avait-il vu une fée ravissante, dont l’intervention merveilleuse était motivée, il est vrai, par la poétique exagération du péril qui menaçait sa tête. Ainsi ce n’était plus d’un écolier mutin qu’elle venait le défendre, et le fer dirigé contre sa poitrine n’était plus cet ustensile vulgaire que son nom seul relègue dans l’arsenal des combats burlesques ; il voyait, paladin égaré dans Arles, l’Homme de bronze descendre tout-à-coup de la tour de l’horloge, et, transformé en géant redoutable, brandir sa pique, haute comme le mât d’un navire, en lui criant de fuir ou de se préparer au trépas ; puis le lion de nos armoiries municipales hérissait aussi sa crinière, rugissait et s’élançait pour le dévorer ; sa perte semblait inévitable, lorsque Odille, dont alors il ignorait le nom, accourant à son secours sur un allège aérien, désarmait l’Homme de bronze, enchaînait l’animal furieux, et, étendant sur le paladin un voile magique, le conduisait dans son palais enchanté. En se rendant bien éveillé à la demeure terrestre de la jeune Arlésienne, le capitaine de hussards n’avait pas en lui assez de la folie de don Quichotte pour se rappeler ces songes sans sourire de leur fantasmagorie ; mais une idée qui avait préoccupé plus d’une fois les loisirs de sa convalescence lui revint à l’esprit lorsqu’il traversa le pont d’Arles à Trinquetaille (car c’était dans ce faubourg qu’habitait Odille). Je ne sais s’il entretenait quelque théorie superstitieuse sur l’affinité des âmes, sur l’attraction passionnée, sur le magnétisme des sentiments, comme on voudra l’appeler ; mais il s’était dit à plusieurs reprises, et il se disait encore : « Après une rencontre si extraordinaire, quand j’ai si souvent rêvé d’elle, et si souvent pensé à elle, il est impossible qu’elle n’ait pas rêvé de moi et pensé à moi. Certes la circonstance en vaut bien la peine : une jeune fille de dix-sept ans ne sauve pas tous les jours la vie à un capitaine de hussards. Elle a été évidemment embarrassée, il y a une heure, en apercevant mon bonnet de police ; je suis curieux de savoir si ma visite de remercîment ne l’embarrassera pas davantage encore. » Et dans ses vagues conjectures le capitaine résumait tout ce qu’il avait pu apprendre dans la conversation de M. et madame Petit sur Odille et son caractère, sur sa famille et sa situation dans le monde. Jamais première visite ne fut moins insignifiante, et le capitaine en était ému d’avance au point de se persuader qu’il y allait de la destinée de sa vie entière.

Mademoiselle Odille, l’objet de toute cette préoccupation, était la seconde fille d’un fermier-propriétaire nommé Jacques Pons-Gaillard. Depuis la mort de son père et de sa mère elle vivait avec sa sœur, veuve de Pierre Ventairon, bourgeois de père en fils depuis les Ventairon du xvie siècle (noblesse qui en vaut bien une autre, si c’est une noblesse) ; elle était une des plus jolies demoiselles d’Arles, et quant à son caractère, il n’avait rien d’assez saillant pour être cité comme un de ces types qui constituent une originalité rare ou factice. On disait d’elle, comme de tant de jeunes personnes à marier, qu’elle était douce, bonne, gracieuse, qualités banales qui, encore une fois, ne font pas de celle qui les possède une femme à part. Trop indolente pour être coquette, Odille n’était pas insensible à un compliment, mais ne le cherchait pas. On la voyait plus rarement que d’autres personnes de son âge, dans les promenades, à l’église, et dans les divers lieux publics ; mais l’amie médisante qui aurait voulu atténuer l’épithète de modeste que cette conduite attirait à mademoiselle Odille n’eût pas manqué de dire qu’elle était sous la tutelle d’une sœur très réservée, et qu’elle-même avait une certaine indolence assez commune à Arles, qui la retenait chez elle, parce que n’aimant pas à sortir sans un peu de toilette, quelle que fût son envie de se montrer et de plaire, elle cédait à la paresse de s’habiller. Sa douceur n’était aussi, disait-on, qu’une douceur de tempérament plutôt qu’une vertu : elle trouvait commode de n’avoir d’autre volonté que celle des autres. Mademoiselle de M—l, institutrice d’une rare finesse d’observation, et qui ne flattait pas ses élèves, lui avait dit en la rendant à sa famille : « Ma chère Odilie, vous n’aurez jamais le courage de vous faire méchante de vous-même, mais vous êtes née pour être toujours dominée ; choisissez donc bien celui ou celle qui vous dominera, car votre faiblesse pourrait vous rendre coupable de telle action que votre cœur et votre esprit vous dénonceraient également comme blâmable. » Ces caractères de femme n’effraient aucune espèce de mari. Un honnête homme se croit sûr de les maintenir dans la ligne droite ; un homme vicieux espère imposer aussi facilement silence à leur moralité qu’à sa propre conscience.

Les deux sœurs étaient rentrées chez elles lorsque le capitaine frappa à la porte. À l’air important, empressé et embarrassé à la fois de la servante qui l’introduisit dans le salon, il vit bien que sa visite, quoique attendue, faisait événement ; car il n’est rien d’indiscret comme l’air des servantes d’Arles ; elles s’identifient si bien à toutes les pensées de leurs maîtresses que leur accueil vous instruit d’avance de l’effet que vous produisez sur celles-ci. Madame Ventairon et sa sœur ne descendirent qu’après plus de dix minutes, qui laissèrent au visiteur tout le temps de préparer sa phrase d’introduction. Elle fut simple cependant, parce qu’il avait assez de bon goût pour savoir que, quelle que soit notre sensibilité, il faut éviter cette emphase qui ferait douter des sentiments les plus naturels. Les femmes aiment l’exagération, a dit le poëte du Don Juan anglais ; oui, sans doute, dans la galanterie, mais non dans la reconnaissance dont elles sont l’objet ; une amplification ambitieuse les touche bien moins qu’un remercîment délicat. La simplicité de l’expression a d’abord un accent plus persuasif, et puis elle laisse à la reconnaissance une sorte de dignité que l’homme ne doit jamais abdiquer devant l’autre sexe. Le capitaine Babandy eut le bonheur, non seulement de s’exprimer de manière à plaire, mais encore de provoquer des réponses dont les deux sœurs ne furent pas mécontentes elles-mêmes, ce qui les rendit d’autant plus contentes de lui ; aussi la conversation se prolongea pendant plus d’une heure sans languir ni tomber dans les lieux communs, et quand M. Babandy se leva pour prendre congé : J’espère que ces dames m’accorderont la permission de revenir les voir, dit-il.

— Volontiers, répondit mademoiselle Odille, qui, n’étant plus sur ses gardes, tant, peu à peu, le jeune officier l’avait mise à l’aise, oublia que, quoique cette demande s’adressât à elle autant qu’à sa sœur, c’était à celle-ci de répondre. Mais M. Babandy ne trouva pas qu’elle s’était trop pressée de parler, salua et partit.

À peine avait-il franchi le seuil de la porte que Madelon, la servante, venant rejoindre ses deux maîtresses, leur cria avec la liberté caractéristique d’une soubrette née sur les bords du Rhône : — Je vous dis que ce sera un mariage !

Ni madame Ventairon ni mademoiselle Odille ne surent que répliquer à cette assertion positive, et Madelon retourna triomphante à sa cuisine, laissant ces dames se regarder d’un air qui voulait dire que leur pensée secrète avait été surprise par Madelon.

La seconde visite du capitaine ne se fit pas attendre : il trouva mademoiselle Odille un peu plus réservée qu’il n’aurait pu le prévoir en se souvenant de la spontanéité du dernier mot qu’il avait entendu sortir de sa bouche deux jours auparavant. L’assertion de Madelon avait produit son effet ; mais cette réserve ne dura pas, et la seconde visite enhardit si bien M. Babandy, qu’à la troisième il crut devoir préparer une démarche qu’il méditait pour le lendemain, en amenant la conversation sur ses propres affaires, sur sa situation de fortune, sur ses plans d’avenir, sur son intention de quitter le service et de se fixer à Arles, etc., toutes choses qui furent écoutées avec beaucoup d’intérêt.

Le lendemain ce ne fut pas lui qui vint, mais la bonne madame Petit, qui, sollicitant un entretien particulier de madame Ventairon, lui dit comment elle s’était chargée d’une demande en mariage. Madame Ventairon ne fit pas de la dissimulation diplomatique, et avouant que depuis la veille elle avait prévu cette démarche sérieuse, elle pria madame Petit de l’aider de ses conseils. Madame Petit dit en souriant que, si son propre fils était en âge de se marier, elle serait jalouse pour lui du capitaine, ou que, si ce fils était une fille, elle serait jalouse d’Odille. Madame Ventairon fit monter celle-ci dans sa chambre, où se tenait cette sérieuse conférence, et l’invita à répondre elle-même. Odille réclama en rougissant le temps nécessaire pour réfléchir avant de dire oui ; mais ce oui, el si de las niñas, fut bientôt prononcé, et quand le capitaine revint chez madame Ventairon, ce fut à titre de futur agréé.

Un mois s’écoula avant que tout fut réglé définitivement, mois charmant qui n’a guère moins de douceurs pour les amants que celui que les Anglais ont les premiers appelé la lune de miel. Que de délicieuses parties eurent lieu en Crau et en Camargue, à cheval et en bateau ! Combien de fois Babandy s’écria que son grand-père avait bien raison ; qu’il n’y avait jamais eu d’autre Éden sur la terre que la plaine arlésienne ; que nulle part le ciel n’était plus pur, la nature plus belle, les fruits plus savoureux, les fleurs plus brillantes et plus parfumées, les oiseaux plus harmonieux ! Lecteur, si vous aviez aimé à Arles de votre premier amour, comme Babandy, vous ne souririez pas de son enthousiasme, seriez-vous né au milieu des merveilles de Paris ou sous le beau climat de Naples.

Enfin, le 22 juillet 1814, si j’ai bien retenu la date, la bénédiction nuptiale fut donnée au capitaine Maurice-Charles Babandy et à Odille Pons Gaillard dans l’église de Saint-Pierre, à Trinquetaille. J’étais un des témoins, et je me souviens que, malgré ce qu’avait dit madame Petit de l’âge de son fils, qui était le mien, je ne pus me défendre d’un peu de jalousie en voyant une Arlésienne si jolie devenir la femme d’un étranger, comme nous appelons à Arles les Parisiens, et je me promis de prendre un jour ma revanche.