Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap XV

La bibliothèque libre.
Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 197-203).


CHAPITRE XV.


Escarmouches d’un nouveau genre.




Reclamor de ruysinor y sale una lechusa[1].
Proverbe espagnol.


ve extrait de la même correspondance.


« Quoi donc, ma sœur, toi aussi tu soupçonnes les intentions de M. d’Armentières ! tu me dis de prendre garde aux causes secrètes de cette rivalité, dont je pourrais bien être l’objet plutôt que mon mari. C’est beaucoup d’honneur que tu fais à mes charmes d’abord, et puis à la galanterie de mes deux chevaliers. Voici malheureusement une petite confidence qui fera évanouir toutes tes romanesques suppositions.

» Mais je veux être franche jusqu’au bout, et te dire que ma vanité, d’accord avec ta prudence, commençait à interpréter comme elle quelques uns des regards et des demi-mots de M. d’Armentières. Aussi, ce ne fut pas sans une certaine émotion que je le vis venir dimanche dernier me demander quelques moments d’entretien pendant que j’étais seule dans mon boudoir, et Maurice sorti avec Mazade. À son air de mystère, à l’accent mélancolique de sa voix, je me disais : Nous y voici : le cher cousin va donner enfin raison à Mazade et me forcer de le renvoyer comme il est venu. Il s’assied, regarde à droite et à gauche, approche sa chaise et commence : — Ma chère cousine, je viens vous demander un conseil, sur un événement d’où dépend tout mon avenir. Que de fois j’ai rêvé que je n’aimerais qu’une femme qui joindrait à la beauté des héroïnes de roman, une âme naïve et tendre, la chasteté de l’esprit à celle du cœur !

» — Fort bien débuté, pensai-je, quoique ce ne soit pas très neuf ; mais depuis longtemps les amoureux et les romanciers ont renoncé à varier le style des déclarations.

» — Oui, ma cousine, continua M. d’Armentières, je m’étais créé une femme idéale, moitié ange et moitié fée, sans laquelle je ne pouvais concevoir ni l’amour ni le mariage ; je me tenais prêt à tout sacrifier pour la mériter et lui plaire aussitôt qu’elle m’apparaîtrait, prêt à la suivre au bout du monde, et à vivre dans un désert avec elle, au moindre signe qu’elle daignerait me faire pour m’apprendre qu’elle m’avait compris et apprécié….

» De mieux en mieux, me dis-je encore dans mon vaniteux aparté.

» — Je ne prévoyais pas, continua le cousin, ou ne voulais pas prévoir, qu’un pareil trésor, s’il existait, ne serait pas créé pour moi seul, qu’il y aurait eu d’autres yeux que les miens pour le découvrir avant moi, que mille obstacles m’en sépareraient, et que je trouverais le monde entier peut-être, avec ses préjugés, ses lois, ses devoirs, entre cette merveille unique et ma passion… Je crus en ce moment que les yeux de M. d’Armentières cherchaient dans mes yeux le portrait de son idéale beauté, et je détournai mon regard au risque de paraître plus distraite que ne le demandait cette grave consultation. — Je vous parais peut-être bien ridicule, dit-il alors avec un ton moins déclamateur ; je n’ai donc pas eu tort de me faire honte à moi-même de cette chimérique imagination, et de me persuader qu’en attendant la réalisation de mes rêves de dix-huit ans, je risquerais de rester garçon jusqu’à l’âge où l’on est fort heureux d’un mariage prosaïque avec quelque veuve ou quelque vieille fille, parvenue tout juste au terme de ses illusions et de ses superbes dédains. Je viens donc savoir, ma cousine, si vous croyez qu’avec mon caractère, je puis loyalement promettre de faire le bonheur d’une femme dont je ne suis pas amoureux, qui n’est pas celle que j’avais choisie dans mes plans romanesques, mais qui s’offre à moi parée de toutes les séductions d’une riche dot, et prévenue en ma faveur par un ami puissant de ma famille ; en un mot, vous qui vous êtes mariée par amour, croyez-vous que l’amour puisse naître du mariage, car il me reste de mes illusions celle de vouloir aimer la femme que j’épouserai, et n’aimer qu’elle, dussé-je encore rencontrer trop tard la compagne que j’ai dû reléguer dans le monde des illusions et des vains regrets.

» — T’attendais-tu à cette chute, ma sœur ? pour moi (à quoi donc tient notre fière vertu ?) je te confesserai que, complétement rassurée sur l’issue de notre tête-à-tête, je ne pourrais dire si j’aurais su mauvais gré à notre raisonnable cousin de me demander un avis plus difficile à lui donner. Le fait est que M. d’Armentières est comme tant d’autres jeunes gens de notre époque, qui soutiennent volontiers les thèses les plus poétiques dans les salons s’ils sont hommes du monde, dans les livres s’ils sont auteurs ; mais qui seraient très fâchés d’être pris au mot, quand vient l’occasion d’appliquer ces beaux sentiments aux affaires sérieuses de la vie. Ah ! mon beau cousin, me dis-je en moi-même, je vous attraperais bien si je vous conseillais de mépriser les dons de la fortune et d’imiter mon Maurice, qui, à votre âge, fit un mariage d’amour et de roman, et qui ne s’en repent pas : mais je ne suivis pas cette malicieuse pensée ; j’encourageai M. d’Armentières à se laisser marier par sa famille, et je lui citai deux ou trois mariages de raison parmi nos connaissances, qui prouvent qu’on peut devenir très amoureux de sa femme après comme avant.

» Je ne sais si M. d’Armentières s’attendait à un autre conseil, mais il s’en alla assez mécontent ; et quoiqu’il ne me l’ait pas dit, il faut que sa prétendue soit bien laide pour qu’il hésite ainsi, ce jeune homme si bien désabusé de ses rêves de dix-huit ans ! Tu vois, ma sœur, que tout ceci est bien d’accord avec ses sages représentations sur l’insouciance de Maurice, et que M. d’Armentières est un philosophe positif qui n’a jamais pensé à me faire la cour. Cependant, je ne sais pourquoi sa confidence m’avait soulagée d’une secrète inquiétude. En le revoyant le soir à dîner, je pus me livrer à la fantaisie de taquiner un peu M. Mazade en me montrant plus aimable et plus prévenante que jamais envers M. d’Armentières. Il fallait voir les gros yeux du futur général ; et pourtant, je n’ai pas besoin que M. Mazade vienne me confier ses projets de mariage pour me persuader qu’il n’est pas amoureux de moi, quoiqu’il soit jaloux, comme si, à mes yeux, Maurice et lui ne devaient faire qu’un.

» Odille. »




  1. Littéralement : Appeau de rossignol, et une chouette sort.