Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap VII

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CHAPITRE VII.


Esquisse à la plume. — Deux sœurs arlésiennes. — Contrastes.




She walks in beauty, like the night
Of cloudless climes and Starry skies ;
And all that’s best of dark and bright
Meet in her aspect and her eyes :
Thus mellow’d to that tender light
Which heaven to gaudy day denies, etc.

Hebrew melodies.


On pourrait remarquer ici, qu’écrivant à une époque où c’est presque une règle de faire des descriptions à la loupe et de compter un à un sur un visage d’héroïne le nombre des cils qui bordent ses yeux d’une frange soyeuse, on pourrait remarquer, dis-je, que l’auteur vient d’expédier bien lestement le portrait d’Odille, après s’être vanté de l’avoir non seulement connue, mais encore aimée. J’ajouterai donc, sans chercher à faire un portrait à la manière des romanciers du jour, qu’Odille appartenait à ce type gaulois, à ce type des déesses celtes, si tranché au milieu des autres types mauresque ou espagnol, grec ou romain, qui diversifient sans cesse la physionomie de la population arlésienne, et qu’on trouve rapprochés quelquefois, par un caprice de la nature, dans les membres d’une même famille. Elle était grande, bien faite, d’un port noble et gracieux : ses mains aux doigts effilés, ses pieds petits, tous les détails de sa personne étaient dignes des belles formes de ces statues antiques, sœurs de notre Diane ou de Vénus, qui sortent de temps en temps par fragments des travaux de nos fouilles. Mais ce qui avait surtout frappé le capitaine Babandy revenant d’Italie et s’attendant à ne trouver en Provence que les mêmes teints brunis par le même soleil, Odille était blonde avec des yeux bleus et avec le teint d’une blancheur ravissante, une blonde aux yeux vifs et doux, aux traits expressifs, aux couleurs vermeilles et sans fadeur.

Odille était blonde et sa sœur était brune, ce qui formait un contraste piquant lorsqu’on les voyait ensemble. Un poète indigène qui n’avait pas encore lu les Mélodies hébraïques de lord Byron, par l’excellente raison qu’elles n’étaient pas écrites en anglais, et encore moins traduites en arlésien, je veux dire par un Arlésien ; un poète indigène voulant célébrer les deux sœurs, avait comparé l’aînée au jour, et la cadette à la nuit ; la première à un jour de printemps, lorsque le soleil, tiède encore, n’éclaire, dans les campagnes, d’autres fleurs que celles de l’amandier ; la seconde à une de ces magnifiques nuits méridionales que des milliers d’étoiles parent d’une lumière si brillante et si douce à la fois[1].

Cette comparaison avait fait fortune, et je regrette de ne pas me souvenir des vers qui l’exprimaient. On disait encore des deux sœurs qu’elles n’étaient jamais plus belles que lorsqu’on les voyait à côté l’une de l’autre, comme si elles se prêtaient un relief réciproque ou une sorte de double reflet, sans qu’on pût dire celle qui gagnait davantage à cette douce alliance de leurs charmes ; car si madame Ventairon, au dire des connaisseurs, avait été plus belle alors qu’elle était à l’âge d’Odille, celle-ci était d’abord beaucoup plus jeune, et ensuite compensait bien ce qu’il y avait en elle de moins parfait par un sourire presque continuel.

Mais j’interromps cette esquisse à la plume, car je l’écris en présence de deux portraits si parlants, qu’ils m’avertissent que les auteurs doivent renoncer à lutter avec leurs frères les peintres.

Encore un dernier mot sur les yeux noirs de madame Ventairon et les yeux bleus d’Odille, sur le teint brun de l’une et le teint rose de l’autre. Ce contraste qu’offraient les deux sœurs se répète à l’infini dans notre ville et dans notre territoire ; il fait partie de son originalité, et explique peut-être les contradictions du caractère national[2].




  1. Le genre de beauté le plus piquant dans quelques Arlésiennes est celui qui réunit dans une même figure les charmes des brunes et des blondes, des cheveux noirs et un teint blanc avec des yeux bleus.
  2. À côté de la Crau, nous avons la Camargue : la Crau est un plateau immense, tout couvert de cailloux que Jupiter, selon la Fable, fit pleuvoir sur Geryon pour venir au secours d’Hercule, et qui, selon quelques géologues fort peu respectueux envers la Mythologie, sont continuellement reproduits dans la terre même par une agrégation moléculaire fabuleusement rapide. Quoi qu’il en soit, tombés jadis du ciel, roulés par la mer ou création du sol, ces cailloux couvrent la Crau et la couvriront toujours. Eh bien, passez en Camargue, fouillez la terre : pas le moindre silex sur cette île, d’une étendue de vingt-sept lieues, qui n’est séparée de la Crau que par un bras du Rhône.
    Autre contraste : en Camargue comme en Crau paissent de nombreux troupeaux de taureaux et de chevaux à peu près sauvages : les taureaux sont noirs, les chevaux sont blancs. De mémoire d’homme, on n’a vu dans ces troupeaux naître un veau blanc ou fauve, un poulain fauve ou noir, etc.