Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap XX

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Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 261-270).


CHAPITRE XX,


Où la politique étouffe l’amour.




Chaque condition des hommes a sa réputation particulière ; l’on doit estimer les petits par la modération et les grands par l’ambition et par le courage.
Le cardinal de Retz.


Le lendemain, Mazade et Babandy se levèrent avec le jour ; après avoir fait le tour des pelouses, ils dirigèrent leur promenade matinale hors de l’enceinte du jardin, et sous le couvert des bois, où personne ne pouvait interrompre leur entretien confidentiel.

— Tu nous as brodé poétiquement ton aventure amoureuse, dit Babandy à son ami ; tu vas maintenant me la traduire en prose, si tu as réellement besoin de mes conseils pour la terminer dans les règles.

— Ne dirait-on pas, répondit Mazade, que nous voilà deux auteurs de vaudeville, dont le plus novice porte sa pièce au plus exercé, pour trouver un dénouement. Mais, le fait est que, quelque romanesque que te paraisse cet épisode de ma vie, et quelque gaie que j’ai essayé de rendre ma narration, je n’ai rien inventé, je n’ai rien dissimulé ; tu me vois amoureux d’une noble et belle demoiselle, favorisé par sa tante, pouvant conclure un mariage bien au-dessus de mes espérances de fortune ; et toutefois, j’hésite, ou plutôt, je renonce provisoirement à l’accomplissement de tous mes vœux de ce côté.

— C’est donc sérieusement ; mais quelles sont tes objections ou tes scrupules ?

— Quelle que soit ma franchise, la singulière manière dont je me suis vu introduit dans le château de Rollonfort, et les prévenances de la fidèle amie de mon pauvre père, m’ont imposé une espèce de rôle contraire à toutes mes opinions. Sans avoir fait le dévot, sans avoir fait même l’ultra, j’ai dû respecter l’hospitalité que je recevais, et ne pas heurter de front les sentiments politiques d’une famille, qui, tu le penses bien, donne dans toutes les exagérations que je ne cesse, depuis 1814, de tourner en ridicule. On me croit royaliste tiède pour le moins ; dois-je laisser aller aux renseignements ? Ou, supposons que le mariage aille sans encombre jusqu’à la bénédiction de l’église et la cérémonie civile de la mairie ; nous voici au lendemain : n’aurai-je pas l’air d’avoir surpris la bonne foi de mes illustres alliés par une comédie digne de Tartuffe ? D’autre part, de quel œil me regarderont nos camarades de tous les jours ? Que répondrai-je à ceux qui me demanderont des nouvelles de mes anciens préjugés contre les jésuites et les ultras ? Je n’y tiendrais point, mon cher Maurice, si les uns ou les autres me jetaient à la tête que je n’ai pas été fâché de trouver l’occasion de conquérir ma femme à la pointe d’un cierge.

— Voilà bien, dit Maurice, la susceptibilité d’un homme qui, avec un excellent cœur, d’ailleurs, mon ami, a sur la conscience d’avoir accepté un peu trop souvent le rôle de mystificateur de société. Tu sais maintenant combien elle est cruelle, cette arme de l’ironie avec laquelle on fait en riant des blessures dont la victime est d’autant plus irritée, qu’il lui faut quelquefois en rire elle-même du bout des lèvres. Mais ce n’est pas le moment de te sermonner, comme le jour où, pour avoir piqué un peu trop vif un spadassin italien, nous allâmes ensemble sur le terrain : dans cette circonstance j’eus le bonheur de te tirer d’embarras, et je pus me livrer à toute mon éloquence, mais aujourd’hui ton mentor ne saurait que te plaindre sans avoir le courage de te prêcher. Cependant, voyons, ne t’exagères-tu pas un peu tes propres scrupules ? repasse tes souvenirs ! Serais-tu le seul officier de l’armée de la Loire qui aurait épousé une noble demoiselle sans cesser d’être libéral ? Serait-ce te rendre coupable d’hypocrisie que d’avouer ton admiration pour le grand homme en laissant croire à ces dames que ta conversion pour être difficile n’est pas impossible ?

— Songes-y donc, mon cher ami, je ne suis qu’un pauvre lieutenant : si j’étais un maréchal de France ou même un simple général, j’aurais pour moi de nombreux exemples de palinodie. Non, j’aime mieux espérer que tous les avantages seront avant peu de mon côté : le renversement des Bourbons n’est pas si éloigné que le pensent leurs fidèles leudes, et, peut-être avant peu, si j’en crois ce qu’un charbonnier de notre Vente me disait hier matin, les dames de Rollonfort pourraient bien voir arriver dans leur château le lieutenant Mazade avec une large cocarde tricolore pour leur dire : Ne tremblez pas, mesdames, c’est un vainqueur qui entre chez vous, mais un vainqueur toujours amoureux et toujours prêt à tomber aux genoux des vaincues ; nous changeons de rôles, mais avouez qu’il est plus naturel que ce soit le fiancé qui protège sa fiancée.

— C’est délicieux, mon ami, et plein de délicatesse, mais nous pourrons attendre long-temps cette seconde édition des Cent-Jours, ce dénouement d’un petit drame bonapartiste.

— N’as-tu donc pas reçu un billet de convocation pour une assemblée de dix-neuf personnes chez Adhémar Publicola ? C’est après-demain.

— Si on compte sur moi, on risque de n’être que dix-huit, répondit Maurice.

— Tu as tort, Maurice, dit Mazade ; j’ai déjà plus d’une fois été obligé de te défendre du reproche de tiédeur ; les événements sont graves. Voilà encore une loi qui excitera bien des mécontentements.

— Mon ami, fais donc attention que le vote du budget, comme d’usage, va venir au secours du vote de cette loi.

— La France est humiliée dans ses plus nobles affections ; la liberté devait la consoler de la gloire ; on veut museler le lion comme un chien de basse-cour…

— Le lion paye lui même les muselières qu’on lui impose, ou le lion ne fait mine de montrer les griffes que pour se les laisser rogner.

— Es-tu de ceux qui ne voudraient de révolution que par le refus du budget et de l’impôt ?

— Oui, parce que ce ne serait pas une révolution, bien que les ultras ne l’appelleraient pas autrement ; mais, entre nous, cette révolution seule peut réussir, parce qu’elle prouverait au pouvoir que la France veut tout de bon le gouvernement représentatif.

— La France le veut sans doute, mais que peut-elle faire contre une chambre vénale ?

— En élire une autre moins facile à gagner.

— Eh ! mon ami, ce n’est pas la chambre qu’il faut changer, mais le gouvernement, pour que la charte devienne une vérité.

— Ce n’est pas très logique, mais j’y consens encore si cela peut se faire sans guerre civile.

— Tu parles en véritable égoïste, dit Mazade ; heureusement je te connais, et si la bonne cause a besoin de toi, tu ne manqueras pas à l’appel, ne serait-ce que pour m’aider à devenir général, ajouta-t-il en souriant ; mais en attendant viens au moins lundi chez Publicola : quel diable ! mon cher ermite, tu finirais à la longue par ne plus savoir ce qui se passe dans le monde politique, et un beau matin, tu te réveillerais comme un autre Épiménide, fort étonné de savoir que la France a fait sa révolution.

En ce moment les deux amis, que l’heure du déjeuner ramenait au pavillon de Maurice, sortaient du bois de Sèvres ; ils allaient descendre dans le sentier ferré qui commence à une propriété appartenant alors au prince de Polignac, et fermée par une haie d’aubépine comparable aux plus belles haies vives de la verte Angleterre.

— Quel magnifique point de vue ! s’écria Mazade en voyant la Seine, arrêtée soudain dans son cours par la hauteur de Bellevue, se détourner paisiblement pour passer sous les deux beaux ponts de Sèvres et de Saint-Cloud. Quel magnifique point de vue ! répéta-t-il, lorsque, levant les yeux, il les fixa avec plus d’admiration encore sur le dôme des Invalides, détaché de l’édifice qui le soutient, et suspendu au milieu des légères vapeurs du matin comme un palais aérien.

— Magnifique, en effet ! dit Maurice ; mais ses regards d’époux et de père cherchèrent plus près de lui, dans le premier plan de ce riche tableau, son modeste pavillon. Reconnais-tu cette maison, dit-il à Mazade ; suis le mur d’espalier, voilà le mûrier qu’Odille nomme son compatriote. Tiens ! elle est assise à la fenêtre de la salle de billard d’où elle nous aperçoit, et je suis sûr qu’elle appelle Isabelle pour venir au-devant de nous. Traite-moi de soldat dégénéré, mon futur général, car sous ce toit rustique j’ai renoncé franchement à me laisser jamais séduire par l’espoir de léguer mes cendres, soit au Panthéon, soit à cet autre dôme dont l’aspect vient de te procurer sans doute un nouveau rêve de gloire.

— Ma foi, mon ami, dit Mazade, avoue qu’il serait beau de dormir un jour à côté de Turenne, et d’ajouter une variante à la description de l’invalide qui montre aux étrangers et aux provinciaux les cénotaphes du palais consacré par Louis XIV à la vieillesse du soldat !

Mais déjà Odille leur faisait signe à la porte du jardin, et ils entrèrent en remettant à un autre moment la suite de cette conversation.