Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap XIX

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Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 237-259).


CHAPITRE XIX,


Où nous voyons un officier bonapartiste risquer de devenir dévot par ambition, et royaliste par amour.




« Je suis honnête homme. Me croyez vous capable, monsieur, d’une action aussi lâche que celle-là ? Moi, aimer une jeune et belle personne qui a l’honneur d’être fille de M. le baron de Sottenville ! Je vous révère trop pour cela, et suis trop votre serviteur : quiconque vous l’a dit est un sot. »
Molière.


Qui ne croirait, après la lecture des deux lettres qui précèdent, que, sans autre péripétie, la première partie de l’histoire de M. et madame Babandy va finir ici comme une pastorale, par la description d’une fête de famille célébrée sur leur petit théâtre de Bellevue, illuminé en verres de couleur à l’instar des tréteaux du Jardin Turc ou de Tivoli ? Dans la sécurité de leur bonheur champêtre, ils s’étonnaient d’avoir pu craindre de ne pas toujours se suffire l’un à l’autre. À Odille le chant de la linote perchée sur l’arbre voisin de son nid paraissait mille fois plus charmant que la doucereuse musique des compliments qu’elle entendait nagueres murmurer à son oreille, dans les salons de Paris. Lorsque, rêvant sous ses allées embaumées, elle faisait son examen de conscience, elle se reprochait à peine ses petits mouvements de coquetterie, si naturels à une jolie femme, continuellement flattée par son mari et les amis de son mari, tant elle se sentait forte contre toutes les suggestions de sa vanité dans l’atmosphère de la solitude, en voyant Maurice si heureux entre elle et sa fille. Quant à Maurice, arraché ainsi tout-à-coup aux aigres disputes du libéralisme et du royalisme d’alors, ne lisant plus de journaux, il se croyait revenu à cette délicieuse quiétude de la première année de son mariage, où il eût si volontiers oublié et l’empire et la restauration dans une métairie de la Camargue. Lorsqu’il comparait le calme philosophique de sa retraite à l’agitation fiévreuse dont il avait plutôt subi que cherché la contagion, quelle que fût sa partialité pour Mazade, il s’inquiétait bien moins que ce turbulent ami parût l’abandonner, tant il redoutait d’être grondé par lui de son indifférence politique……

Malheureusement, Mazade revint et il revint toujours le même, malgré six semaines de séjour dans un château où l’entêtement de son bonapartisme libéral avait triomphé de toutes les séductions aristocratiques et dévotes de l’époque.

— Puisque vous voilà de retour à Paris pour le reste de la saison, monsieur Mazade, lui dit madame Babandy qui avait un peu oublié sa rancune, j’espère que vous allez nous indemniser : il ne faut que trois quarts d’heure pour se rendre de la place Louis XV à Sèvres. On peut venir dîner ici et s’en retourner en moins de temps qu’on n’en mettrait à aller dîner de la Chaussée-d’Antin au Marais, et, si on voulait prolonger sa visite, nous avons un lit à offrir à qui daignerait nous accorder toute sa soirée.

— Ma chère Odille, dit Maurice en riant et sans attendre la réponse de Mazade, je ne suis pas aussi sûr que toi que notre chaumière puisse attirer quelqu’un qui vient d’un magnifique château où tous les honneurs étaient pour lui, où les dames même prodiguaient les prévenances au nouveau Renaud, dans un nouveau palais d’Armide.

— En effet, monsieur Mazade, continua Odille, nous devons redouter une pareille comparaison. Il paraît que vous avez été forcé de convenir que les dames du faubourg Saint-Germain n’étaient pas toutes des douairières implacables. Je serais curieuse de savoir par quelles concessions vous avez reconnu tant de courtoisie et d’amabilité royalistes.

— Vous croyez plaisanter, madame, dit Mazade ; eh bien ! il n’a tenu qu’à moi de faire ma fortune militaire et de sortir avec un beau grade du château de Rollonfort, en récompense du noble exploit qui m’y vait fait conduire presqu’en triomphe. Maurice ne vous a-t-il donc pas raconté comment je suis devenu le favori de ces nobles dames ?

— En servant la messe !

— Justement.

— Maurice m’a bien dit deux mots de cette histoire ; mais, monsieur Mazade, je ne serais pas fâchée de l’entendre avec plus de détails de votre bouche.

— Oh ! très volontiers, madame ; je ne serais pas un héros complet à la façon du noble faubourg, si je me privais du plaisir de faire valoir moi-même mes états de service. Quand je serai général, je serai peut-être plus modeste.

— Toujours votre phrase favorite, monsieur Mazade.

— Je ne l’ai jamais répétée plus à propos, madame, jamais avec plus de confiance en la prédiction d’une vieille sibylle que Maurice ne peut avoir oubliée, et qui, après m’avoir assuré que j’étais né pour les plus hauts grades militaires, se tourna vers notre camarade Tancrède de Tancarville et lui dit :

— Quant à vous, capitaine, qui riez en franc incrédule que vous êtes, vous demanderez un jour pardon à Dieu de toutes vos folies, si vous voulez ne pas faire mentir votre étoile que je vois là-haut, coiffée d’une mitre.

— Oui-dà ! s’écria Tancrède, est-ce que mon étoile serait un astre d’église ?

— Vous l’avez dit, reprit la sibylle, vous renoncerez à la carrière des armes pour vous faire ecclésiastique.

— Pourvu que je devienne évêque, j’y consens.

— Vous deviendrez évêque, poursuivit la diseuse de bonne aventure avec une assurance impayable.

— Tous les officiers félicitèrent Tancrède en riant aux éclats, et je lui promis pour ma part de servir sa première messe, serais-je maréchal de France. Quelle fut ma surprise lorsque, il y a un peu plus de deux mois, je reçus une lettre de Tancrède, que nous avions perdu de vue depuis 1815 : il me rappelait ma promesse, en m’annonçant qu’il devait sous quelques jours être ordonné par monseigneur de Paris, et qu’il comptait sur moi pour la première fois qu’il monterait à l’autel. Soit ambition, soit vraie piété, Tancrède n’est pas le seul militaire qui depuis la restauration se soit enrôlé sous la bannière toute-puissante de notre saint-père le pape. Je n’ai pu reculer, et au jour indiqué, endossant mon uniforme de hussard, je suis allé attendre l’abbé Tancarville dans la sacristie de Saint-Roch. L’assemblée était choisie : toute la noble famille du nouveau Samuel était là avec le ban et l’arrière-ban de ses cousins et cousines du faubourg Saint-Germain.

— Et vous avez réellement remplacé l’enfant de chœur ? dit Odille.

— Certainement, madame, reprit Mazade ; j’ai servi la première messe de notre ancien camarade, et comme j’avais relu deux fois la veille au soir un vieux Paroissien de ma grand’mère, je me suis acquitté de mon rôle à la satisfaction du clergé de Saint-Roch. Je l’avouerai même, tout joyeux militaire que je suis, j’ai pris la chose au sérieux, moitié par respect pour notre religion que je n’ai jamais reniée, j’espère, malgré mon antipathie pour les jésuites (n’est-ce pas, Maurice ?) et moitié aussi par respect pour la vieille sibylle dont je suis intéressé à faire accomplir toutes les prophéties ; car il faudra bien que mon tour vienne, et que je meure général, comme notre camarade Tancarville mourra évêque. Quoi qu’il en soit, ces messieurs furent édifiés de voir un officier de hussards servir si bien la messe. Quel triomphe pour la congrégation ! quel éclatant démenti donné aux philosophes, aux incrédules, aux libéraux, aux bonapartistes et autres ennemis de l’ancien régime ! Mon mérite faisait pâlir le mérite de Tancrède lui-même, car sous sa chasuble, le hussard disparaissait à tous les yeux, tandis que mon uniforme mettait en évidence l’adhésion de l’armée au rétablissement des idées religieuses. Il n’y avait pas un seul des vieux émigrés présents à l’auguste cérémonie qui ne pût désormais se livrer au rêve chéri de la restauration, et se figurer la France militaire agenouillée avec un aspersoir ou un cierge à la main. En un mot, quand nous rentrâmes dans la sacristie, et que nous fûmes entourés de tous les marquis, comtes et barons, cousins du nouvel abbé, de toutes les marquises, comtesses et baronnes, ses cousines, je ne pus me dissimuler que j’étais le héros. Les félicitations les plus affectueuses me furent adressées : un vieux chevalier revenu d’Angleterre avec le comte d’Artois me serra la main à l’anglaise, à me démettre le poignet ; une marquise, qui avait, hélas ! soixante ans au moins, me demanda la permission de m’embrasser ; et enfin madame de Rochelion, une des tantes de Tancrède, chez qui toute la famille devait déjeuner en revenant de l’église, me pria de lui donner la main jusqu’à sa voiture, voulant me conduire elle-même à son hôtel.

— Je vous vois déjà présenté à la duchesse d’Angoulême, dit Odille que ce récit amusait.

— Permettez-moi d’abord de déjeuner chez madame la vicomtesse Rochelion, reprit Mazade.

Je fus placé à table entre la noble dame et sa sœur mademoiselle Éléonore de Rollonfort.

— Demoiselle jeune, belle, aimable autant que noble sans doute ? demanda Odille.

— Doucement ; elle a été tout cela, madame, avant la révolution,… mais en face de moi j’avais sa nièce, mademoiselle Laure, à qui toutes ces épithètes vont si bien que, tout en répondant sans distraction à je ne sais combien de questions croisées de ses deux tantes, je ne pouvais m’expliquer que par l’invincible puissance de la prédiction qui lui avait été faite, comment notre camarade Tancrède n’avait pas préféré cette charmante cousine à notre sainte mère l’Église. Je ne pus m’empêcher d’en faire la remarque à demi-voix, reprenant un peu mon rôle de hussard, lorsque mademoiselle Éléonore de Rollonfort m’eut confié tout bas que ce mariage entre cousins avait été arrêté depuis leur enfance par les deux branches de la famille.

— Tu ne te permis, je pense, cette franchise qu’après quelques verres de vin de champagne qui devinrent ton excuse dans cette dévote réunion ? dit Maurice.

— Je ne sais, répondit Mazade, si j’avais besoin d’une excuse : tout ce que je disais était bien reçu, et je vis que, grâce à mes fonctions cléricales, j’aurais pu me permettre plus encore sans compromettre mon caractère de soldat religieux. Mademoiselle Eléonore de Rollonfort sourit à deux ou trois de mes saillies de hussard, et avant que nous fussions sortis de table, elle m’avait invité solennellement à passer une partie de la belle saison au château de Rollonfort. Enivré de mes honneurs comme Vert-Vert des caresses des nonnes, je ne sus pas refuser, et voilà comment j’ai fait connaissance avec un des plus beaux châteaux de la Normandie.

— J’espère, monsieur Mazade, dit Odille, que votre roman n’est pas fini là.

— Je n’ai pas de secret pour vous, continua Mazade ; et puisque vous vous y intéressez, je puis, sans abuser de cet intérêt, ajouter en quelques mots que j’ai réellement commencé à Rollonfort un roman auquel une royaliste comme vous, madame, me reprochera peut-être de n’avoir pas cherché à donner un plus tendre dénouement.

— Je devine, monsieur Mazade, que dans vos conquêtes normandes, vous vous serez montré plus galant qu’amoureux.

— L’avenir seul en décidera, madame ; mais il est certain que si j’en croyais ma vanité, je pourrais me vanter d’avoir quelques chances de m’allier à une noble famille dont les nombreux protecteurs m’aideraient à devenir général, s’il me convenait d’être un général en cocarde blanche.

— Mais, mon cher monsieur Mazade, il me semble que vous ne pouvez plus guère être général en France avec la cocarde tricolore.

Peut-être, dit Mazade en prononçant le mot avec une certaine emphase ; mais après s’être mordu les lèvres comme un homme qui fait le discret, Mazade revint en ces termes au récit de son amoureuse campagne sur les terres du vieux Rollon : — Je trouvai à Rollonfort plusieurs des convives du déjeuner dévot par lequel s’était terminée la première messe de Tancrède, et entre autres un vieux chevalier de Saint-Louis, M. de Faisanville, qui, ne pouvant se figurer être jamais en compagnie roturière, gratifie royalement de la particule tous ceux à qui il adresse la parole : Il ne manqua pas de me saluer du nom de M. de Mazade, et quoique la bonne mademoiselle Éléonore de Rollonfort m’eût prévenu de cette manie, il finit par m’impatienter, tout libéralisme à part. Cependant je me contentai de prendre sur lui l’avantage d’une plaisanterie que je dois vous raconter, parce qu’elle amena, entre la noble tante et moi, une explication qui diminuera peut-être à vos yeux le mérite de mes succès, mais vous prouvera du moins que si j’ai été fidèle à mon humeur de mauvais plaisant parmi les nobles, leur société ne m’a pas rendu plus fat qu’auparavant.

— Monsieur de Mazade montera-t-il à cheval ce matin ? me demanda dès le second jour M. de Faisanville ; — monsieur de Mazade veut-il faire une partie de billard ? — monsieur de Mazade par-ci ; — monsieur de Mazade par-là ! !... — Je vous demande bien pardon, monsieur le chevalier, répondis-je enfin, mais vous mettez une particule de trop à mon nom !

— Quoi donc ! s’écria-t-il, ne seriez-vous pas gentilhomme ?

Je vis dans les yeux de mademoiselle de Rollonfort que je la contrariais en répudiant ce titre ; je repris : — Loin de moi, monsieur le chevalier, de n’être pas fier du nom que m’a laissé mon père ; mais c’est pour cela même que je tiens comme lui à ne pas souffrir qu’on y ajoute ou retranche une syllabe. Ni la peur de la lanterne, ni la peur de la hache révolutionnaire ne purent forcer mon père à subir ce qu’il déclarait être, en style de rhétorique, une lâche métonymie. Il s’appelait de Maza, monsieur le chevalier ; et lorsque ses timides amis vinrent le menacer de Marat et de Robespierre s’il persistait à garder sa particule, tout ce qu’il voulut accorder à leur prudence fut de la transposer de la tête à la queue de son nom. C’est ainsi que notre particule a traversé impunément tout le règne de la terreur. Pourquoi donc, me demanderez-vous, depuis le retour de nos bien-aimés princes, continué-je à m’appeler Mazade, au lieu de reprendre le nom de de Maza ? Ma foi, monsieur le chevalier, il me semble que je rends hommage par là au courage avec lequel mon père brava les Brutus de 1793, en incorporant audacieusement sa particule à notre nom plutôt que de la supprimer comme tant d’autres nobles seigneurs.

— Cette plaisanterie réussit ? demanda Odille.

— Comment donc ! elle fut acceptée dans son sens littéral par le chevalier qui, me serrant la main, me jura que j’étais le digne fils de mon père, et qu’il voulait citer cette anecdote au comte d’Artois, persuadé qu’elle me vaudrait au moins la croix de Saint-Louis ; bien mieux encore, il ne fut pas le seul à croire à la noblesse de M. de Maza ou M. Mazade, car le chevalier ne manqua plus de réunir les deux variantes lorsqu’il parlait de moi. Bref, je fus obligé consciencieusement de modérer mon penchant à un innocent persiflage, parce que, dans ce château enchanté, on était si aveuglé en ma faveur, que l’on aurait pris au mot mes plus fortes rodomontades. Réservé malgré moi et réduit à ma plus simple gaieté, j’eus encore le bonheur d’être trouvé modeste et aimable par les dames, mais surtout par les deux demoiselles de Rollonfort. À la tante je n’aurais pu, sans être ingrat pour ses continuelles prévenances, me dispenser de témoigner les égards qu’on doit à une douairière vierge ; à la mère, à moins d’être insensible, je ne pouvais taire l’admiration qu’inspire une jeune personne belle sans sotte fierté, douce sans fadeur ni mignardise, spirituelle sans affectation.

— En un mot, vous en devîntes amoureux ? demanda Odille.

— De la nièce seulement, poursuivit Mazade ; mais en prévenant loyalement la tante du sentiment que j’éprouvais, et la priant de me laisser partir avant que je perdisse tout-à-fait la raison, dans mon enthousiasme pour une jeune parente qui n’était si parfaite que parce que, élevée sous ses yeux et par ses leçons, elle s’était modelée sur elle…

— Adroit flatteur ! interrompit Maurice.

— Aurais-tu voulu, reprit l’ex-lieutenant, que je fisse la grimace à la tante et les yeux doux à la nièce ? D’ailleurs je ne mentais point, et je ne sais même si mademoiselle Éléonore de Rollonfort n’a pas été plus belle encore dans son temps et plus aimable que sa nièce Laure. Ma sincérité ne lui déplut pas. Monsieur Mazade, me dit-elle, le chevalier de Faisanville a bien raison ; vous êtes digne de votre père, car je l’ai connu, hélas ! et il s’appelait Mazade tout court, malheureusement, ajouta-t-elle avec un sourire à travers lequel perçait un souvenir de tristesse… Jugez de ma surprise ; mademoiselle Éléonore de Rollonfort avait connu mon père et soupirait en me parlant de lui.

— Il y a dans le monde de singulières rencontres ! continua-t-elle. Vous comprendrez mon émotion lorsqu’en vous voyant à Saint-Roch et vous entendant nommer je ne pus douter que vous étiez le fils d’un homme qui m’avait aimée quarante ans auparavant,… que j’avais aimé moi-même, mais dont le préjugé à peu près insurmontable de cette époque m’avait à jamais séparée à cause de cet amour même. J’étais cependant bien romanesque, il y a quarante ans, mon jeune ami ; mais j’étais aussi bien fière, et je ne me révoltais pas contre le gouverneur de la province de Saintonge, mon père, lorsqu’il répétait devant moi, comme s’il eût deviné mon sentiment secret pour son jeune secrétaire, que depuis dix siècles les demoiselles de Rollonfort n’épousaient qu’un membre de la famille de Tancarville, ou entraient dans un couvent. Votre père étouffa comme moi sa passion sans espoir, et sa seule consolation fut la certitude que je ne serais jamais du moins l’épouse d’un autre, lorsque je pris le voile en 1789. Je n’avais pas encore prononcé mes vœux, que la révolution vint abolir les couvents et me forcer de chercher avec ma famille un refuge d’exilés dans cette Angleterre dont nos aïeux avaient autrefois envoyé leurs fils cadets occuper les palais en conquérants. Ce fut là que j’appris que M. Mazade avait été moins fidèle que moi à notre serment commun de n’aimer qu’une fois. Tête exaltée comme je l’étais alors, je vous avoue que je lui en voulus beaucoup, et je ne lui ai peut-être même pardonné tout-à-fait que le jour où vous m’êtes apparu, son vivant portrait…

Dieu sait, continua Mazade, si je suis sentimental de ma nature ; mais à cette révélation inattendue, j’éprouvai une émotion extraordinaire ; j’essuyai une larme… et vraiment, en vous racontant mon aventure, peu s’en faut que je ne me donne le ridicule de pleurer encore.

— Sais-tu bien, dit Maurice à Mazade, en le voyant tout honteux de sa sensibilité, et voulant le ramener à son humeur habituelle par une plaisanterie, sais-tu bien que tu me produis l’effet d’un second tome de Télémaque, fils d’Ulysse, chez la nymphe Calypso ?

— Je ne t’en veux pas de la comparaison, répondit Mazade, car elle me vint justement à l’esprit, et grâce à mes préventions contre les douairières du faubourg, un moment j’eus la mauvaise pensée que mademoiselle Éléonore pourrait bien avoir compté sur le fils pour payer les dettes du père ; mais elle était trop généreuse pour cela, et dans l’expansion du moment, elle alla même jusqu’à me laisser entrevoir que je n’étais pas indifférent à sa nièce. La pauvre tante ! elle avait tant souffert du préjugé nobiliaire, qu’au milieu même de sa famille exclusive, son imagination de vieille fille, attendrie par un retour sur sa jeunesse, l’avait tout-à-coup identifiée à une situation semblable à la sienne, et intéressée par conséquent aux malheurs supposés du fils de mon père et de sa propre nièce. Moi-même, en l’écoutant, je ne pouvais que subir je ne sais quelle influence romanesque ; ma tête se monta, et la belle Laure lut bientôt dans mes regards que j’étais amoureux de bonne foi. Mademoiselle Éléonore de Rollonfort ne me refusa pas alors sa pitié, et il fut question sérieusement d’aplanir tous les obstacles à une union qu’elle approuvait. Il faut vous dire que mademoiselle Laure a dix-huit ans, qu’elle est orpheline, avec un frère puîné, et que sa tante remplace seule sa mère auprès d’elle : si une tradition de famille la soumet aux convenances de ses parents les Tancarville, la renonciation volontaire de son cousin Tancrède au monde et à sa main lui rend à peu près toute la liberté de son choix.

— Il serait plaisant, s’écria ici Maurice, qu’amoureux et aimé de la nièce, protégé de la tante, pouvant épouser un riche parti, toi officier de fortune, ou à peu près, tu te fusses avisé de trouver toi-même des objections à ton bonheur !

— Eh bien, oui ! mon cher Maurice, des scrupules me sont survenus, j’ai été effrayé de me voir si près du mariage, moi, qui la veille en étais si loin ; j’ai voulu du moins réfléchir, en me replaçant hors de ce cercle d’enchantements aristocratiques où j’étais peut-être fasciné, comme Georges Dandin avant d’épouser mademoiselle de Sotenville. J’ai cru devoir du moins venir consulter mes amis, j’ai donc quitté le château d’Armide ou l’île de Calypso, comme tu voudras l’appeler, mon cher Maurice, et me voici à Bellevue, bien embarrassé, bien incertain, et assez tenté d’attendre que je sois un peu plus près de mon grade de général pour me marier, de peur qu’on ne fasse quelque jour à ma noble épouse la plaisanterie que nous nous permîmes à Mantoue envers celle du colonel Gauvancourt, à qui le corps d’officiers offrit pour sa fête une paire d’épaulettes en sucre.

— Mon cher Mazade, d’après cette conclusion, dit Babandy, je devine que, voulant nous amuser du récit de ton aventure, tu ne nous as présenté l’affaire la plus grave de ta vie que sous le jour le plus romanesque, mais qu’il y a le pour et le contre dans ce mariage, comme dans tous les mariages du monde, depuis et avant la fameuse consultation de Sganarelle ; nous en causerons donc plus sérieusement ensemble.

— Messieurs, je me retire, dit Odille.

— Du tout, madame, reprit Mazade, nous avons le temps ; car je me suis étendu si complaisamment sur mes amours, que me voilà forcé de vous demander l’hospitalité jusqu’à demain, et peut-être Maurice aura-t-il la complaisance de m’accompagner à Paris, où j’aurai à lui montrer quelques papiers de famille, que je ne pouvais apporter à la campagne, sous peine d’arriver comme un procureur avec des liasses de dossiers. Pour ce soir, causons d’autre chose, si ce n’est pas déjà l’heure de monter dans nos chambres, pour pouvoir nous lever demain matinalement.

On passa donc à un autre sujet de conversation, dans lequel Mazade prouva que la préoccupation du mariage lui laissait encore une grande partie de la joyeuse versatilité de son caractère.